Ré-écriture d’un texte paru dans La Revue Française d’Etudes Américaines, n° 39, février 1989.

Commentant une photo de Robert Frank, représentant un énorme Juke Box, Alain Bergala écrit :
« Il faut se rendre à l’évidence. Ce n’est pas un œil de photographe qui a vu ça (- (les photographes sont des gens qui savent toujours trop ce qu’il faut regarder et comment) ; ce n’est même pas un œil humain. Ce serait plutôt l’œil de quelqu’un venu d’ailleurs, qui n’a pas encore eu le temps de s’accoutumer aux formes indécidables qui hantent notre étrange planète, et qui ne sait pas, littéralement, ce qu’il faut photographier (1).»

Même sentiment d’étrangeté pour les nombreux autres clichés retenus par l’auteur, où rien ne correspond parfaitement aux idées générales et aux catégories induites par le titre de l’album : Les Américains (2). Y-a-t-il maldonne, provocation de la part du photographe comme acharné à saboter le modèle qui présida, par exemple, à l’élaboration vers la même époque (1956), de The Family of Man. (3)

Image 1

D'entrée, Frank donne le ton.
C’est jour de fête (la légende de la photo, Parade-Hoboken, New Jersey) nous renseigne à ce sujet. La photographie, quant à elle, reste bien en-deçà du spectacle suggéré. Une bannière étoilée flotte cependant dans la partie haute de l’image, mais rien d’autre ne nous indique avec certitude que quelque chose passe ou se passe en contrebas, dans la rue qui doit jouxter cette portion d’immeuble frontalement représentée par le cliché : un mur de briques perçé de deux fenêtres, où sont installées à chacune de ces ouvertures deux femmes. La première, à gauche, est partiellement cachée par un rideau intérieur tandis qu’un store non totalement relevé occulte le haut de son visage, visage dont la partie inférieure se trouve de surcroît voilée par l’ombre. À droite, même chose : une comparse, en manteau, a le visage totalement masqué par le bas du drapeau qui, flottant au vent, recouvre largement la seconde fenêtre. Entre les deux ouvertures, face au lecteur, l’obstacle têtu des briques. 
Cette laborieuse description nous permet (malgré tout) de saisir en quoi cette photographie constitue bien l’art poétique de notre auteur. Robert Frank aurait pu hésiter entre trois solutions pour nous faire part de ce jour de fête dans le New Jersey : ou bien focaliser sur la sveltesse ou l’air martial des participants, à moins qu’il ne se soit agi, au contraire, de montrer l’allure dérisoire de la parade (on songe à un défilé de majorettes) ; ou bien focaliser sur un mixte mêlant spectacle et spectateurs, spectateurs dont on sait qu’ils peuvent, à eux-seuls, représenter tout un programme : « Le spectacle est dans la salle »,  dit-on parfois (on songe en écrivant ces lignes à un cliché de Weegee cadrant une foule de badauds littéralement hypnotisés par un incendie d’un immeuble, hors champ, tandis que la lueur des flammes éclaire les visages). La troisième option choisie par Frank est une variante « ratée » de la seconde, « grâce » à laquelle le photographe ramène humoristiquement son sujet aux limites de l’inanité, tant est frappant - nous allions dire spectaculaire - le refus du spectacle, précisément ! Non content d’avoir évacué la parade en tant que telle, Frank a pris un malin plaisir à ne retenir que ce qui oblitérait le plus possible les marques (indirectement qui plus est) de l’évènement. Ces spectateurs « réticents » ne nous sont donnés que par raccroc (c’est cela qui compte). Éloquence de la litote, ici dédoublée ; magie du détour, à son tour marginalisé. Car, c’est dans « l’évitement » que Frank pense être le moins infidèle à son objet, toujours en grand risque d’être frappé de nullité, tant le rabâchage en la matière domine.

