FÉLIX VALLOTTON - TROISIÈME PARTIE

 

La Chambre rouge, 1898, 50 x 68 cm.

Dans cet esprit, gardant le thème de l’adultère, Vallotton quitte la gravure  pour le tableau seul ; 

La visite, 1899, 55 x 87 cm.

Ces  tableaux, saturés de couleurs, très plats disent toujours le goût nabi de Vallotton pour les décors chargés et les juxtapositions chromatiques osées. Mais, L’esprit nabi cependant n’est plus là. Vuillard, Bonnard, Maurice Denis peignaient en général des scènes apaisées. Vallotton, non.

Ces années 90 sont particulièrement fécondes chez Vallotton.
Outre, sa fréquentation des Nabis, Vallotton s’agrège au groupe de La Revue Blanche, revue littéraire d’avant garde, très progressiste : 

 

Affiches pour La Revue blanche, Bonnard, 1894 - Toulouse-Lautrec,1895, Misia.

La Revue blanche (fondée en Belgique, puis installée à Paris de 1891 à 1903) est fondée par les trois frères Natanson. La revue traite de musique, de théâtre, d’opéra, de peinture, de littérature. Y participent Mallarmé, Alfred Jarry, André Gide, Apollinaire, Debussy, Léon Blum, Jules Laforgue, Charles Péguy, etc.. et le célèbre critique Félix Fénéon (anarchiste , proche idéologiquement de Ravachol !!!!)

1896, Félix Fénéon, travaillant à La Revue Blanche, 65 x 52 cm.

Et puisqu’il s’agit d’un écrivain au travail, voici  à titre de comparaison, Lugne-Poe (l’homme de théâtre), peint par Vuillard 1891, 22 x 27 cm.
Ouvrons une nouvelle parenthèse sur l’amour de la chose écrite chez Vallotton : les livres apparaissent souvent dans son œuvre, notamment dans deux bois gravés :

La Raison probante, 1898 - Le Bibliophile, 1911.

Le Bibliophile est une gravure d’un humour charmant. La lampe, qui éclaire seulement les livres, fait de la bibliothèque une sorte de saint des saints, approché nuitamment par le collectionneur, gardien anonyme et prêtre de son propre temple.
Ceci pour ne rien dire de cette splendide nature morte : La Bibliothèque.

La Bibliothèque, 1923, 30 x 41 cm.

Magnifique nature morte où le jaune des livres, associé aux fleurs orange et rouges contenues dans la faïence beige du pot, font système avec les rayures de la nappe, nappe qui reprend pour sa part les tons divers disséminés sur la toile. Ce petit chef-d’œuvre peut être rattaché au symbolisme (étonnamment baudelairien) du vers célèbre de Lamartine « Objets inanimés avez-vous donc une âme ? »

Misia

Une femme, celle de Thadée Natanson, Misia Natanson (plus tard Misia Sert, célèbre égérie des milieux musicaux d’avant garde), est l’âme de La Revue blanche. Sa vie est un roman (cf. sa biographie, où défile toute l’époque de Coco Chanel à Colette en passant par Diaghilev, Cocteau et Mallarmé). Misia est peinte et peinte encore, notamment par Vallotton, Bonnard et Vuillard tous amoureux d’elle. C’est une excellente musicienne, élève de Fauré, qui, avant son mariage avec Thadée, donna quelques récitals).

Vuillard, Misia et Vallotton, 72 x 53 cm, 1889.

Nuque de Misia, Vuillard, 1897.

Vallotton, Misia Natanson, 1898.

Misia comme dotée d’un hiératisme presque sacré. Son ombre ajoute à son aura (W. Benjamin, vers 1930, « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il »)

Mais, Nouvelle étape dans la vie de Vallotton : son mariage, avec Gabrielle, en 1899. Les premières années de mariage sont celles de l’intimité heureuse. Gabrielle est une jeune veuve, mère de trois enfants (ce qui évite à Vallotton de prétendre à être père). Gabrielle est la fille de Bernheim, le célèbre marchand de tableaux : ce qui ne gâte rien. Quelques années durant, Vallotton sera très heureux en mariage.
Voici quelques toiles de Vallotton, dont Gabrielle est le modèle et où nous retrouvons parfois la facture ou l’esprit des intimités précédemment montrées.

Gabrielle vers 1905.

Femme à sa toilette, vers 1900.

Femme debout fouillant dans un placard, même époque.

Le bleu de la chemise de nuit de Misia est d’une luminosité toute empreinte de symbolisme.

Soit encore Femme couchée dormant, 56 x 76 cm, peinte l’année même du mariage (1900).                               

Femme couchée dormant, 1900.

