LAVOISIER ET SON ÉPOUSE : UNE IMAGE MACHINE

« L’allégorie se fait lorsqu’en parlant on semble dire tout autre chose que ce que l’on dit en effet. » 
R. P. Bernard Lamy, La Rhétorique ou l’Art de parler

Jacques-Louis David, Monsieur et Madame Lavoisier, h/t, 260 x 195 cm, 1788, Metropolitan Museum of Arts, New York. Photo RMN.

Mémoire d’une rencontre 
1995. Je suis au Metropolitan Museum of Arts de New York, en arrêt devant le portrait d’Antoine-Laurent Lavoisier et son épouse, peint par Jacques-Louis David. Ce tableau m’en impose évidemment ; mais il m’intrigue surtout. Tout indique que je suis face à une œuvre de commande brossée à la gloire du chimiste et de son épouse. Il reste que, si c’est bien d’une célébration qu’il s’agit, l’artiste a pris la liberté de bousculer les convenances. Que penser, en effet, de l’intrusion de la jambe de Lavoisier qui, frayant son chemin entre la plage blanche de la robe de Marie-Anne Paulze et la nappe rouge de la table, vient s’offrir ici de la façon la plus incongrue ? On sait que le symbolon, en Grèce, est l’artefact grâce auquel l’unité perdue se reconstitue ; on sait, pareillement, que le diabolon est celui qui apporte la division. Suivons (avec prudence) ces réfé­rences : ne dirait-on pas, justement, que ce qui se donne comme l’établisse­ment d’une harmonie dans la partie haute du tableau se retrouve déconstruit dans sa partie basse ? En d’autres termes que cette jambe est « démonique(1) » ? 
2009. Je me remémore ce face-à-face avec le tableau du « Met » ; et je cherche à élucider un tant soit peu ce que j’ai éprouvé alors. Sagement, je me plonge dans une histoire de l’art. J’y débusque ce que j’avais oublié : à savoir qu’à partir des années 1720, les conversation pieces (nombreuses en Angleterre) forment un sous-ensemble à part dans la grande famille des peintures dites « de genre » (ces huiles sur lesquelles les personnages figurent dans des situations familières ou familiales, intimes, parfois). Je me vois ainsi confirmé dans l’idée que les Hollandais du siècle précédent (de Hooch, Vermeer, van Mieris, etc.) ont ouvert la voie aux sujets peints par Thomas Gainsborough (Conversation dans un parc), Joseph Highmore (qui « adapte » l’histoire de la Pamela de Richardson) ou, mieux encore, Hogarth ; et que la France, bien que moins prolixe en cette matière, fournit quelques tableaux notables, dont Monsieur et Madame Lavoisier de David n’est pas le moindre.

Examen du tableau


Garrick et sa femme, Hogarth, 1757, musée de Windsor.