 

Image 2

Santa Fe
Le cliché intitulé Santa Fe, New Mexico, illustre, lui aussi, cette façon qu’a Frank de voir les choses ou plutôt de les congédier, fût-ce partiellement, pour pouvoir les retrouver. Ce cliché représente cinq pompes à essence surmontées d’un panneau (save gas). Ces machines colonisent incongrûment le premier plan d’un paysage semi désertique. Qu’avait donc en tête Robert Frank en retenant cette image aussi dénuée de pittoresque que de tout évènement anecdotique, pour ne rien dire de sa nullité en matière sociologique : ce n’est ni un témoignage, ni un constat. La réponse pourrait bien être celle-ci. Le « décentrement » auquel l’auteur de The Americans sacrifie, qui refuse le cadrage canonique classique (intelligible selon les grilles de lecture habituelles) et qui ruine notre système d’attente, nous installe à ce niveau d’aperception des formes du monde où l’incertitude, la  déconvenue, l’inachevé , voire l’obscénité  (au sens d’irrecevabilité) brouillent les codes de la vraisemblance, c’est-à-dire de la bienséance iconographique, autrement dit, encore, les codes du mensonge.
À de rares exceptions près, ce n’est pas, chez Frank, le moment de faire image, parce que le moment en tant qu’entité où les choses viendraient trouver leur juste place n’existe pratiquement pas. Le monde chez le photographe est autrement plus cahoteux et la photographie ne peut tout au plus que procéder à des coups de sonde hasardés. Recherche à quoi s’ajoute évidemment, cette différence fondamentale d’avec le regard humain (dont parlait Bergala) qui fait de chaque cliché, parce que celui-ci est nécessairement conjoncturel, une victoire sur l’entropie. En bref, les effets de champ, centripètes ou centrifuges, fonctionnent chez Robert Frank comme des raccords « risqués » : coutures ou accrocs qui permettent au lecteur d’aborder la réalité en tant que bricolage (ce qu’effectivement elle nous paraît être). Entre les pans d’imagerie toute faite, Frank pratiquerait une stratégie de l’interstice nous permettant d’accéder à des saisies visuelles inattendues. 

Image 3

Que penser de cette image, Elevator, Miami Beach, ou une jeune fille d’ascenseur, la joue collée au tableau de commande, attend que tous les passagers sortent de la cabine ? Prise à la sauvette, elle est là, rivée à son poste de travail et dans le même temps totalement déconnectée du présent. La porte du sas qui s’est ouverte pour laisser passer la dame à la fourrure blanche forme une barre oblique qui sépare radicalement la fille du « siècle ». Tout est flou sur ce cliché, hormis le visage de notre personnage qui semble rêver d’un ailleurs, à mille lieues des couloirs où circulent les gens qu’elle convoie : parcelle de vie piégée parmi des ombres déjà gagnées par l’inertie, où l’apparition (car c’en est une) transforme tout ce qui n’est pas elle en fantômes (4). Nous comprenons alors que toute quête, au contraire de l’enquête (qui n’en est que la forme dévaluée), ne peut être qu’insolite, à savoir que la véritable représentativité de la photo n’est atteinte que lorsque celle-ci s’est détachée de la fausseté des évidences inculquées. C’est dans le donné perceptif, non encore englué dans les schémas iconographiques, qu’apparaissent les prémices d’une nouvelle visualité à conquérir. Ce qui intéresse Frank c’est de rapporter des photographies de voyage si intensément subjectives qu’elles puissent nous dévoiler que c’est la banalité, l’anonymat, la contingence qui sont « terre étrangère », et non ces contrées éloignées que la photographie « reçue » s’acharne, inversement, à nous rendre  familières. 

Mais revenons à Santa Fe :
Cette triste station-service, vide de tout véhicule, me livre la proposition contradictoire selon laquelle le monde est à la fois désinvesti - les choses se passent ailleurs - et restitué, puisque cette vacance des choses est, en soi, un état des lieux. Bref, Robert Frank, à nouveau, fait de l’« évitement » du sujet le moyen par lequel se vérifie, comme par ruse, une certaine vérité du monde. Cet évitement est ici signifié par ce que nous pourrions appeler la figure de l’absence : une vacuité qui dit à la fois la désertification (pas trace de végétation) et la désertion : ce bout du monde n’est qu’une étape à brûler. Les USA, pays immense où les aires de ravitaillement pour les machines à voyager sont des repères, trahissent, de fait, une réalité fuyante.
Contrairement à ces scènes réputées typiques qui feraient de moi un observateur aveugle, les saisies photographiques de Frank forcent l’« impropre » à se faire représentatif. Entendons, par là, cette faculté à répondre aux sollicitations des images, non pas pensées dans une optique narrative ou dramatique, mais en tant que lieu d’échouage Un exemple, amusant, éclairera notre lanterne.

