III - L’ÂGE DES USINES, DES MACHINES ET DES BUILDINGS DANS LA PEINTURE AMÉRICAINE DES ANNÉES 30.

J’arrive à ce dernier point concernant l’esthétique des grands noms de notre corpus.

Image 1

Image 1 - Lozowick, Iron Track.

Avant d’aborder ces grands noms, quelques remarques générales encore. Soit, à nouveau (déjà cité : image 15 dans la première partie, image 1, ici) 
L’artiste, peintre et graveur, d’origine polonaise, définit le mieux les fondement théoriques de l’art de ces Immaculates, qui pourtant ne relèvent pas d’une école. En 1927, dans la prestigieuse Littlle Review, l’artiste fait cependant ce constat… « La tendance essentielle de l’Amérique d’alors va vers un industrialisation et une  standardisation qui exigent l’adéquation précise de la structure et de la fonction et nécessitent une adaptation des matériaux. »
Plus loin : « L’artiste, doté d’une technique impeccable, doit noter avec précision l’articulation des masses, la façon dont elles reculent ou avancent et définir avec exactitude l’espace qui entourent ou séparent ces objets. Le tout étant de faire ressortir des ensembles harmonieux  équilibrés et contrastés. »

Images 2 et 3
Aussi, Lozowick adhère-t-il aux propositions plastiques de ses collègues, qui veulent que les verticales des cheminées d’usine, les parallèles des traces de pneus, la perpendicularité des rues, les cubes des usines, les arcs des ponts, les cylindres de ses réservoirs de gaz soient en quelque manière les formes-objets  symbolisant le mieux les grandes villes américaines, c’est à-dire les USA.

Image 2 - Demuth, After all,1933. - Image 3 - G. Ault, Sullivan Street, années 30.

Les représentant majeurs sont, je l’ai dit, Charles Sheeler, Charles Demuth, Ralston Crawford (plus prolifiques dans cette veine picturale que George Ault, Elsie Driggs, Peter Blume ou Niles Spencer)

A - Charles Sheeler

Image 4

Image 4 - Sheeler, dessin, Ballet Mécanique, années 30. (Ballet mécanique, soit dit en passant, est aussi le titre d’un film expérimental de 1924 réalisé par Fernand Léger et Dudley Murphy).

Sheeler qui est photographe (on l’a dit) est un dessinateur hors pair. Parallèlement à son travail de  preneur de vues, il cherche à reprendre manuellement, dirait-on, son bien à l’image photo, en dessinant et en peignant inlassablement.

Image 5

Image 5 - Steam Power,  peinture, années 30.

Images 6, 7 et 8
Il se spécialise non pas dans le dessin industriel, mais ce qui est différent - dans le rendu photo réaliste de objets industriels. De la photo, puis du dessin découle sa peinture lisse et sans reste. Comme Demuth, Sheeler voyage en Europe avant et après la première Guerre Mondiale. Il rencontre le photographe Paul Strand (image 6) dans les années 1915 (sans doute chez Alfred Stieglitz - image 7 - à la galerie 291 sur la Ve Av.).

Image 6 - Photo de Paul Strand, NY,1917. - Image 7, Stieglitz, 1913, Back from 291.
Image 8 - Sheeler, photogramme de son film Manhattan, 1921.

Images 9 et 10
Picturalement, Sheeler connaît trois phases :
1 - Une première phase, cubiste ou plutôt “cubo réaliste”, comme on voit ici :

Image 9 - Sheeler, vers 1920, NY.

Image 10 - Sheeler, Rolling Power, 1936.

Image 11
2 - Une seconde phase photoréaliste (ci-dessus)
Petite parenthèse :
Notons en passant que le motif des roues de locomotives - très courant au cinéma (cf. film de Jean Mitry de 1949, Pacific 231, la Bête humaine de Jean Renoir ; etc.) se retrouve aussi chez les Français Georges Rohner et Cassandre.

Image 11 - Georges Rohner.

Fermons la parenthèse.

3 - Une troisième phase figurativo-abstraite
Images 12 et 13
Sheeler rejoint - alors seulement - la leçon de Fernand Léger qui disait à ses amis à NY, pendant la deuxième guerre, « Make it tight, make it dry » (- faire serré, faire sec -). Léger professait aussi l’idée que les formes devaient être distribuées sur toute la surface de la toile, brisées au besoin, et assemblées selon la logique formelle plutôt que suivant le motif à peindre. Ce qui ne fut pas, cependant, la leçon que Sheeler retint en premier de Fernand Léger.

