RESTER EN RADE 
(Sur une toile de Raphaël Delorme, La femme et le paquebot,1925) 

Il s’agit d’un tableau Art Déco de Raphaël Delorme dont « l’inquiétante étrangeté » (unheimlich) a arrêté notre regard. Son allégorisme, où se mêlent précisionnisme et surréalisme, méritait qu’on allât y voir de plus près. Ce texte ne participe ni de l’histoire de l’art en général, ni de l’iconologie en particulier. C’est un mixte où domine l’élucidation de ce que l’œuvre a provoqué en nous, alors même (faut-il l’avouer ?) que nous n’avons eu affaire qu’à des reproductions. 
Au musée de Tours est conservée une huile de Raphaël Delorme, intitulée Le Soir (1925). Dans un parc à la française et sur la volée de quelques marches, trois jeunes filles (avec un lévrier de profil, l’air attentif) s’enchantent d’avoir « décommandé » le réel. Au loin, à droite, débordant de la coupe de jardin, une pointe d’écarlate mord discrètement sur les nuées bouffantes de ce charmant intermezzo, qu’on aurait bien vu, alors, dans un décor du théâtre des Champs-Élysées. 


 
Avec Le soir, on songe à cette utopie Art Déco qui, succédant à l’Art Nouveau, tente à son tour de ré-enchanter le monde. 
Dans l’entre-deux guerres (1) Delorme, mais aussi Dupas, Despujols, Lampicka, Poughéon, Laurencin répondent à ce « retour à l’ordre » qui a déjà commencé à se manifester en marge du premier cubisme (2). Les allégories, chez ces artistes, d’un académisme parfois complaisant, s’y font superbes, à l’instar des femmes du Port d’Alger (vers 1920) ou de Vénus au voile bleu (vers 1925). 
 
Avec Port d’Alger, les colonies de l’Empire rendent hommage à l’Europe émancipée ! En échange de son action civilisatrice, la métropole voit arriver, de la part de ses « sœurs » lointaines, des bateaux de commerce aux gréements altiers (2). Quant à Vénus au voile bleu, brossé quelques années plus tard, il fait d’un grand voilier majestueux, l’emblème d’un univers d’insoucieuse volupté. Le sujet du tableau, comme celui de Port d’Alger, est lui aussi propice à embellir un grand hall. Ajoutons que l’artiste, qui a capté l’apport d’Ingres (ses nombreuses allégories érotiques l’attestent), fut toujours désireux de voir sa peinture se faire restauratrice, voire reconstructrice, c’est-à-dire, encore, néo-classique (pour tout dire réactionnaire !). 

Contre toute attente, en 1928, Delorme brosse une huile, sans titre, que nous baptiserons La femme et le paquebot. Un pas de côté a été fait par l’artiste, qui marque la volonté de se dégager - ne fût-ce qu’un moment - de l’optimiste plasticité des Arts Déco.


 