Image 4
Covered Car, Long Beach, Cal. Dans cette voiture installée sous sa housse où, par-delà l’insolite, se lit la méticulosité d’un propriétaire, se lit également chez ce dernier son absence totale du sens du décorum, sens du décorum selon lequel le paysage ou l’environnement appartiendrait (si peu que ce soit) à celui qui le regarde ! Nous sommes loin du compte. Le contraire se saurait, qui ferait de tout un chacun l’artisan éclairé de son cadre de vie. Mais la vérité est tout autre, qui pousse décidément Frank à fuir les îlots « prévus » du trompe-l’œil social où l’Amérique fait semblant de ressembler à elle-même.
C’est un certain relâchement dans les apparences qui intéresse l’artiste. Sclérosant en nous toute propension à la fable, les clichés de Frank, toute question de géographie mise à part, nous incitent à détecter ce qu’est l’affleurement du « quotidien gris de la quotidienneté », le seul qui ait jamais donné pour un pays, quel qu’il soit, une idée de son véritable relief.

Retour à Santa Fe.
Ces distributeurs d’essence laissent penser que cette longue traque que constitue chaque reportage un tant soit peu exigeant se doit d’affronter ce qui se dérobe tout en palpitant aux marges de notre champ d’attention. En réaction contre la « centralité » de l’image normalisée ou viendrait s’inscrire et se définir le « photographiable » (figure toujours renaissante de la légitimité iconographique), Frank agit de telle sorte que son cliché soit d’abord marqué par le « débord » ou la dérive, puisque, de toute façon, le réel est inabordable et qu’il nous faut invariablement ruser pour en rapporter les configurations réfractées (Platon et les ombres dans la caverne). Autant, alors, se donner, vraiment, les moyens de sa démarche. Traiter le manque par le manque, par exemple. Plus que la scène c’est donc la coulisse qu’il faut viser et travailler à ce que la photographie, ramenée à sa véritable nature de trace (5), entre le plus possible en congruence avec le monde pensé comme objet parcellaire et lui, aussi, nécessaire théâtre d’indices. L’évitement du sujet n’est pas à confondre, on l’a compris, avec son éviction, car si Frank use volontiers du « défaussement  », force est d’admettre qu’il ne cesse, par ailleurs, de se porter au-devant de ce qui lui arrive, avec une belle intrépidité. Préfigurant certains cadrages d’un cinéaste comme Cassavetes, ou ceux de photographes comme Klein ou Plossu, l’auteur des Américains ose le flou ou le déséquilibre dans ses amorces pour dire le prélèvement dans ce que celui-ci peut avoir de poisseux. Privée de garde-fou, l’image bée.
Il est pourtant des clichés ou Frank réinvestit l’ancestrale position du faiseur d’images. Il s’agit - on l’aura deviné - des portraits, genre obligé, auquel le photographe ne pouvait pas ne pas sacrifier. Mais à l’individuation de telle figure (regard fixant la caméra ou pose affectée) vient de superposer l’irrépressible sentiment d’« everythingness » induit par l’album dans son ensemble (6).
« Rabaissés » en quelque sorte par le parti pris de l’auteur, acharné à briser les préséances, les portraits de Frank font partie de de cette énumération quasi iconoclaste où toute chose vaut toute chose, où, mutatis mutandis, chiens et évêques se regarderaient mutuellement sans que le photographe y trouvât à redire. En d’autres termes, pour répondre à la nécessité d’avoir à favoriser ici et là, malgré tout, son sujet par un cadrage classique (dès lors qu’il est question de faire d’une figure un individu), Frank s’ingénie à bannir l’idée de hiérarchie dans les sujets traités. Il n’est de vérité que prosaïque nous dit l’auteur, pour qui ses photos relèvent de la contingence assumée. Ne pas trop savoir quoi photographier…

