Claude Gillot - “Les deux carrosses”

 Date : 1707
Type : huile sur toile
Dimensions : 127 x 160 cm
Musée du Louvre

PRÉSÉANCES

Dans un ouvrage consacré au théâtre de son temps, Gherardi parle d’une pièce intitulée “La Foire de Saint-Germain”. Il s’agit d’une comédie de Regnard et Dufresny au cours de laquelle se déroule une scène burlesque sur les embarras de Paris. Gherardi explique l’origine de cette action récréative, ajoutée “in extremis” à l’intrigue principale et puisée dans l’actualité de l’époque : « Ce qui donna lieu à cette scène, fut que deux femmes, chacune dans son carrosse, s’étant rencontrées dans une petite rue de Paris, trop étroite pour donner place à deux carrosses de front, ne voulurent reculer ni l’une ni l’autre, et ne cessèrent point d’obstruer la rue jusqu’à l’arrivée du commissaire, qui, pour les mettre d’accord, les fit reculer toutes les deux en même temps, chacune de son costé ». Cette situation-farce, décrite par Gherardi, offrait à Gillot les constituants d’un véritable morceau de peinture.
Les enjeux de la composition picturale s’exposent ici on ne peut plus plaisamment. Alberti disait en substance que pour atteindre à “l’historia” l’image peinte devait se présenter de telle sorte que sa construction puisse fonder plastiquement la narration visée par l’artiste. Comme il se trouve que chacun des deux groupes de personnages mis en scène par Regnard refuse de céder sa place à l’autre, cette question de la composition se cristallise dans un conflit haut en couleurs. La hargne des serviteurs, prêts à en découdre, relayée par les débordements tant vestimentaires que gestuels des femmes jaillies de leur « vinaigrette » est, en outre, un prétexte bouffon pour sacrifier aux lois de la symétrie. Dans ce décor à l’italienne où les brancards des carrosses viennent matérialiser la ligne d’une quasi-balustrade, les valets se sont arrêtés à l’extrême bord du lieu qui fait litige : le centre de la toile (la verticale de l’immeuble du fond passe entre leurs tricornes). Avec cette querelle de préséances, Gillot nous parle d’abord d’équilibre (ou de déséquilibre...) des masses et d’agencement des parties.
On sait ce que la symétrie poussée à son maximum peut avoir de rebutant : hormis l’architecture ou l’art des jardins en regard desquels le corps du spectateur s’éprouve dans un prolongement qui « l’édifie », une image trop rigoureusement « balancée » assigne le regard à l’espace clos de son propre enfermement. Gillot sait cela (son représentant symbolique est le magistrat), qui brosse l’image de ces personnages bien décidés à ne pas partager le même territoire, et qui pour cette raison, se condamnent mutuellement à la paralysie. Pourtant, les dérogations à ce qui pourrait être une structure en miroir, vaine et statique, font des “Deux Carrosses” une ordonnance agréablement contrariée.
Le renchérissement des maîtresses qui, au-delà des valets (à la raideur toute classique) s’agitent grotesquement, illustre ce jeu de la liberté prise avec la Règle. Gillot, que son métier de décorateur n’a jamais quitté, tient là une véritable aubaine. Ces grandes dames, qui en sont réduites à déployer les signes hyperboliques de leur importance supposée, introduisent la part de désordre qui convient dans ce face-à-face aussi drôlement tendu qu’insensé. L’invraisemblable « fontange » de la femme de droite, qui fuse telle une poussée de « colère graphique », est exemplaire à ce sujet.
Alors que la scénographie « informe » la peinture depuis deux siècles, le théâtre en tant que tel vient de faire son apparition comme sujet du tableau. Si l’on admet qu’au XVIIIe siècle l’art a commencé de se prendre pour son propre objet, “Les Deux Carrosses”, qui théâtralise jusqu’à la caricature ”l’historia”, se présente comme une œuvre véritablement symptomatique.
Date : 1707
Type : huile sur toile
Dimensions : 127 x 160 cm
Musée du Louvre