Image 12 - Incantation, vers 1946, 1955 - Image 13 - Western industrial.

B - Le second grand représentant précisionniste est Charles Demuth

Images 14 et 15
Avec ses objets érigés (notamment les châteaux d’eau et les cheminées), Demuth exalte une Amérique fière de ses objets industriels. Dépassant leur aspect utilitaire, ces artefacts forment chez Demuth de quasi-totems.

Image 14 - Ch. Demuth, Dallas - Chimney and Water Tower, 1931. - Ch. Demuth - Steamer, 1931.

Avec ses objets érigés (notamment les châteaux d’eau et les cheminées), Demuth exalte une Amérique fière de ses objets industriels. Dépassant leur aspect utilitaire, ces artefacts forment chez Demuth de quasi-totems.

A nouveau, une  parenthèse :
Image 16


Image 16 - Jean-Émile Laboureur , Roulis Transatlantique, 1907

Nous parlions de cheminée. Observez la modernité humoristique de cette huile du graveur Français Jean-Émile Laboureur, Le Roulis transatlantique de 1907, musée de Nantes).
Fermons la parenthèse

Images 17 et 18


Image 17 - Demuth, Building Lancaster, vers 1930.

J’ajouterai que, comme Sheeler, Demuth (peintre et photographe), fréquente durant la Première Guerre la galerie d’Alfred Stieglitz 291, qu’on a mentionnée. Ses compositions « cubo-rayonnistes » sont très caractéristiques de son œuvre peint. Une des toiles les plus connues de Demuth est And I saw the number five in gold. Il s’agit  du numéro d’une voiture de pompier qui file à toute allure dans les rues de New York (notez les rayons, chers à Demuth). Image Pop Art avant la lettre.

Image 18 - Demuth, And I Saw the number five in gold, 1928, 70 x 90 cm.

C - Le troisième grand nom du Précisionnisme est celui de Ralston Crawford

Images 19 à 27
Les Précisionnistes - je l’ai dit - sont volontiers des cubistes « assagis », voire des constructivistes. En particulier Ralston Crawford. Cet artiste va devenir un peintre géométrique presque abstrait. On pourrait dire que Crawford est un peintre- designer. Et, qui, en dépit de son penchant pour l’abstraction, ne se départira pas du substrat mécanomorphe de ses référents.

Image 19 - R. Crawford - Third Av. Elevated, 1951. - Image 20 - Grey Street ,1940. - Image 21 - Water Tank, années 30.

Ici, l’intertexualité iconographique se fait très prégnante. On retrouve, en effet, chez le Français Cassandre des années 25/30 quelque chose de l’esthétique industrielle de Crawford. De fait, ce dernier peint comme Cassandre peint les signaux visuels que sont ses célèbres affiches.
Il y a, chez Crawford, une sorte jubilation dans le choix des bons détails qui, cadrés - voire décadrés - mais toujours métonymiquement pertinents, flattent l’œil.

Images 24, 25, 26 et 27
Aussi, ne  s’étonnera-t-on pas de voir Crawford travailler pour la revue Fortune  dont il réalise quelques admirables couvertures. À ces totems de la modernité machinique, il faut, naturellement ajouter celui des voyants lumineux, qui intéressa, précisément, Cassandre (cf. image 27).

Images 24, 25, 26 - Crawford - Couvertures de Fortune - Image 27 - Affiche de Cassandre.

Conclusion : Les homologues des Précisionnistes et leurs successeurs

a - Les homologues - Images 28 et 29
Le Précisionnisme, dont Boutet est l‘avatar français, a des cousins européens, notamment allemands. La Nouvelle Objectivité allemande (mouvement esthétique) de la république de Weimar, époque tourmentée à tous égards, voit éclore l’œuvre des peintres chez qui la précision et le photoréalisme font écho aux Américains.

 Image 28 - Karl Volker. - Image 28 - Carl Grossberg.

Image 30
Les Allemands qui sortent de la Première Guerre reconstruisent et mettent toutes leurs forces dans la science et la technologie. Comme les Américains, les deux allemands excluent la présence de l’homme… Or, l’Hitlérisme pointe… d’où sans doute cette autre toile où la machine évoque vaguement une tête mort, et où la présence de la  chauve-souris est de mauvais augure.