Jacques-Louis David, qui a sans doute vu (sous forme de gravure) le Garrick et sa femme (1757, musée de Windsor) dudit Hogarth, peut-être même admiré le Portrait du marquis de Marigny et de sa femme (1769, musée du Louvre) brossé par Louis-Michel Van Loo (2), nous offre un moment de complicité entre époux fort étonnant. 
Outre la surprise signalée d’entrée (la jambe, sur laquelle nous allons revenir), deux éléments apportent de l’eau au moulin de notre curiosité. Le premier de ces éléments veut qu’en ces temps de licence parfois revendiquée, David se livre à un véritable éloge de la conjugalité ! On sait par ailleurs que l’aristo­cratie et la haute bourgeoisie voient d’abord dans le mariage un arrangement indispensable à la préservation ou à l’enrichissement des patrimoines. Or, on constate que, contrant les idées reçues, mais se voulant acquis à la sentimenta­lité de l’époque, le peintre cherche à surprendre son monde : il ne doit pas être dit que, Monsieur et Madame Lavoisier s’aimant, ceux-ci devraient s’en cacher. La fable de l’amour entre époux fortunés, pour une fois, n’en sera pas une. Le second élément est le suivant : l’amour que se portent Antoine-Laurent et Marie-Anne a été jugé digne de figurer sur un grand format : 260 cm sur 195. Or l’éloge du bonheur conjugal (bien que ce fût aussi celui de la science) n’exigeait-il pas, au contraire, cette discrétion qui sied aux choses que trop de « publicité » offusque ? Bref, comme disent de nos jours les psychanalystes, nous sommes dans la dénégation. Symptomatiquement, les Lavoisier, qui font partie des « grands », n’ont pas voulu se priver de cette posture qu’ici, seul l’oxymore peut dire : arborer « grandement » la simplicité ! Aveugle et cruelle, la Révolution ne s’en laissera pas conter puisque le chimiste, qui est également fermier général, est guillotiné sous la Terreur en 1794. 
De décorum, point. Tout au contraire, un décor réduit à presque rien, dont on devine, pourtant, le rôle. Précisons. Outre les instruments emblématiques du chimiste (cf. infra), deux motifs, à nouveau, doivent être retenus : d’une part, le carton à dessins (3) de Madame Lavoisier (au fond, à gauche), d’autre part les trois moulures en forme de pilastre qu’on repère sur le mur du fond. D’où il découle que notre couple occupe un espace mal défini puisque ce dernier tient à la fois de l’atelier d’art (le carton à dessins) et du studio scientifique. En vérité, la scène prend place dans un lieu neutre, non spécialisé (mais haut de plafond), où arts «mécaniques» et « libéraux » cohabitent en bonne intelligence (4). Nous sommes dans l’antichambre d’un salon dont on se prend à penser que des encyclopé­distes le fréquentent. En bref, l’antre de l’alchimiste n’est plus qu’un souvenir qui a laissé sa place au cabinet du savant où circulent aussi bien le savoir que la pensée conquérante du temps. Si, par la suite, la Recherche voudra qu’à nouveau l’on s’enferme dans ce qu’on nommera des « laboratoires », il n’est pas étrange, pour l’heure, que David fasse figurer ensemble un carton à dessins et des instruments de chimie. 
La décoration — on l’a dit — a beau être discrète, elle n’en est pas pour autant insignifiante. L’on serait même tenté de voir dans cette sobriété la marque d’une sévérité de bon aloi. Ces pilastres sont romains comme sont romains les accents du discours roide des philosophes chez qui les figures de la République, à Rome, sont convoquées pour être opposées aux mœurs relâchées de l’Empire : rappelons-nous Montesquieu et Pierre Corneille. Ce dernier, qui connaît une seconde carrière, veut que David peigne un « héroïque » Serment des Horaces (Orsay, 1784) dégagé du lourd appareil de la peinture d’histoire (appareil qu’avec Napoléon le peintre ne se fera pas faute de restaurer). Non sans qu’un peu de paradoxe se mêle à l’affaire, la prestance de nos personnages est telle que ceux-ci nous auraient presque fait oublier qu’il est « seulement » question d’un portrait (certes, fort brillant), c’est-à-dire d’une œuvre située à un degré moyen dans la hiérarchie des genres. Ajoutons que, si le modèle des conversation pieces n’est pas révolu (ainsi qu’on peut le constater), l’on conçoit, en revanche, que l’artiste n’ait pu installer le chimiste dans le cadre suranné du rococo : les afféteries de l’Ancien Régime ne sont plus de mise. Nous parlions plus haut du décor comme de la (de)négation d’un décorum possible. On comprend qu’il est également question de l’équivalent d’une litote puisque le caractère dépouillé de la scène (dépourvue de pathos) en rehausse d’autant la teneur. Les Lumières, pas le lustre, et, in fine, un retour à l’illustration au sens premier du terme. 
Assis à sa table de travail, l’homme est donc en train de noter le résultat de ses travaux. Il s’est arrêté d’écrire pour regarder son épouse. Le code de la galanterie n’est pas de saison qui exige que l’homme reste debout en présence d’une femme non assise (serait-ce la sienne). Il faut plutôt parler de primauté dans la réparti­tion des rôles : Lavoisier est à son bureau en position pour écrire comme peuvent l’être les maîtres entourés de leurs assistants. Madame Lavoisier, toutefois, est mieux qu’une « seconde ». Si elle prend appui sur l’épaule de son mari (laissant retomber sa main), elle témoigne tout à la fois de l’amour qu’elle voue à Antoine-Laurent et de la sollicitude dont elle entoure le savant. Au demeurant, si l’épouse se repose sur l’époux, c’est elle qui l’épaule... Mais, au premier chef, Madame Lavoisier sert d’intermédiaire entre le grand homme et nous — « visiteurs » qui nous sommes introduits chez le chimiste. Et, ce faisant, Marie-Anne joue sur deux registres concomitants. D’une part, elle participe de ce qu’au théâtre on nomme l’aparté : remplissant la fonction d’« agent de liaison », elle nous « localise » comme si elle nous voyait venir. D’autre part, Marie-Anne s’inscrit (avec force et douceur) au sein d’un récit dont David nous offre le plus exem­plaire des épisodes.

