LE PRODIGIUM : JUMEAUX ET MÉDIA

OUVERTURE

Affiche de Villemot pour les chaussures Bally. 1973.

Est-il possible de tenir un discours sensé sur la représentation des jumeaux dans les média (couvertures de magazines, cartons d’invitation, spots, affiches, etc.), sans trop mordre sur ces domaines connexes que sont les films de fiction, la photographie d’art, la bande dessinée (Hergé, et ses impayables Dupont), pour ne rien dire de la peinture (Les deux sœurs de Chassériau, L’imprudent de Magritte, Les jumelles de Hucleux) ? Il semble, en effet, que le motif iconographique des jumeaux (sans parler des autres formes du double) entretienne avec l’image en général un rapport emblématique tel qu’on est tenté d’en mesurer la valeur immédiatement (sans tenir compte du médium) plutôt que médiatement (en tenant compte du médium). On veut dire que la seule représentation des jumeaux considérés comme objet d’illustration transforme l’image quelle qu’elle soit en une étrange chambre d’échos où l’allégorique le dispute au métaphorique (schizophrénie, doublage, doublure, doublement, duplicité, mais aussi, unité reconquise, identité revendiquée, etc.) ; de sorte que l’analyste, volontiers sensible au symbolisme qui n’a cure des classifications strictes, risque rapidement de divaguer d’un genre à l’autre, en oubliant le support et ses effets spécifiques. Vigilance, donc. 
Le léger trouble qu’instaure la rencontre de deux jumeaux dans la vie de tous les jours, et qui se trouve ipso facto problématisé, dès lors qu’il est question de représentation, photographique ou non, n’est pas sans influer sur le faiseur d’images, toujours à la recherche d’effets spéciaux. Ainsi, lorsqu’en 1973 Villemot signe une superbe affiche pour les chaussures Bally, où il fait de deux filles les composantes unifiées et autonomes d’un lotus ouvert, l’analyste a tôt fait de percer sous le spectateur (1). 
Qu’en est-il de ces femmes, jumelles jusqu’à en être quasi siamoises, et grâce auxquelles la symétrie du dessin devient la forme nécessaire de son unité ? Sur quel fond de difformité surmontée l’esthétique de cette affiche est-elle construite ? Ces filles-fleurs, décollées d’avec elles-mêmes comme au terme d’un jeu de décalque, font, en tout cas, de cette figure de la répétition la moins stéréotypée des compositions. Nous atteignons ce point où le double gémellaire ne saurait être ravalé au rang de multiples. 
La fonction poétique (au sens où l’artiste a enfin raison contre l’arbitraire du signe) pourrait se prêter ici à l’exploration d’autres images ingénieuses (elles sont légions), mais ce faisant il semble qu’on éluderait la question de savoir en quoi la gémellité a partie liée avec l’image médiatique. Aussi, plutôt que de se livrer à une étude des formes et des contenus, qui tournerait soit à la constitution d’un catalogue, soit à l’exploration d'un thème indépendamment d’une réelle prise en considération des supports et de leurs contextes, apparaît-il plus pertinent de se poser la question de savoir ce que le motif gémellaire peut nous apprendre sur les médias eux-mêmes, voire sur l’époque qui en permet le développement. Ce n’est donc pas tant à une interrogation sémio-iconographique qu’on se livrera, mais de manière plus risquée, à une petite étude de caractère médiatico-rhétorique. 

Méthode

Deux questions doivent être posées d’emblée :
1 - Qu’est-ce qu’une « image médiatique » ?
2 - Que serait une rhétorique de la médiation ? 