Sur les 88 photos que compte l’album, parmi une dizaine de clichés, nous  retiendrons :

a/ Image 5
Savannah Bay, Georgia : un couple traverse la rue et vient à la rencontre du photographe - Elle : entre 40 et 50 ans, le visage marqué et ingrat, les jambes disgracieuses. Tout cela fait contraste avec l’allure de sa tenue aux prétentions petites-bourgeoises - Lui : même tranche d’âge, en uniforme de sous-officier, masquant mal un embonpoint certain.

b/ Image 6
New-York City : Trois jeunes homosexuels de couleur (Porto-Ricains ?), aux sourcils redessinés s’amusent à défier le photographe en esquissant les gestes de la drague. 

c/ Image 7
Jehovah’s Witness, LosAngeles : un témoin de Jéhovah, la soixantaine, costume strict, triste au possible, propose aux passants une revue dont le titre-programme (AWAKE) est aux antipodes de ce qu’il prétend lui-même promouvoir.

De même que nous avons jusqu’ici parlé d’images dont l’étrangeté accréditait le point de vue de Sirius, de même pourrions-nous avancer que ces portraits participent, aussi, à leur manière à l’entreprise déstabilisante de Frank. Dans tous les cas, l’image n’est retenue que pour autant qu’elle fragilise les représentations prévues, si chères aux idéaux de la photographie humaniste d’alors. Ces portraits fonctionnent, certes, comme des images-types, voire des stéréotypes : aux USA, il y a des sous-officiers engoncés dans leurs tenues, des gays minables occupant le pavé et des puritains « coincés ». Mais, outre que ces catégories se situent tout à fait en retrait des modèles prévalents, ces images de Frank (rejoignant en cela celles d’un Weegee) nous frappent d’abord par leur singularité et leur manque d’apprêt. Derrière l’universalité de ces personnages où se lit l’acceptation des déterminismes qui les ont façonnés, pointe l’unicité d’une médiocrité ou plutôt d’une détresse inéluctable, incompatible, alors, avec la fluidité de lecture niveleuse requises pour les reportages-photo de maintenant. La force, nouvelle, de ces rencontres, d’autant plus poignantes qu’elles sont fortuites, anéantit rétrospectivement la notion de programme (ou de typicité) contenue dans le titre de l’album.
S’il en était encore besoin, le monde dans son opacité nous rappellerait que toute médiation est un pari presque toujours perdu d’avance. Mais, Frank fait seulement semblant de nous livrer un objet journalistique. Ses personnages portraitisés, au même titre que ses autres images, participent d’une recherche où se trouve être radicalement exclue la notion de compendium. L’Amérique de notre photographe n’est pas celle de nos clichés, c’est-à-dire des symboles réfractant les mille et une facettes d’une réalité « une », au-delà de ses différences et fonctionnant comme autant de souvenirs-écrans. La diversité, inconstituée, qui s’affiche dans l’album de Frank dit au contraire la germination du disparate. C’est qu’au mythe globalisant de l’american way of life, ce reporter hors-pair oppose son refus d’un chimérique inventaire ou chaque prise de vue ferait office d’échantillon. Ses coups de sonde, systématiquement hasardés, finissent en revanche par former un dépôt étrangement familier dont la formidable puissance d’évocation repose non pas tant sur le constat que sur le symptôme. 

Le voyage de Frank est un voyage halluciné, scandaleux, obscène, touristiquement irrecevable, qui a la force d’un déni, ou d’un aveu, comme on voudra.

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1. Alain Bergala, « R.F.E.T », Les Cahiers de la photographie, 11/12 1983.

2. Robert Frank, The Americans, avec une introduction de Jack Kerouac , N.Y. ; 1978.

3. Voir à ce sujet le texte de R. Barthes, « La grande famille des hommes » in Mythologie, Paris ; 1957.

4. J. Kerouac, The Américans, op. cit., à la fin de son texte, Kerouac écrit : “To Robert Frank, i now give this message : you got eyes / and I say : that little ole lonely elevator girl looking up sighing in an elevator full of blurred demons, what’s her name, and her address ?“.

5. Cf. Philippe Dubois, L’Acte photographique, Paris/Bruxelles, 1983

6. Le mot “everythingness” est de Kerouac.