Rhétorique de l’image 
Mais, brisons là : cette fiction s’estompe devant le tour de force que constitue cette « machine » peinte où, sûre d’elle-même, règne la rhétorique. 
Dans la partie supérieure de ce portrait en pied, on peut observer que nos personnages tirent le plus grand profit de la rectitude du schéma de construc­tion qu’ont redécouvert (chez Poussin et de Champaigne, notamment) Vien et les « Néo-Classiques ». À l’instar de Greuze (L’Empereur Sévère reproche à Caracalla d’avoir voulu l’assassiner, 1769, Louvre) qui a recours au motif du pilastre associé à des horizontales bien marquées, David installe ses person­nages dans le réseau orthogonal d’une quasi-mise au carreau. Bien lui en a pris puisque, par rapport à cet ordre prégnant, la légère inclinaison du couple, le liseré blanc du carton à dessins ainsi que les plumes d’oie dont le chimiste se sert pour écrire, introduisent la part de dérogation qui convient : la règle et ses aménagements.


Portrait d’Alphonse Leroy, David, 1783, musée Fabre.

S’inscrivant dans cette lignée, le portrait d’Alphonse Leroy (peint par David. en 1783, musée Fabre) a ouvert la voie. Ce gynécologue pose le plus classi­quement, c’est-à-dire le plus vraisemblablement du monde. Il est néanmoins flanqué d’un quinquet (5), dont la cheminée de verre annonce les instruments du chimiste. Chez les deux hommes de science, les instruments technologiques sont en effet convoqués au même titre que, chez les peintres, le pinceau ou la palette, ou la partition chez les musiciens. La plume à la main, Leroy couche sur le papier ses observations comme, sept ans plus tard, Lavoisier rédigera son Traité élémentaire de chimie. 
Avec la partie basse de la toile (c’est-à-dire avec tout ce qui se situe sous le plan matérialisé par le plateau de la table), tout est immédiatement remis en cause. La jambe, gainée de noir, que, mine de rien, notre homme avance, bouscule les codes de la bienséance auxquels nos personnages, à « l’étage au-dessus », paraissent volontiers sacrifier. Nous parlions, au début de notre présentation, d’incongruité ; osons le mot «obscène », en nous souvenant qu’obscenus, chez les Latins, signifie « de mauvais augure ». Non qu’il faille voir dans la jambe d’Antoine-Laurent le signe avant-coureur d’une grave déconvenue, mais simple­ment quelque chose de déplacé, au sens quasi sexuel du terme. Noire et oblique (oblique, surtout), la jambe de Lavoisier, que redouble le pli « insistant» de la nappe, s’est faufilée - ostensible et clandestine - au cœur de cette belle ordon­nance.

