HOPPER OU LA RARÉFACTION DE LA VIE

Dès que vous avez compris qu’il est partout difficile de vivre, alors naît la poésie et advient la peinture. 
Soseki, Oreiller d’Herbes, Rivages, 1987.

Hopper - “Portrait of Orleans”, 1950, Huile sur toile, Fine Arts Museums of San Francisco

D’évidence, chez Hopper, comme chez tous les grands réalistes, le réel est seulement là pour servir de caution à ce qui, seul, semble obséder l’artiste : la mise en place d’un véritable « texte » morpho-chromatique (cf. la série des Côtes rocheuses de 1916/ 1919 : ses maisons en bois, peintes à l’eau, des années 30 : des huiles comme New York Restaurant, 1922, Chop Suey, 1929, etc.). Non moins évidemment, le parti pris réaliste du peintre constitue un piège qu’il est difficile d’éviter. Je pose en effet que la renom­mée d’Edward Hopper est, à l’heure actuelle, partiellement cons­truite sur un malentendu : ce que nous considérons comme un point de départ (la « caution ») fonctionne ou risque de fonctionner comme un point d’arrivée. Autrement dit, le représenté (l’énoncé) comme dépôt de sens pré-contraint peut l’emporter sur la représen­tation (l’énonciation), ou si l’on préfère l’image : voire l’imagerie (1), sur la peinture. Alors que la nature mimétique des compositions de l’artiste ne doit être perçue, à mon sens, qu’en tant que compromis. Par compromis, j’entends le moyen terme résultant de la rencontre d’une scénographie « phénoménologique », voire « beha­vioriste », avec l’impérieuse nécessité architecturale de chacune des toiles. Reste qu’aux antipodes de cette lecture prévaut largement le répertoire iconographique du peintre que le public a toujours tendance à convertir immédiatement en effets de récit. En bref, l’« ut pictura poesis » toujours recommencé a ceci de révélateur que le substrat réaliste des toiles ramène une fois de plus le tableau au rang du théâtre exhaussant (ou rabaissant, c’est selon) le « motif » au niveau du « sujet » classique, pourtant éreinté par Manet. À la décharge des critiques accréditant l’idée que Hopper est une sorte de chroniqueur, il est juste de mentionner que des productions comme Office at Night (1940) ou Hotel Room (1931), pour ne se rapporter qu’à ces deux toiles, semblent se situer en amont de la cassure opérée par l’auteur du Déjeuner sur l’herbe qui ne laisse, en dernier ressort, que peu de chance au récit. Jusqu’à Degas, en revanche, qui participait, picturalement parlant, du monde d’avant le bouleversement opéré par Manet (même si celui-là survit à celui-ci), le tableau, encore indissociable de valeurs scéniques et narratives, était justiciable d’un titre-pro­gramme de nature essentiellement diégétique. De fait, Office at night ou Hotel room, en tant que titres, sont, du point de vue sémantique, les informants (2) d’une histoire qui ne demande qu’à courir : histoire dont les représentants iconographiques nous sont donnés sinon sous forme de scènes constituées du moins sous forme d’istoria (3).

Hopper, justement célèbre de nos jours pour avoir saisi comme personne (à l’exception peut-être du photographe Robert Frank) l’esprit des USA entre 1925 et 1960 passerait donc, aux yeux de bon nombre de nos contemporains pour ce qu’il est convenu d’appe­ler un illustrateur.

Photographiés, recadrés, ramenés aux dimensions du support éditorial (jaquettes, cartes de différents formats, affiches, calen­driers) intellectualisés en quelque sorte, c’est-à-dire nettoyés de leurs aspérités matériologiques, les duplicata des peintures de Hopper sont même devenus les icônes idéales d’une certaine Amé­rique, comme si l’auteur de House by the Railroad (1925) ou de Room in Brooklyn (1932) n’avait été qu’un Rockwell moins « pitto­resque », un producteur d’images matricielles conçues pour être reproduites, autrement dit livrées pour leur capacité à générer du récit, en même temps qu’un certain pathos.

