Edward Hopper, Office at Night, 1940
LE PURITANISME TRANSI

Les artistes contemporains ont rarement représenté ce qu’on appelle le monde des bureaux (1). Les usines, les barrages ou les silos se sont un moment imposés aux Précisionnistes de l’American Scene  (Sheeler, Crawford, Demuth, Driggs, etc…) ; mais, le travail des cols blancs - en effet peu spectaculaire - n’a guère inspiré les peintres, excepté Edward Hopper qui a traité ce sujet à plusieurs reprises. Est-ce à dire qu’il faille situer, par exemple, Office in a small City (1953) dans ce mouvement général d’exploration picturale, qui, à l’instar des missions photographiques, se serait donné pour tâche de faire une sorte d’état des lieux des USA ? S’il paraît difficile de réduire la démarche de Hopper à celle d’un artiste mû parce qu’on pourrait appeler le « démon de l’inventaire », il est licite, en revanche, de parler, ici, de pièces à conviction dans ce qui s’apparente à une sorte de diagnostic social. Quel que soit le sujet de ses tableaux urbains, il paraît, en effet que le peintre réaliste américain cherche d’abord à traquer - comme pour vérifier douloureusement le bien fondé de ses intuitions - l’esprit d’une époque (l’après New Deal) qui marqua en profondeur les mœurs de ses contemporains. L’essor sans précédent du capitalisme productiviste s’accompagne dès cette période d’une crise du « Rêve américain » que les Norman Rockwell (2) (image 1) arriveront à masquer jusqu’à la guerre du Vietnam. Ce désenchantement, Edward Hopper en extraira, dès les années 40, les premiers signes.   

Image 1 - Norman Rockwell

Chez Hopper, les nombreuses scènes impliquant des hommes et des femmes à proximité d’une fenêtre, sur un perron ou sur une terrasse, se complique du fait que nombre des toiles se représentent, aussi, comme des zones-carrefours (Hotel Window, Hotel Lobby, New York Movie, etc.). Par zone-carrefour, on entendra ces fragments du monde où la croisée des structures (et des flux supposés afférents) compte au moins autant que les personnages mis en présence les uns des autres. Parmi les toiles, où les lieux sont cadrés de telle sorte qu’une véritable « arthrologie » contrebalance l’unité spatiale octroyée par le tableau-habitacle, on retiendra Office at Night, 1940 (Image 2)

Image 2 - Office at night

Du point de vue de la scénographie, ce bureau, occupé par un patron et sa secrétaire, constitue une « aire de jeu » flanquée de deux cloisons, chacune percée d’une ouverture : côté « jardin », la porte du bureau est ouverte sur quelque palier ou anti-chambre ; côté « cour », la fenêtre, dont le store est renflé par l’air du soir, donne sans doute sur la rue puisqu’un carré de lumière (qui vient de l’extérieur) vient se découper sur le mur derrière les personnages. Si l’on ajoute que la pièce est comme saisie par l’œil d’une caméra légèrement surplombante, il se vérifie que ce bureau, d’autant plus « circonstanciel » qu’il se présente sous les espèces d’un décor, vaut pour ce qu’il est : une sorte de sas, un entre-deux tout à la fois précaire et « propice », au sein duquel l’homme et la femme contraints (ou aidés ?) par l’exiguïté du local, semblent à deux doigts de laisser libre cours au désir. Ce que, sur un ton parodique, l’artiste Marabout, s’amusera à représenter (image 3).

Image 3 - Pastiche récent du peintre Marabout.

Reste que chez Hopper le pas ne peut être franchi. Dans cette pièce, au-delà de laquelle la cité bouillonne d’activités, la situation, captée par Hopper, ressemble à un arrêt sur image toujours reconduit. 
Si Hopper a peint une conjoncture scénaristique, c’est pourtant d’une sorte de « maillon faible » qu’il s’agit. Office at Night, de fait, est un « temps mort » comparé à ces instants qui, depuis des siècles, font image. C’est l’en-deçà d’une transaction où l’ébauché le dispute à la rétention. Exténué, l’espace narratif ne semble plus capable d’abriter la vie.
Avec ces personnages, à la fois génériques et particuliers qui participeraient à la fois d’un protocole documentaire et d’un constat d’archives, il ressort que Hopper s’est ingénié à peindre de quasi-mannequins distribués dans un espace chiche dont le titre-même (privé de l’article « a » :  Office at Night) nous dit qu’il est typique de ces alvéoles qui peuplent le centre de la ville.
La situation (que le peintre a (re)constituée) tire son intérêt de la raideur muséale de la scène. L’allure de cet homme et de cette femme ne fait d’ailleurs que confirmer la nature « empruntée » de ce lieu ressemblant à s’y méprendre à la simulation d’un lieu tournage issu d’un story board. Moment étrange : Office at Night, certes, pourrait fonctionner comme l’instant propice d’une séquence ne demandant qu’à courir. Empruntant d’ailleurs cette voie, Claude Estéban, dans Soleil dans une pièce vide (3) donne libre cours à la fable que lui inspire la toile de l’artiste. Mais il faut compter ici avec l’« assujettissement » de ce patron et de sa secrétaire. L’homme, « vissé » à son bureau, très absorbé dans sa lecture, ignore (veut ignorer) les formes charnues de la femme qui, sexy au possible, semble lui faire du charme. Curieusement, Hopper force la note en campant la fille dans une attitude si contorsionnée que ses seins et ses fesses sont presque dans le même plan. Un œil non averti qualifierait volontiers de « maladroite » cette image de la secrétaire que, sur des dessins de préparation, l’artiste a campé dans une attitude beaucoup plus vraisemblable (images 4 et 5).