1 - Dans une première approximation, et plutôt que de « descendre » dans le détail des genres répertoriés, on avancera que l’image médiatique, en particulier l’image médiatique grand public est, plus que tout autre, tributaire d’un certain système d’attente, en rapport avec l’idée de prodigium (étymologiquement le prodigium — qui donnera « prodige » — est à la fois le signe avant-coureur, l’annonce de quelque chose, et la chose elle-même, merveilleuse ou terrifiante). 
Marquée du sceau de l’espérance d’un mieux vivre (le discours politique ou publicitaire), à moins qu’il ne s’agisse de la recherche du divertissement, l’image médiatique porte en elle l’impérieuse demande de ce qui pourrait changer la vie, réellement ou par procuration, c’est-à-dire nous bouleverser... ou nous distraire. Dans cette optique l’on dira que l’image médiatique participe de ce que l’on appellera le monstrum (dérivé de monere « attirer l’attention sur », mais aussi « prévenir ») ; monstrum dont on dira qu’il se décline sous les catégories du sensationnel et de l’exhibition (le monstrueux et la monstration). Toutes acceptions que l’on retrouve, à des degrés divers, dans la pratique de l’advertising ou de la « réclame ». Autrement dit, ces catégories (le sensationnel et l’exhibition), si elles désignent le racolage visuel, n’en renvoient pas moins pour autant à l’augural (qu’est-ce qui s’annonce dans le monstrum ?) et au spectaculaire, à savoir, fût-il amoindri, le prodigium dont on vient de parler. 

2 - La seconde question (la rhétorique de la médiation) a trait, quant à elle, à la démarche d’analyse adoptée ici. Cette dernière aurait pu être qualifiée de « médiologique », au sens large, dans la mesure où nous avons voulu chercher en quoi le thème des jumeaux avait quelque chose à voir avec les conditions de l’énonciation médiatique. Un exemple, rapidement commenté, éclairera notre lanterne, « Peinture Astral » : il s’agit de vanter la facilité avec laquelle s’étend la peinture en question (de haut en bas et/ou de bas en haut). D’où l’idée du graphiste de distribuer des peintres en bâtiment qui, bien que tête bêche (en position idéalement gémellaire), sont toujours dans le bon sens, ou jamais en défaut, si l’on préfère. Parce ce qu’ils connotent tout à la fois la permutation et l’autosuffisance, ces upside-down forment une structure parfaitement close, où l’alternance (la giration haut-bas, clair-foncé) s’imprime dans nos esprits comme le chiffre, sinon de la stabilité, du moins de la permanence. Nous tenons ici un procédé par lequel la prégnance du motif des deux peintres tire remarquablement profit du fait qu’il s’oppose à l’être, par définition précaire, de l’affiche. Nous sommes à deux doigts du logotype : le motif est idéalement centripète parce qu’il est symétrique, et symétrique parce qu’exemplairement gémellaire. 
On vient d’user du mot «médiologie» au sens où la rhétorique du message ne peut être approchée indépendamment du support de prise en charge. Pourtant, ce mot ne nous satisfait qu’à moitié, dans la mesure où un peu d’iconologie se mêle aussi à notre démarche. Autrement dit, parce qu’il ne cesse de faire retour dans les médias, ne peut-on risquer l’idée que le thème des jumeaux aurait valeur de symptôme culturel pour la société qui est la nôtre ? 
Deux moyens de communication retiendront notre attention : un support d’images fixes : l’affiche (dont on vient de commencer de parler et sur lequel nous nous étendrons), et un support d’images mobiles: le spot publicitaire, qui sera analysé sur un mode plus rapide.

Jumeaux à l’affiche

À l’opposé des sculptures figuratives et autres allégories de pierre installées à demeure dans la cité, les affiches urbaines constituent un type d’images publiques douées de caractères très particuliers: ce sont des représentations de papier, érigées sur des panneaux normalisés, et qui, du fait même de leur aspect à la fois magnifiant et éphémère, signifient l’occasion à ne pas manquer. Il est toujours moins cinq à l’heure des placards urbains. On veut dire que, en plus d’être un espace gagné sur l’environnement (mais littéralement en exergue), l’affiche est une « fenêtre temporelle » que les annonceurs ont colonisé un moment pour nous (et pour eux). Le rythme de rotation des images placardées est tel que ces dernières participent d’une économie signifiante elle-même tributaire des impératifs de la communication de masse : il s’agit de retenir l’attention par tous les moyens, exception faite de ceux qui pourraient desservir le propos tenu. En un mot, la publicité murale veut susciter un certain état d’alerte qui, faute d’être investi d’une véritable valeur inchoative, cultive d’une certaine manière, cependant, le prodigium
C’est au tournant du siècle dernier qu’il faut d’abord porter attention, c’est à dire vers cette Belle Époque où l’affiche, parallèlement au cinéma, se constitue pleinement en genre. À cet égard, un rapide coup d’œil jeté sur le septième art nous apporte une information de choix. Qu’est-ce qui caractérise la production des premiers cinéastes ? Parmi les divers éléments de réponse possibles, le fait, sans doute, que les opérateurs ne résistent pas à l’envie d’enregistrer ce qui pour eux se présente comme des sujets tout trouvés : les marches, défilés et autres cérémonies déroulées, autrement dit congruentes au mouvement même par lequel, symétriquement, s’enroule la pellicule. 
Toutes choses égales, l’affiche, aussi, s’invente des sujets « pré-contraints », surdéterminés par les nécessités économiques, techniques et rhétoriques qui sont d’emblée les siennes. Parmi les thèmes iconographiques qui allégorisent quasi spontanément le fonctionnement de ces placards d’un genre nouveau, l’on doit évidemment compter avec ceux de la réclame des spectacles forains, puis des cabarets (les « attractions »), où se produisent en particulier les duettistes.