Sur un quai, le long duquel est amarré un paquebot, une femme nue, vue de dos, avance, une valise à chaque main. Bien que relevant de la mouvance où elle s’inscrit, cette huile de Raphaël Delorme est frappée au coin d’un certain surréalisme. On veut dire que cette femme exhibée traverse un lieu public qui, s’il est désert, n’est pas inhabité, le peintre ayant virilisé, son paquebot. Que dire, en effet, des cheminées rouges du bâtiment qui, dans ce contexte sexualisé ont quelque chose de turgescent ? Que dire encore des écubiers du navire qui, bien, que sur la réserve, ressemblent à des yeux voyeurs ? On pourrait faire valoir, a contrario, que, comme pour les cheminées du bâtiment, ces écubiers (dont l’un assure le passage de la chaîne tendue par l’ancre mouillée) n’ont pour fonction que d’ajouter à la simple qualification réaliste paquebot. Ce serait méconnaître le fait que, pour peu qu’elle soit sémiotiquement activée (ce qui est le cas) toute image est vite porteuse de connotations adventices.  
Ajoutons que la verticale de l’étrave se dessine telle une ligne de suture séparant un en-deçà d’un au-delà, et qui articulerait ces derniers sur un mode plus suggestif qu’on pourrait croire. D’un côté, la zone maritime proprement dite, avec le va-et-vient des bateaux (l’arrière d’un caboteur et un magnifique voilier qui prend le vent), de l’autre côté, presque en marge de l’imposant navire accosté, la terre ferme où marche la porteuse de bagages, bagages dont on peut penser que ceux-ci contiennent... ses propres vêtements ! Si onirique soit-il, ce tableau évoque, par la bande, la tradition du nonsense anglo-saxon : pourquoi donc se promener habillé(e) quand on peut ménager ses habits bien pliés dans des bagages à mains destinés à les protéger !?   
Plus sérieusement, il semble que la toile de Delorme préfigure le mouvement Fluxus, l’art du happening, à savoir cette pratique consistant à créer, dans un lieu donné, un effet de sens d’autant plus frappant qu’il est issu d’un comportement apparemment incongru ou « distrait » (cf. infra). On veut dire qu’avec quatre décennies d’avance sur l’esthétique évènementielle des années 60, l’artiste brosse ce déconcertant tableau chargé de signifier que partir en voyage c’est, en quelque sorte, se dépouiller de ses habitudes, dont les habits, justement, ne sont pas les moindres artefacts. Si elle y a mis du sien (se mettre nue), la difficulté, pour la voyageuse, vient de ce qu’elle n’est pas payée de retour : c’est en vain quelle cherche une passerelle pour embarquer, autrement dit une planche de salut, ou, encore, une présence au bastingage du gaillard d’avant (au-dessus de l’œil-écubier) qui la hélerait.   
Plus déshabillée que nue (elle ne pose pas dans un décorum) dont l’artiste était coutumier (par exemple : La Poste apportant les nouvelles à Royan), la voyageuse de La femme et le paquebot s’écarte de l’iconographie, souvent légère et toujours maniérée, des années folles. Et, peut-être pour cette raison, quelque chose d’augural perce-t-il dans ce tableau : une inquiétude teintée de mystère et de nostalgie (le voilier, au loin) pèse sur cet après-midi trop chaud, aux nuées chargées d’orage. Chirico, l’homme aux énigmes peintes, n’est pas très loin. 
D’un point de vue à la fois thématique et structural, nous sommes dans la même série culturelle que celle à laquelle appartient cette huile du peintre non datée, intitulé Jeune femme nue dans une gare une valise à la main, sorte de « symétrique inversé » de La femme et le paquebot
 
La femme (dont la robe est au sol) est descendue du train portant un bagage. Elle s’est défaite de sa robe, qui est au sol, et salue le lieu de sa destination où elle n’a cure de choquer. Nous sommes, censément, à la fin du XIXe s. en province. Une mère, qui tient sa petite fille par la main, s’est retournée devant ce personnage provocateur. Delorme, non encore totalement libéré de la recherche du vraisemblable, et qui a tenu à intégrer à la scène un témoin étonné devant pareil spectacle, a brossé, à n’en pas douter, cette huile avant La femme et le paquebot, d’un esprit surréaliste plus affirmé.  
La voyageuse cadrée en plongée devant l’énorme masse d’acier du navire, est « en mal d’embarquement » : nous ne l’imaginons guère, en tout cas, avançant le cœur léger. Est-ce la raison pour laquelle la ligne d’ombre, qui rejoint la diagonale du quai, semble délimiter une zone encore ensoleillée ? En bref, sous couleur d’allégorisme, depuis La femme descendant du train jusqu’à La Femme et le paquebot, les symptômes de la déréliction se sont faits jour (cf. infra).  
 