Images 4 et 5 - Croquis préparatoires de Hopper.

Pourquoi ce repentir ? S’agit-il, sous la forme d’un humour grinçant - de moquer la provocation de la fille, quitte à s’écarter des canons académiques (4) ? Notons qu’en explorant cette toile, Daniel Arasse aurait sans doute parlé du dettaglio que se trouve être de la pointe de la chaussure de l’homme. « Discrètement remarquable », elle dépasse dans la lumière, symbolisant  ainsi le désir sexuel jugulé du patron. En bref, Office at Night fixe en une configuration exemplaire la raideur de l’homme qui n’est que le chiffre mélancolique (et puritain) de l’inertie. L’œuvre, encore, peint la vanité qu’il y aurait désormais à transposer dans l’art l’au-delà rédimé du monde. Le motif de la conjonction, qui est un des motifs fondateurs du tableau, connaît, pourrait-on croire, son ultime avatar : l’échec de la rencontre : La chair est triste, décidément, qui ne conjure aucunement la solitude.
Si les figures de l’artiste sont ici confinées, elles sont encore plus enfermées en elles-mêmes. Réunis/séparés par le halo de lumière sur le mur, le patron et sa pulpeuse secrétaire campent sur des positions dont la retenue s’oppose à la « disponibilité » du moment. Ils sont seuls, la nuit est tombée et il fait chaud : la brise qui soulève le rideau à moitié baissé de la fenêtre évoque quelque effleurement. Il n’est pas jusqu’au tiroir ouvert par la fille qui ne dise à sa manière l’Aubaine. Mais - on l’a dit - il ne se passera rien.
Ce qui compte, in fine, concerne la manière dont le peintre s’y est pris pour neutraliser le passage à l’acte, ne retenir de ce dernier que des « informants » dévitalisés. Relativement à la disposition de ce couple dans l’espace, ce rectangle (ou plutôt ce parallélogramme) forme une aire de spécification - on ose dire une aura ! - chargés d’isoler les figures pour en faire de simples sémaphores (des porteurs d’attributs).  
Chez les peintres classiques (Vermeer, Degas tant admirés), la vibration de la touche immergeait hommes et choses dans un continuum fluide ; Hopper, lui, avec une technique similaire, arrive à brosser des situations où les personnages n’ont plus prise les uns sur les autres. Car, c’est dans le même temps où la lumière les baigne, où elle joue son rôle de lubrifiant que les personnages, malgré tout, laissent filer l’occasion (le mythique kairos). On aurait pu croire que ce bureau était un abri : c’est un exil, et qu’à l’instar d’Hitchcock dont il appréciait les films, Hopper nous offre un moment de suspens. Mais l’homme restera à son bureau et sa collaboratrice à son classeur. Au reste, ne sont-ce pas déjà des meubles ? L’intuition profonde de Magritte, qui peint en 1928 son tableau L’homme au journal (image 7), et nous laisse entendre que son bourgeois est consubstantiel au lieu qu’il habite, n’est pas loin d’Office at Night.   

Image 7 - Magritte, L’Homme au journal, 1928.

Douleur exquise de saisir l’extrême finesse de l’artiste. Edward Hopper ou la lucidité conquise.

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1. Degas, Le Bureau de Coton à la Nouvelle Orléans, 1873.

2. Norman Rockwell, célèbre illustrateur de droite, chantre du Rêve américain.

3. Claude Esteban, Soleil dans une pièce vide, Paris 1991.

4. Dans l’adaptation cinématographique, Shirley, Gustav Deutsch nous offre un plan beaucoup moins caricatural : image 6.

Image 6 - plan du film “Shirley, un voyage dans la peinture”, d’Edward Hopper de Gustav Deutsch.