Quel lien pouvons-nous établir entre le thème iconographique des jumeaux-duettistes et l’image placardée, et de quelle nature serait ce lien ? « Les violonistes » : on partira de l’hypothèse que, depuis toujours, les jumeaux constituent une manifestation douce de l’anormalité, voire, en certaines occurrences, la forme émancipée, dédramatisée, de la terrible fraternité siamoise. Réclamer l’attention du badaud en lui proposant, grâce à l’image, de venir contempler de visu l’invraisemblable vérité — c’est-à-dire le spectacle inouï d’une réalité selon laquelle une seule énergie spirituelle se distribuerait en deux corps — une telle réclame, à notre sens, releva presque de la fantasmagorie. Or, sous couleur de divulgation (sorte de propagation un peu malsaine du savoir), l’affiche, en exposant ce qui se donnait comme prodigium, s’exposait elle-même dans son fonctionnement spécifique. Essentiellement excentrique, en constant débord par rapport aux codes de la recevabilité, l’affiche considérait évidemment comme une aubaine le fait de pouvoir témoigner de référents tout à la fois attestés et « excessifs », dont les jumeaux ou assimilés n’étaient pas les moindres. 
D’une affiche à l’autre, les effets de sens variaient, évidemment.

"Cirque des Champs-Élysées" : soit une affiche représentant une fille à deux têtes (a two-headed girl). Anticipant sur l'exhibition jouissive / obs­cène proprement dite, l'affiche cherche à aguicher le curieux en lui pro­mettant le spectacle pervers d'une créature paradoxalement amoindrie parce que double. Entre la scène, lieu de la monstration et l'affiche, se tisse, à notre sens, un rapport érotique dans la mesure où la robe des sia­moises affichées fait système avec le lever de rideau attendu, moment où les choses seront en principe dévoilées. Certes, le spectateur n'est pas dupe qui sait bien que la morale - si l'on ose dire - sera sauve. Il reste que l'affiche table évidemment sur le désir de percer le mystère de ce noir organisme, dont la division, non totalement effectuée, intrigue: qu'en est-il du sexe de ce monstre, lieu où se fonde la symétrie du corps, mais aussi, et peut-être surtout, qu'en est-il de cela que jamais le spectateur ne pourra atteindre, à savoir l'hermétique connivence qui fonde la gémellité. Quoique terriblement handicapée, cette two-headed girl nous parle, par contraste, de notre propre unicité, de notre propre solitude : cette "légèreté de l'être", dont on dit, pourtant, qu'elle est parfois insupportable...

« Castor et Pollux » : ces faux jumeaux (ils sont grimés), nous renvoient explicitement à cette connivence dont on vient de dire un mot. Mais l’image a changé de nature : du grotesque (au sens où la représentation tératologique, malgré son atroce réalité, le disputait au fantastique) nous passons au clownesque. L’image du double, cette fois, appelle au rire franc. Il n’en reste pas moins vrai, qu’ici encore, l’iconogramme du double prête son potentiel symbolique à la rhétorique de l’affiche. C’est à l’aune du fantasme de l’ubiquité que le spectateur est amené à éprouver la saynète brossée sur le placard, cette sorte de miroir « prodigieux ». Où campe-t-il ce « je » dérisoire qu’un alter ego cherche à déstabiliser ? Comment faire le départ entre le moi et le toi, le mien et le tien ? L’identique et le même ? Et qu’est-ce que signifie « s’appartenir » lorsqu’il est question d’une relation duel le de cette sorte ? 