C’est en suivant le chemin dans le sens inverse de celui emprunté jusqu’ici qu’il faut nous approcher du peintre, trahi plus que tout autre par les organes de médiation (4). Hopper qui fut, certes, illustrateur pour des raisons alimentaires (5), ne construit une œuvre figurative réaliste, dirait-on, qu’à seule fin de ruiner de l’intérieur les nécessités encore bien vivantes, dans son pays, de la peinture de genre.

Confronté à une toile comme Hotel Room et ayant installé entre elle et moi la distance d’appréciation spécifique prescrite par T.H. Hall (6), il m’apparaît que l’anecdote, ou plutôt la possibilité d’anecdote que recèle ce tableau, entre un conflit avec le jeu radicalement contraignant des formes et des plages colorées : l’icône ne s’en laisse pas aisément conter et, comme toute image un tant soit peu émancipée, elle résiste à l’ordre du discours qui cherche à la plier à sa mesure. Qui plus est, l’argument-prétexte auquel nous sommes culturellement dressés à nous raccrocher est en train de se déliter. Hotel Room n’est plus tout à fait un moment qui fait image (digne d’être illustré au sens fort du terme), mais une « situation » béant sur une incertitude narrative dont nous présentons confusément les enjeux. Pour tout dire d’un mot, cette crise du récit figuré n’est, à mon sens, que la métaphore d’un drame qui se joue à un tout autre niveau. Constatant que la société dans laquelle il se trouve n’est que reflet négatif du Rêve américain, Hopper va privilégier ces moments d’attente littérale­ment insensés (privés de direction) qui disent, à leur façon la vacance de toute une société et que sont Hotel by the Railroad (1952), Cape Cod Morning (1950), New-York Movie (1939), etc. Intrigué par le côté lâche des relations inter-personnelles de tant de pseudo-scènes et cherchant à placer ces dernières en regard des canons picturaux reçus, Brian O’Doherty, il y a quelques années, analysait ainsi les choses : « This openness is the reverse of Renaissance figure compositions based on a standard of explicit gesture and narrative clarity. » (7). Les attitudes des hommes et des femmes de Hopper, en effet, sont moins que jamais les sémaphores d’actions ou de projets. Le thème du théâtre est particulièrement instructif à ce sujet. Voyez Two on the Aisle (1927), First Row Orchestra (1951) ou encore Intermission (1963). Le peintre a retiré à la scène officielle ses prérogatives, lui substituant l’anti-spectacle de salles mornes où de rares figures sont venues vivre par procu­ration quelques moments d’une existence enfin pleine. Ces gens font partie des meubles. Une toile de jeunesse, Solitary Figure in a Theatre (1902), annonce avec une surprenante vigueur la voie que Hopper va se mettre à suivre systématiquement à partir des années 25. La silhouette noire d’une spectatrice vue de dos vient mordre sur la rampe blanche qui délimite le proscenium et, au-delà, l’espace gris de la scène. En contiguïté plastique avec le personnage, l’immense plage vide du plateau éteint a quelque chose à voir avec ce qui serait l’ « écran mental » de la spectatrice, comme confrontée à sa propre vacuité. Ainsi la résorption dans le silence de la toile de ce qui constituait à la fois le sujet classique de la peinture et l’objet du récit annonce-t-elle ces véritables allégories de l’Absence, qui vont aller se multipliant jusqu’à faire de l’œuvre du peintre ce désert étrangement habité qu’on sait. Élargissons notre propos à l’œuvre en général : la force symbolique de ces toiles tient en ce que l’immobilité de toute cette population peinte permet de signifier en une seule proposition visuelle la pose et la pause : quelque chose comme la raréfaction de la vie où l’humain pétrifié commence à vraiment faire partie du décor (inversement, les espaces vides de toute présence, paraissent hantés) (8). Habitées ou non, les toiles de Hopper ne sont peut-être avant tout que des paysages.