En somme, pour sensible qu’il soit aux idéaux politiques de la bourgeoisie conquérante, l’artiste n’en est pas moins homme de ce XVIlle siècle qui, de Beaumarchais à Casanova en passant par Fragonard, s’enchante des stratagèmes galants inventés par les sectateurs d’Eros. La malignité, qui pousse ces derniers à manœuvrer, et qu’on retrouve partout dans la complexité des situations peintes ou décrites, est, en la matière, une sorte de réquisit. Comment, à ce sujet, ne pas voir que la « schizographie », instaurée par l’artiste entre le haut et le bas de sa toile, se prête au mieux à l’expression de la duplicité ? Étayons notre propos en nous autorisant un détour par les théâtres d’ombres qui font, alors, florès, non moins que les spectacles de lanternes magiques et leurs cortèges de métamor­phoses. À convoquer mentalement les dispositifs optiques que, dès la Régence, l’on trouve tant sur les foires que dans les salons, il semble que la composition de David doive, de fait, quelque chose à ces trucs : ce double portrait serait une « image-machine (6) » dont on peut croire que ce qu’elle montre vient de succéder à un premier moment, maintenant occulté : celui où Lavoisier tenait encore sa jambe cachée ; le dévoilé supposant l’invu qui le fonde. 
Allons plus loin et risquons l’hypothèse suivante : cette image duplice (le haut de l’image étant sage, le bas l’étant moins) résulte de l’adaptation, sur un support fixe et unique (la toile), du tour de passe-passe exhibitionniste qu’on se plaît à reconstituer ici, une sorte de manigance du personnage masculin qui, n’y tenant plus, se serait laissé aller à sa pulsion. On sait que, de nature fantas­tique ou pornographique, des scènes de ce type ont voulu que soit substitué à une première représentation un double «dépravé» de celle-ci. Bref, dissimula-t ion et ostentation alternées, constituant le ressort de certains jeux d’images, n’auraient-elles pas conduit à ce que notre artiste produise avec ses moyens propres ce « montage peint» qu’à nouveau l’oxymore, seul, est apte à quali­fier : une conjonction disjonctive ? D’où il s’ensuit qu’entre le haut et le bas de la toile, l’on passe d’un effet d’encadrement à ce qui sera, plus tard, pensé comme «décadrage ». En définitive, la jambe noire de Lavoisier s’offre au spec­tateur comme «le détail qui tue» que se plairont à révéler, bien longtemps avant Dada, les iconoclastes facétieux. 
Le corps de Lavoisier se présente tel un sémaphore où, en accord avec le fais­ceau d’oppositions haut vs bas, position droite vs position biaise, la jambe noire vient faire couple avec la plume blanche tenue en main par notre homme. Si l’on précise que ces deux objets parallèles (ascendant/descendant) s’articulent avec l’avant-bras gauche de Marie-Anne (que prolonge le pli rouge de la nappe), il devient possible d’avancer que l’épouse contrôle supérieurement les forces antagonistes qui, pour son génial époux, sous-tendent ce que l’on a pu nommer la libido sciendi. 
Nourrissons notre chimère. Que penser encore de ceci qui veut que le pied de Lavoisier vienne frôler l’ampoule de verre renversée située à l’avant-plan droit de la toile ? Que dire, en particulier, de ladite ampoule qui, prolongée par un robinet de cuivre en position fermée, associe à la figure du cercle celle de la croix renversée en position basse, autrement dit revêt la forme du signe alchimique « femelle » ? En somme, la petite plume blanche (le truchement de la pensée rationnelle) qu’agite discrètement Lavoisier fonctionne comme la « contrepartie » de sa jambe noire, le désir de savoir étant manifestement d’ordre érotique. Ces conjectures précisées, s’impose à nous l’idée selon laquelle Lavoisier « fait du pied » à la nouvelle chimie ! Antoine-Laurent, heureux époux de Marie-Anne Paulze et, ce nonobstant, incorrigible amant de la Science ?