Ouvrons une parenthèse.
Parmi les duettistes ou les triplés, les petits groupes homomorphes connaissent un succès considérable. Cela, pour la raison qu’ils constituent des séries minimales : des théoria (processions) pauvres, sans doute, mais suffisantes pour que s’engendrent les effets de la multiplication qu’exception faite des parades militaires, les girls d’Hollywood, et leurs mouvements synchrones, porteront à leur summum. Alors, le spectacle étrange et régressif de la mécanisation de la vie auquel se prêtent volontiers les doubles, triples, voire les quadruples, sur les affiches atteint, du fait même de la reproduction (où peuvent être gommées les plus infimes marques distinctives), au stade où les personnages se transforment en clones, par définition interchangeables. Notons encore que cette notion de clone est particulièrement adaptée au spectacle des revues déshabillées des music-hall. Dans un texte sur l’affiche, Max Gallo écrivait en 1973: « Les girls sont en scène, toutes semblables [...] faisant en cadence les mêmes mouvements. Comment reconnaître l’une de ces girls ? Leur anonymat est voulu : la femme n’est, dans le rêve de l’homme riche attablé, qu’un objet interchangeable [...], c’est pourquoi importe moins le visage que les jambes. »
Fermons notre parenthèse.

Sans doute, l’iconographie des premières affiches de spectacle dépasse-t-elle infiniment la thématique gémellaire; on doit cependant noter que ce motif qu’on aurait pu croire héritier, sinon d’une mode, du moins de la tradition populaire des spectacles mirifiques (elle-même lointaine retom­bée de l'esprit des cabinets de curiosités), ne cesse de reparaître régulière­ment dans l'imagerie médiatique moderne. Que peut-on penser de ce phénomène ?
Un mot sur l'affiche contemporaine. Sauf exception, celle-ci est passée du graphisme à la photographie. La figure de la répétition, surdéterminée à la fois par les techniques de reproduction et la logique d'une consommation de masse, ne s'est pas faite attendre, qui s'est multipliée à longueur de panneaux, favorisant les jeux rhétoriques construits sur l'accumulation (Coluche), la répétition (Le Luron) et ce qu'on appellera "l'anti-diversifica­tion" du consommateur, à savoir la déclinaison d'une gamme de produits destinés à un sujet pluriel.
Cependant, allant à l'encontre de cette facilité structurelle du médium, l'exposition des portraits de vrais jumeaux sur les placards publics retrouve, au moins partiellement, l'esprit des affiches de spectacle abor­dées tout à l'heure: le fait gémellaire constitue toujours un prodigium.
1 - Soit cette affiche, placardée dans les gares en 1996 (les jumeaux de la SNCF): publicité énigmatique dont la clé nous est partiellement donnée par le texte. Il est question de la Saint-Valentin, cette fête des amoureux, que les publicitaires, moyennant un glissement sémantique, vont détourner à leur profit. Comme les couples classiques, ces deux garçons que rien ne sépare (la bipartition du support a, au contraire, une fonction fédérative) forment une paire idéale, où chacun est effectivement la moitié de l'autre. Avec ces jumeaux homozygotes, issus du même oeuf, qui réalisent l'idée du deux en un, la SNCF refonde sémantiquement le demi-tarif.
2 - Une seconde lecture peut être superposée à la première. Celle-ci nous rapproche, cette fois, de la question posée plus haut: quid de la réappari­tion régulière du motif des jumeaux dans les médias? Avançons tout d'abord que photographier des jumeaux (ou regarder des photos de jumeaux) est, pour qui cherche sans cesse à s'immiscer au plus profond du réel, un moyen de nourrir encore un peu plus sa pulsion voyeuriste (la libido videndi). Car, au-delà de l'occasion qui consiste à capter, puis contempler à loisir le redoublement d'un phénotype, il y a dans le spectacle de ce redoublement même - cette déhiscence de l'image - l’exposition d’une intimité fracturée parce qu’équitablement scindée. En s’attachant aux figures du double : sosies, reflets, ombres portées, et en particulier aux jumeaux (ces figures liées / déliées) le photographe nous donnerait, mieux que jamais, l’illusion de maintenir ouvert, déplié, déployé, ce qui se renferme d’instinct à son approche. 
Les jumeaux dans la vie de tous les jours, même s’il nous troublent, nous rassurent aussi en nous protégeant obscurément de la vieille terreur — issue des rêves — qu’il y aurait à aller à la rencontre de son double. Mais, dès lors que la représentation (c’est-à-dire la mise en image) reprend ses droits, les jumeaux, en se conjoignant, renouent — cette fois ouvertement — avec le symbolisme. N’est-il pas possible, à cet égard, de penser que le plaisir que nous retirons du fait de voir des jumeaux photographiés ou filmés vient de ce que, sous une forme ludique ou dramatique (peu importe en fait), possibilité nous est offerte de gérer, en une objectivation libératrice, nos penchants narcissiques à la racine desquels agirait ce fantasme de l’ange gardien, « évaporé » à notre naissance, sauf dans le cas des jumeaux, précisément. Bien dans leur peau, les jumeaux installés dans l’habitacle que forme le support de la représentation, nous comblent dans la mesure où nous retrouvons, dans l’aura même qu’ils dégagent, la matrice première dont nous procédons. 
À cet égard, dans un reportage’ consacré à deux jumeaux, séparés puis enfin réunis, le metteur en scène eut l’idée, pour la séquence finale, de filmer ses jumeaux en train de se promener en barque. Au rythme alterné des coups de rames, les deux partenaires avançaient en parlant d’échange et de partage: l’un serait capitaine, puis l’autre, à son tour, prendrait les commandes. Le bateau s’éloignait de la rive et nous comprenions que, selon l’expression de Bachelard, la barque était, vraiment pour eux, un « berceau redécouvert ». 