 

Femme couchée dormant, 1900 - La Paresse, gravure, 1896.                                                                       

Cette toile, superbe, fait évidemment écho à La Paresse, gravée en 1896 (série des intimités). D’un côté l’épouse, sous sa couverture, de l’autre un modèle (une possible maîtresse ), nue sur une couverture. La toile : c’est Gabrielle ou la sensualité pudique ; la gravure, c’est  le bien-être paresseux, après l’amour. Admirable  blancheur du corps en réserve. La femme joue avec le chat blanc qui s’est approchée d’elle. Il prolonge le bras du personnage en matérialisant une longue bande courbe rimant et contre rimant avec les bandes noire de la couverture.
Le charme de l'huile vient de la façon dont Vallottton s’y est pris pour marier trois types de motifs répétés selon des modalités diverses : les dessins du papier peint bleu (qui évoquent les Arts and crafts anglais), les lignes compliquées de la couverture écossaise (qui laisse seulement  dépasser la tête de Gabrielle), les figures sinueuses du dessus du lit. C’est un véritable exploit !

La couverture écossaise préfigure avec un demi-siècle d’avance les travaux « ondulatoires » de l’Optical Art.  

Femme couchée dormant, 1900 - Cataract 3 - Bridget Riley, 1967.

Ce tableau, couvert de formes chaudes ou froides, aux tons modulés en fonction de la distribution des zones éclairées ou non, avait tout pour constituer un agglomérat illisible et désordonné. Il nous offre, au contraire, un ensemble aussi plaisant qu’harmonieux. Quel talent ! Gabrielle est là, apaisée, au milieu de ces « bruits visuels ».
Cette capacité à gérer l’entremêlement de formes fluides tout en évitant le chaos visuel est remarquable. On retrouve l’esprit de ce motif graphique 30 ans plus tard (20 ans avant l’Optical art) chez l’affichiste Cassandre (qui faisait des recherches graphiques) pour le vin Nicolas. 

 Femme couchée dormant, 1900 - Nicolas, Cassandre, 1967.

Vuillard, Intérieur avec table à ouvrage, 1893.

Ce tableau participe également de l’esthétique nabi en ce qu’il est saturé de motifs imprimés décoratifs, bien dans le goût de Vuillard, par exemple, où les personnages se dégagent à peine des ambiances intimes ou ils nidifient. Ce tableau induit bien l’idée selon laquelle le personnage n’est pas tant une habitante qu’une habiteuse, heureuse d’être bien dans  son environnement.

Restons encore un moment avec Gabrielle :

Femme fouillant dans un placard, 1901.

Mystère de cette femme agenouillée qui fouille dans son placard et qui semble sacrifier à quelque dieu lare. La sensibilité symboliste de la fin du XIXe remonte ici en surface.

Intérieur avec femme en rouge, de dos, 1903 - Willem Hammershoi, Intérieur avec une femme assise, 1908.

En bon Nabi, Vallotton aime à peindre des scènes d’intérieur qui sont autant de refuges. Il est intéressant de comparer, en passant, le chaleureux tableau de Vallotton à celui du Danois Willem Hammershoi, Intérieur avec une femme assise, 1908. Le sévère tableau du scandinave, à la tonalité puritaine, avec son personnage solitaire assis, vu de dos et son espace éclairé par la froide lumière du nord, a quelque chose de la sécheresse et de l’ordonnance luthérienne. La profondeur de champ nous dit que, de pièce en pièce, se reconduit l’ordre austère qui doit régler nos vies. Le tableau de Vallotton (qui est, ici, plus latin que suisse), nous dévoile au contraire la douce et secrète sensualité des choses et des lumières. La Scandinavie nous signifie qu’il n’y a rien à cacher, Vallotton, qu’il y a tout à découvrir ; et qu’il peut y avoir, comme ici, une érotique de l’espace. Une sorte de déshabillage narratif.

Restons dans l’intimité.

Gabrielle dans l’atelier, 1902.

Gabrielle, en négligé, s’est comme laissée portraiturer, un rien rêveuse. Mais, elle est là, plus présente que jamais dans cet entre-deux, borné à l’avant par un paravent (celui derrière lequel se déshabillent, sans doute, les modèles), limité, à l’arrière, par deux tableaux, dont l’un se trouve sur un chevalet (un port de pêche). Le second tableau, placé sous le premier, montre, remettant sa chemise, une femme encore largement déshabillée (sujet fort prisé de Vallotton).
C’est en somme le motif grâce auquel Vallotton nous signifie que Gabrielle - femme du peintre - ne pouvait, elle, poser nue : l’absence d’anonymat contrevevant à la règle du nu. L’image de Gabrielle dans le plus simple appareil ne peut appartenir, en effet, qu’au peintre. À se tenir ainsi sur la réserve, Gabrielle n’en apparaît que plus émouvante.