Une pensée visuelle 
Nous ne croyons pas à « l’innocence sémiotique » de David : celui-ci remplit indiscutablement un programme discursif. Insistons toutefois sur le point suivant : ce programme échappe partiellement à la claire conscience de l’artiste qui, en dépit qu’il en ait, n’a pu contrôler l’ensemble du dispositif sémaphorique qu’on croit déceler dans ce tableau. Aussi forme-t-on l’hypothèse que notre lecture s’est calquée sur la pensée visuelle de l’artiste qui, elle-même, a dû informer souterrainement son travail de composition. Impossible en cette matière de ne pas faire leur part aux conjectures : on sait que la littéralité de l’image est une vue de l’esprit et que sa lecture consiste justement à traquer ce qui, en elle, se prête au déborde­ment du signifiant ; le risque, évidemment, étant de verser dans le «dé-lire». En 1807, Goethe écrit Les Affinités électives. Selon l’auteur, une seule loi gouverne l’attraction (ou la répulsion) entre les substances et les dispositions de la psychè concernant les relations interpersonnelles. En vérité, «l’imaginaire de la chimie» imprègne les esprits avisés depuis près d’un siècle (7). Et, David, qui capte comme personne l’air du temps, d’avoir ce trait de génie qui consis­tera à figurer d’un seul tenant l’amour et l’amour de la science. L’allégorie, dont l’âge classique a pourtant usé et abusé, connaît ici une mani­festation remarquable. Trois niveaux d’acception sont en effet réunis qui se confortent les uns les autres : 
- au plan figuratif, Marie-Anne Paulze est au chimiste ce que la femme de l’acteur Garrick (voir le tableau de Hogarth) est au grand shakespearien : sa muse ; 
- au plan du discours, une équation visuelle s’impose : la main et la plume de notre homme sont aux choses de la raison ce que la jambe (entendons le corps) est à cette libido sciendi qu’on vient d’évoquer (8) ; 
- au plan du récit, le haut et le bas du tableau instaurent le dispositif d’une concomitance dont l’équivalent verbal se fait volontiers narratif. On se souvient que certains titres de tableaux, au XVIe siècle et au XVe siècle, se donnaient comme les équivalents écrits des images (9) dont ils étaient les « prétextes » (à tous les sens du terme). Inventons donc pour les besoins de la cause la légende de notre toile : « Bien qu’amoureusement tourné vers Marie-Anne et tandis qu’il rédige son mémoire, le chimiste, ne cesse de flirter avec l’objet qui le hante ». Il se trouve que la doctrine de l’Ut pictura poesis (qui voulut, longtemps, que la peinture fût considérée comme une « poésie muette », alors que, symétri­quement, la poésie - narrative - devait être assimilée à un « tableau parlant ») atteint ici ses limites (10). À preuve : la tension entre le haut et le bas de la toile (partant, la mise en question de la composition) échappe de peu au grotesque, catégorie évidemment mortelle au néo-classicisme. Comment David se sort-il d’affaire ? Sans nul doute grâce à ce maniérisme inattendu qui fait du corps de Lavoisier le support d’une pose aussi ingénieuse que follement artificieuse. 
L’entreprise était risquée ! On l’a compris : David est aux limites du « pictura­lement correct ». En vérité, ce chef-d’œuvre marque la fin d’une époque. Car, si les artistes peignent longtemps encore des tableaux « narratifs », ils vont prendre la précaution de neutraliser, en tout cas d’amoindrir, les « chevilles sémiotiques » de leurs « récitations » visuelles. La narration picturale, portée à son acmé par Fragonard avec Le Verrou (11), va se déliter peu à peu tandis que, symétrique­ment, vont monter en puissance les récits illustrés (aidés en cela par le séquen­çage des vignettes en séries). 
C’est pour ne pas avoir pris la mesure de la faillite de l’Ut pictura poesis qu’Ingres, en 1819, se risque à brosser Paolo et Francesca (musée d’Angers). Sur une huile, que son caractère outré a rendu célèbre, l’artiste a représenté les derniers instants des amants tragiques (que relate Dante dans L’Enfer). Malatesta, le mari de la jeune Francesca, guettait les jeunes gens. Il surprend ces derniers en flagrant délit. Il a déjà tiré son épée : il va les massacrer. À regarder la scène, que le peintre a voulue la plus démonstrative possible, on reconstitue aisément le temps t1 du drame : celui où Paolo et Francesca étaient sagement assis l’un à côté de l’autre. La jeune femme faisait la lecture à Paolo ; Malatesta n’était pas visible. Mais Ingres peint l’instant qui suit : éperdu d’amour, Paolo — qui tend un cou démesuré — se penche soudain sur la jeune femme (sa main tendue se pose sur les genoux de celle-ci) qui en perd son livre (qui n’a pas encore atteint le sol). Pour faire bonne mesure, l’épée du jeune homme est venue se planter dans le triangle dessiné sur le parquet. Comme le diable sort de sa boîte, Malatesta, qui a dégainé, bondit. 
Ainsi qu’on peut le constater, David et Ingres exploitent le même procédé en ce sens que Monsieur et Madame Lavoisier ainsi que Paolo et Francesca sont des «ex- plications », à savoir des matrices susceptibles de faire advenir hors de leurs « plis » (explicare) les états successifs d’un processus. Si la peinture a su longtemps gérer les contiguïtés actives entre personnages’ (12), l’instauration des modalités de la cause et de la conséquence’ (13) se sont toujours révélées délicates à gérer (ainsi que l’atteste Le Verrou). Avec Paolo et Francesca, Ingres sombre dans le ridicule, alors qu’in extremis — et avec quelle maestria — David y réchappe.