La séquence animée 

Comme annoncé, c’est par un spot publicitaire qu’on voudrait poursuivre puis terminer cet exposé. Pourquoi ? Parce que, d’une part, les figures du double, notamment le motif des gémeaux, revient désormais régulièrement dans la production publicitaire télévisée (un rapide dépouillement au Centre national des archives publicitaires le confirme), et parce qu’il semble que ledit motif connaisse avec ce genre neuf un avatar signifiant tout a fait instructif.
Mais qu'est-ce qu'un spot ? Pour dire les choses très rapidement, c'est un mini-film participant à la fois de la fiction et du discours documentaire (puisqu'il finit tangentiellement par coïncider avec le monde, fût-ce celui de la consommation).
Soit ce spot fabriqué et diffusé pour vanter les contrats d'assurance Groupama. Deux hommes, côte à côte, nous font face, qui vont leur che­min. Ils ont la soixantaine souriante et se prénomment, nous dit la voie off, Pierre et Paul ; à l'instar des deux apôtres, souvent cités ensemble, que l'É­glise commémore le même jour (le 29 juin). Parallélisme de destins, donc. Ces deux hommes, d'égale corpulence, mais d'aspect un peu différent, sont "aujourd'hui à la retraite" nous informe-t-on. Or, voici qu'un très rapide fondu-enchaîné replace les deux personnages dans une position identique alors qu'ils n'ont que la cinquantaine. Les hommes continuent d'avancer; puis ils "régressent" encore de dix ans: ils sont maintenant dans la force de leur quarantaine, etc.
La voix off précise que ces hommes comparables, mais avec chacun ses caractéristiques, ont "souscrit des retraites différentes qui sont l'accomplis­sement de deux épargnes différentes". Tandis que s'opèrent deux nouvelles métamorphoses le récitatif achève le commentaire un instant suspendu : "... Grâce aux deux contrats que Groupama a su leur conseiller à une époque où leurs différences n'étaient pourtant pas si évidentes". Et l'image, alors, de représenter deux jumeaux (ils ont 20-25 ans).
On l'a compris, le spot met en tension deux mouvements contraires: tan­dis que les deux marcheurs continuent d'aller leur chemin en avançant vers nous (la vie qui s'écoule), le film opère une suite de flash-back qui amènent progressivement / régressivement les deux partenaires en un temps où leur ressemblance ne permettait pas de distinguer les caractéris­tiques de chacun. Point d'orgue du spot.
Dans un remarquable essai, Paul Ricœur (Soi comme un autre, 1990) écrit : "Dans maints récits, c'est à l'échelle d'une vie que le soi cherche son identité". Fût-elle réduite à sa plus simple expression (quelques secondes), c'est cette même échelle que le cinéaste a voulu reprendre ici pour exalter cette existence de l'homme passée à la recherche de son essence. Comme il fallait une instance réflexive capable de fonder icono­graphiquement cette quête (on le sait, le sens naît de la différence), le motif de la gémellité avait, en l'occurrence, quelque chose de surdé­terminé. En un mot, ces frères, en ouverture, nous sont donnés comme comparables, équivalents (ici, une concordance refondée) alors qu'en fermeture, Pierre et Paul - non encore réalisés - nous sont présentés seule­ment comme identiques (concordance native). Faisons le chemin inverse et repartons du "fond" de ce fondu-enchaîné. Les jumeaux-prodiges qu'étaient Pierre et Paul en sont arrivés aujourd'hui (c'est tout l'enjeu de cette identité