Image 30 - Grossberg, 1934.

Remarque rapide - Images 31 et 32

Image 31 - Cormon, La Forge. - Image 32 - Thomas Anschutz, The Iron Workers at Noon Time.

Nous sommes loin de la peinture industrielle de la fin du XIXe où les hommes ont encore toute leur place. Voyez : Cormon, La Forge, vers 1880 ;  Thomas Anschutz, The Iron Workers at Noon Time, 1880, soucieux de capter la réalité ouvrière.

b - Les Successeurs - Images 33 à 37
On a dit plus haut que certains Précisionnistes, notamment Crawford et Demuth, annonçaient le Pop Art. La schématisation des apparences, atteint chez eux l’épure, à l’aune de laquelle le design modèle et module les choses, comme la ligne des autoroutes, par exemple.
Voyez ces huiles de Crawford des années 40/45.

Images 33 et 34 - Crawford.

Nous sommes proches du tableau de l’Anglais Julian Opie (assisté par son ordinateur) représente ici dans les années 90 : Imagine you are driving.

Image 35 - Julian Opie, Imagine you are driving, acrylique sur bois, 1993.

L’esthétique « industrielle » des Précisionnistes, elle réapparait chez l’Australien Jeffrey Smart.

Image 36 - Jeffrey Smart, Control Tower, 1969.

Dernière rencontre : celle qui s’opère avec le Franco-Allemand Léo Heinquet (proche du réalisme magique).

Image 37 - Léo Heinquet, Les Jambes du Cantique, 1988.

On terminera sur la question de savoir pourquoi les Précisionnistes américains sont si peu connus en France, pour ne pas dire escamotés ? À lire bien des histoires de l’art, on pourrait avoir l’impression que la « vraie » peinture américaine commence au début des années 50 avec l’abstraction lyrique de l’École de New York ! Ce silence, peut-être, est-il dû au fait que les artistes d’outre Atlantique (las des Impressionnistes) cherchaient à conquérir en art ce qu’ils appelaient « l’américanité » (qui est une chimère) ; et que, « faute » de sujets spécifiques, ils se seraient rabattus, à l’instar des photographes, sur leurs paysages industriels, il est vrai, à nuls autres pareils.
Précédés de  la rugueuse Ash Can School, les Précisionnistes (ou Immaculates) n’auraient su exalter qu’une vision du monde technologique (épurée) et comme « rattrapeuse » du temps perdu à suivre les européens. N’aurait alors résulté de leurs recherches et travaux que le catalogue d’un nouveau pittoresque. C’est, évidemment, bien plus que cela. Les huiles de Crawford, Demuth, Driggs ou Sheeler, hautement sophistiquées, méritent d’être sérieusement reconsidérées ! Edward Hopper fut victime de préjugés semblables, mais pu s’en sortir. On peut espérer qu’il en sera de même pour ces artistes chez qui, dès la fin des roaring twenties, se manifeste un sens extraordinaire du design.

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Bibliographie

Catalogue Disques et Sémaphore, le langage du signal chez Léger et ses contemporains, F. Léger Biot, 2010.
The Machine Age in America, Brooklyn Museum, 1986, catalogue Abrams.
Les Réalismes, catalogue, Centre Pompidou, 1981.
Images of America, Museum of Modern Art San Francisco, 1986, Karen Tsujimoto.
Made in USA, (direct ´ric de Chassey), Bordeaux, 2001.
Barbara Haskell, Ralston Crawford, Whitney, 1986.  
La Ville magique, catalogue, Lille Métropole, 2012 (Sophie Levi).
Léger et l’esprit moderne, Musée de la ville de Paris, 1982.
Pontus Hulten, The Machine, Moma (Pontus Hulten), 1960.
Le Purisme et l’Esprit nouveau, Musée de Grenoble, 2001.
Stéphane-Jacques Addad, Bernard Boutet de Monvel, Édition de l’Amateur, 2001.
Les années 20, L’Âge des Métropoles, sous la direction de Jean Clair, Musée de Montréal, 1991.
Charles Sheeler, Carol Troyen et Erica Hirshler, Museum of Fine Arts.