Paolo et Francesca, Ingres.

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Notes 
Nous préférons le terme démonique au mot démoniaque, par trop satanique. À la famille des démons (ou daimones) s’agrège, comme on sait, le démon de midi, toujours actif.

  1. Ce double portrait peint par Louis-Michel Van Loo peut être aisément apparenté aux conversation pieces.
  2. Madame Lavoisier aura un temps David pour professeur de dessin. Dans son livre L’Amour et la Science (Pygmalion, 2004), Jean-Pierre Poirier reproduit un certain nombre des dispositifs techniques mis au point par son mari.
  3. La distinction entre les arts mécaniques et les arts libéraux n’a plus guère cours au temps de David. Le souvenir de cette distinction est cependant encore vivace.
  4. Antoine Quinquet, pharmacien, perfectionne en la dotant d’une cheminée de verre la lampe inventée par le physicien suisse Aimé Argand.
  5. Par « image-machine» nous désignons toute illustration comportant un « truc» (anamorphoses, tirettes, etc.). Par extension, toute image unique présupposant un état antérieur ou postérieur lui-même rattachable à ce qui est donné à voir.
  6. Dès 1718, les travaux d’Etienne-François Geoffroy s’imposent comme nouvelle théorie dans la chimie du xvi Ir siècle.
  7. Les évangélistes ainsi que les poètes écrivent traditionnellement sous la dictée du dieu, le yeux tournés vers le ciel. Lavoisier fait de sa femme l’inspiratrice de ses découvertes.
  8. Voir, par exemple, Jean-Marc Nattiez : Persée, assisté par Minerve, pétrifie Phinée et ses compagnons en leur présentant la tête de Méduse, Tours, musée des Beaux-Arts ; ou Jean-Baptiste Deshays : Hector exposé sur les rives du Scamandre, après avoir été tué par Achille et traîné par son char. Vénus préserve son corps de la corrup­tion, Montpellier, musée Fabre.
  9. Pour l’édition française, Rensselaer W. Lee, Ut pictura poesis, Macula, 1991.
  10. Sur le Verrou, voir notre texte in, Le Silence des tableaux, L’Harmattan, 2004, collection L’art en bref. Pour dire les choses brièvement, Le Verrou représente l’impossible moment d’un récit érotique. Le garçon qui pousse le verrou pour avoir les coudées franches a déjà couché avec la fille si l’on en croit l’état dans lequel se trouve le lit. Pourquoi donc cette tardive précaution ?
  11. C’est tout l’enjeu de la peinture selon Alberti. Cf. l’édition française du De pictura, Macula, Dédale, 1992.
  12. Avec sa toile L’Explication, Magritte donne corps, sur le mode de la loufoquerie, au motif de l’articula­tion cause/conséquence. Sur ce point, voir, Actes du colloque Icônes-Images Musées d’Auxerre, juillet 2005, Les 3P. Obsidiane, 2006.