narrative) à atteindre sereinement leur commune mêmeté. Reposons-nous, à nouveau et pour conclure, la question de savoir ce qui peut faire des jumeaux un objet médiatique... pour ne pas dire médium­mique. Ce spot, des assurances Groupama, table sur le processus récent du morphing, c'est-à-dire du processus selon lequel des configurations photographiques stables sont l'objet d'une transformation particulièrement spectaculaire (vieillissement, rajeunissement, féminisation, masculinisa­tion, etc.). Le processus même du morphing permet ainsi de relier avec vraisemblance un tenant à un aboutissant. Lorsque, à l'aide de cette tech­nique on passe, de la transformation d'un simple à celle de doubles, le prodigium, évidemment, s'accroît d'autant. Il permet de générer à volonté, avec deux personnages comparables (l'ipse), mais dont on est désormais capable de produire la synthèse et à partir de cette synthèse, des jumeaux (l'idem); comme si ces derniers avaient pu être déclinés à partir d'une matrice morphologique commune…
Remarque : ce truquage à quelque chose de jubilatoire. Pourquoi ? Parce que le morphing est à sa façon - défalcation faite du dessin animé, essen­tiellement irréaliste - ce par quoi il est enfin possible de montrer visuel­lement une métamorphose en acte. La peinture a toujours été hantée par cette question. Ovide, l'auteur des Métamorphoses, ce livre-prétexte pour tant de peintres, est donc à l'origine de toiles (Pygmalion, Daphné, Arachné, Actéon, etc..) qui furent autant de "pis-aller" puisque le morphing (si l'on ose dire) était chose impossible. Ovide, serait-il enfin susceptible d'être porté à l'écran' (3) ?
Quoi qu'il en soit, la forme brève que se trouve être le spot, fait merveille. Le mythe en effet s'y décline en une machination temporelle minimale qui n'a d'équivalent que les proverbes, les histoires drôles ou les dessins d'hu­mour. Par ailleurs, l'iconogramme des jumeaux est à soi seul une unité structurale qui porte en lui les virtualités du quiproquo, c'est-à-dire l'es­pace nécessaire et déjà suffisant pour que puissent s'articuler les linéa­ments du récit et/ou de la réflexion. Il serait bien étonnant que la gémellité cesse d'inspirer les publicitaires.

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1 - Rhétoriquement parlant, l'exhibition de ces deux femmes nues paraît être l'expression de la pudeur même, dans la mesure où l'image sexuelle graphique que les personnages dessi­nent s'établit sur le refoulement plastique de leur intimité.
2 - Téléfilm allemand intitulé Oscar et Jack (nom du réalisateur inconnu).
3 - Question purement rhétorique. Nous ne croyons nullement que les nouvelles images apportent le moyen de "traduire" enfin Ovide en images. L'art a besoin de mystère, l'art est mystère: représenter la métamorphose, prouesse technique, ne nous semble pas, a priori, une "avancée" artistique capable de sur­monter ce qu'une illusion rétrospective pourrait nous faire prendre pour une infirmité de la peinture.

Bibliographie :
Jean-Marie Floch, Identités visuelles, Paris, PUF, 1995.
Max Gallo, L'affiche, miroir de l'histoire, Paris, Robert Laffont, 1973.
Pierre Jourde et Paolo Tortonese, Visages du double, Paris, Nathan Université, 1996.
Alain Montando et Annie Perrin, Spots télé (vision), analyses théoriques et pragmatiques, Lyon, Césura, 1991.
Paul Ricœur, Soi comme un autre, Paris, Seuil, 1990.