Après l’effroyable conflit armé qui vit l’Europe déchirée, ce plasticien, comme hanté d’un pressentiment, brosse cette œuvre singulière un an avant la grande crise économique internationale. L’artiste a -t-il perçu, mieux que d’autres, ce « malaise dans la civilisation » qui ne fait que croître sourdement ? En brossant Femme et paquebot, l’artiste glisse soudain de l’univers des mannequins de Vogue (qui n’eussent pas, non plus, détonné dans quelque fumoir chic) à la roideur du Machine Age. Cette époque, qui court des années 1880 à 1945, montra mille et un dispositifs industriels où, lorsqu’ils s’en trouvaient, les personnages étaient peu à peu ravalés au rang d’accessoires. Souvenons-nous du fameux Pont de L’Europe de Gustave Caillebotte où les flâneurs ne vont et viennent que pour justifier, dirait-on l’énorme jeu de poutrelles entrecroisées de l’ouvrage, élevé à la dignité picturale. Toutes choses égales, tout porte à croire, que la femme aux valises de Delorme a été brossée pour être confrontée, elle aussi, à la masse métallique de l’envahissant navire. Mais au contraire d’un Bernard Boutet de Monvel (4) qui peint Usines (1928), ce paysage purement machinique dénué de la moindre âme qui vive, Delorme, qui éprouve un moment la nécessité de sacrifier à la fabrique navale des transatlantiques, s’est senti contraint de représenter  dans son huile un personnage amoindri. Sacrifiant à son vif penchant pour l’allégorie, le peintre fait toutefois de cette dernière un symbole sémiotique inattendu. Cette femme déshabillée, avec ses valises « paradoxales » induit l’idée d’une sorte de déni. De fait, en dépit des apparences, cette femme, comme l’aurait dit Jean Anouilh, est une « voyageuse (presque) sans bagages », non frappée - sans doute - d’amnésie, mais qui trimballe à travers les années folles les restes d’un monde à jamais perdu. En bref, comparé aux nombreux autres travaux néo classiques de l’artiste, Femme et paquebot est une sorte de lapsus.  
Aussi, n’est-ce pas un hasard si, dans le catalogue de l’exposition consacrée à Alfred Hitchcok (5), se trouve reproduit Femme et paquebot. Peut-être, se souvient-on que le cinéaste intègre à la fin de son film, Pas de Printemps pour Marnie (1964), un plan où un cargo surdimensionné, pénètre, droit devant, dans un décor citadin au bout duquel, curieusement, on aboutit à un port. Le plan un rien fantasmagorique, Dominique Païni (6) écrit : « C’est alors que le fond de la rue est agité par une étrange motilité et de stupéfiants - bien qu’imperceptibles - remous de surface. Il s’agit d’une immense toile peinte de studio figurant un port. »  
 
De sorte que le spectateur est à même de saisir qu’il s’agit de la reconstitution mentale d’un souvenir de l’héroïne (Tippi Hedren), à savoir une vision d’enfance, ressurgie, de Marnie, vision au cours de laquelle des marins - dont la présence s’explique par l’arrivée du navire – viennent sonner à la porte de sa mère qui pour vivre se livrait à la prostitution. 
Le « précisionnisme » du paquebot de Delorme ainsi que la « présence déplacée » du cargo d’Hitchcock auraient en commun de maquiller, pour qu’on la voie quand même, la blessure non refermée d’une insertion traumatisante ? En d’autres termes, au cours de ses tribulations de réalisateur, Hitchcock aurait entrevu dans l’étrave du bateau de Delorme l’incisive « pénétration » du Machine Age dans l‘époque des Arts Déco (7). C’est le forçage d’un corps idéal, souillé, que le cinéaste, dans le monde étrangement portuaire de Tippi Hedren, réinvente pour Marnie.  
Cette célébration ambiguë du Machine Age par Delorme fait écho à la riche iconographie de l’époque qui célèbre les voyages transatlantiques (dont l’affiche de Cassandre Normandie, 1935, sera l’indépassable image). Car c’est dès la fin de la Première Guerre que les affichistes osent le recours à la métonymie, désormais classique : la seule représentation des cheminées des paquebots.  

 
En l’occurrence, embarquée sur une véritable forteresse flottante, toute une population peut se réjouir d’être hors d’atteinte.   
Le bâtiment de Raphaël Delorme, quant à lui, pourrait, pour un peu, faire la course avec les paquebots de croisières vantées par la publicité. N’était que, derrière la timonerie, les cheminées dominant la superstructure du navire de l’artiste n’exaltent aucunement l’euphorie des départs de l’Europe aux « anciens parapets » (Rimbaud). La femme et le paquebot augure d’une toute nouvelle époque où, derrière la griserie des années folles, pointe déjà gravement la déréliction du sujet (8), déréliction qu’avec force et provocation les surréalistes tenteront d’exorciser.   Notes : 
1. - Voir Le Musée des Années 30, Boulogne -Billancourt, Somogy, 2002. 
2. - voir Kenneth Silver, Le retour à l’ordre, 1992  
3. - Le Canal de Suez est ouvert en 1869. 
4. - Bernard Boutet de Monvel, « précisionniste » français, partagea son œuvre entre portraits mondains et l’architecture industrielle, notamment les buildings de NewYork. 
5. - Cf. le superbe texte de Dominique Païni « Les Egarement du regard (A propos des transparences chez Hitchcock)», Hitchcok et l’art, coïncidences fatales (sous la direction de D. Païni et G. Cogeval), éditions Centre-Pompidou/ Mazotta, 2000.  
6. - ibid. 
7. - Cf. The Machine Age, The Brooklyn Museum, Abrams, 1986.   
8. - Signalée par Edward Munch, puis les Expresionnistes allemands, pour ne rien dire un peu plus tard de Edward Hopper (à partir de 1935).