PRÉSÉANCES

Dans un ouvrage consacré au théâtre de son temps, Gherardi parle d’une pièce intitulée “La Foire de Saint-Germain”. Il s’agit d’une comédie de Regnard et Dufresny au cours de laquelle se déroule une scène burlesque sur les embarras de Paris. Gherardi explique l’origine de cette action récréative, ajoutée “in extremis” à l’intrigue principale et puisée dans l’actualité de l’époque : « Ce qui donna lieu à cette scène, fut que deux femmes, chacune dans son carrosse, s’étant rencontrées dans une petite rue de Paris, trop étroite pour donner place à deux carrosses de front, ne voulurent reculer ni l’une ni l’autre, et ne cessèrent point d’obstruer la rue jusqu’à l’arrivée du commissaire, qui, pour les mettre d’accord, les fit reculer toutes les deux en même temps, chacune de son costé ». Cette situation-farce, décrite par Gherardi, offrait à Gillot les constituants d’un véritable morceau de peinture.
Les enjeux de la composition picturale s’exposent ici on ne peut plus plaisamment. Alberti disait en substance que pour atteindre à “l’historia” l’image peinte devait se présenter de telle sorte que sa construction puisse fonder plastiquement la narration visée par l’artiste. Comme il se trouve que chacun des deux groupes de personnages mis en scène par Regnard refuse de céder sa place à l’autre, cette question de la composition se cristallise dans un conflit haut en couleurs. La hargne des serviteurs, prêts à en découdre, relayée par les débordements tant vestimentaires que gestuels des femmes jaillies de leur « vinaigrette » est, en outre, un prétexte bouffon pour sacrifier aux lois de la symétrie. Dans ce décor à l’italienne où les brancards des carrosses viennent matérialiser la ligne d’une quasi-balustrade, les valets se sont arrêtés à l’extrême bord du lieu qui fait litige : le centre de la toile (la verticale de l’immeuble du fond passe entre leurs tricornes). Avec cette querelle de préséances, Gillot nous parle d’abord d’équilibre (ou de déséquilibre...) des masses et d’agencement des parties.
On sait ce que la symétrie poussée à son maximum peut avoir de rebutant : hormis l’architecture ou l’art des jardins en regard desquels le corps du spectateur s’éprouve dans un prolongement qui « l’édifie », une image trop rigoureusement « balancée » assigne le regard à l’espace clos de son propre enfermement. Gillot sait cela (son représentant symbolique est le magistrat), qui brosse l’image de ces personnages bien décidés à ne pas partager le même territoire, et qui pour cette raison, se condamnent mutuellement à la paralysie. Pourtant, les dérogations à ce qui pourrait être une structure en miroir, vaine et statique, font des “Deux Carrosses” une ordonnance agréablement contrariée.
Le renchérissement des maîtresses qui, au-delà des valets (à la raideur toute classique) s’agitent grotesquement, illustre ce jeu de la liberté prise avec la Règle. Gillot, que son métier de décorateur n’a jamais quitté, tient là une véritable aubaine. Ces grandes dames, qui en sont réduites à déployer les signes hyperboliques de leur importance supposée, introduisent la part de désordre qui convient dans ce face-à-face aussi drôlement tendu qu’insensé. L’invraisemblable « fontange » de la femme de droite, qui fuse telle une poussée de « colère graphique », est exemplaire à ce sujet.
Alors que la scénographie « informe » la peinture depuis deux siècles, le théâtre en tant que tel vient de faire son apparition comme sujet du tableau. Si l’on admet qu’au XVIIIe siècle l’art a commencé de se prendre pour son propre objet, “Les Deux Carrosses”, qui théâtralise jusqu’à la caricature ”l’historia”, se présente comme une œuvre véritablement symptomatique.