Cette menace de l’ordre narrativo-figuratif établi, que conjure de toutes ses forces le système médiatique dominant (à l’instar de la nature celui-ci abhorre le vide) désigne le point même où Hopper choisit d’intervenir. Gardant. ce qu’il faut de prétexte (le prétexte narratif et l’alibi), le peintre ne paraît devoir sacrifier à la fonction documentaire que pour dresser un état des lieux (9).

L’état des lieux pour notre artiste, c’est avant tout le constat de l’extraordinaire rétrécissement de l’espace relationnel auquel se sont accoutumés les fils des pionniers. A deux pas de la nature : végétation dense, forêt (House at Dusk, 1935, Gas, 1940, Second Story Sunlight, 1960), montagne (People in the Sun, 1960, Western Motel, 1957), mer (Seawatchers, 1952), ou, à tout le moins, situés dans une chambre donnant largement sur le ciel (Excursion into Philosophy, 1959, Summer in the City, 1949) les hommes et les femmes de Hopper sont des réfugiés de la vie, barricadés dans leurs cellules. Le monde du peintre, extraordinairement comparti­menté (voyez son obsession du refuge, jusqu’à ce besoin ‘de repré­senter précisément des intérieurs de train : Chair Car, 1965, Compartment, 1938) exprime à la fois la peur et la nostalgie d’une existence en prise directe sur les forces vitales. Avare de paroles, mais sentant combien notre passage ici-bas est voué à ce que les psychologues appellent « l’évitement », Hopper aura cette formule : « Quand on prend le train tout vous paraît magnifique » (10). Voulant sans doute signifier que si, vu de la vitre d’un véhicule, le monde se transforme facilement en son propre spectacle, ce même monde parcouru pendant le voyage de la vie, court toujours ce risque d’être « raté » par nous, tant prévaut cette peur d’une trop grande implication avec les êtres et les choses.

Une huile sur bois, Stairways (1925), semble prémonitoirement exemplaire de ce que l’artiste ne cessera de développer par la suite. Ce tableau, qui redouble en son sein le motif de l’ouverture, représente un couloir d’escalier donnant, par une porte grand ouverte, sur une campagne boisée et vallonnée d’autant plus impressionnante que, cadrée de la sorte, elle semble excéder de toutes parts le champ de vision. Cette portion de campagne, un rien menaçante dans son opacité bourgeonnante, et qui vient s’encastrer dans un système orthogonal extrêmement contrai­gnant (11), est, au sens fort du terme, tenue à bonne distance (12). Comme si la vie avait quelque chose à craindre de la vie. L’effer­vescence, en quelque sorte, est presque toujours forclose chez l’auteur de Office at Night, sauf lorsque, lumière assagie, elle baigne obliquement les terrasses ou pénètre chichement dans les appartements (A Woman in the Sun, 1961, Eleven AM 1926, Sunlight on Brownstones, 1956, Morning Sun, 1952, etc.). Repre­nant au compte de Hopper ce que Cremonini dit de ses propres toiles (13), nous pourrions avancer que tous ces personnages essaient de croire qu’en donnant leur corps au soleil ils pourront retrouver cette vigueur sanguine qu’ils n’ont plus. « Mais en réalité, précise l’auteur des Écrans du soleil on est là, on colle au sol. Le soleil sur la peau, c’est le fait que le soleil reste extérieur à nous et ne pénètre pas en nous-mêmes ».

Bien que rempli de moments saturés de chaleur (Summer in the City, 1949, Summer Evening, 1947, Night Windows, 1928, Caro­lina Morning, 1955, etc.), l’univers hopperien est fondamentale­ment frileux. L’environnement immédiat des portes et fenêtres, en-deçà et au-delà desquelles se trouvent les personnages, se donne paradoxalement plus à lire comme lieu d’assignation à résidence que comme zone de passage ou de « frayage ». De fait, le seuil délimite la zone (étriquée) du « rayon d’action » de toute cette population peinte, qui ressemble à faire peur aux contemporains de l’artiste. Mais s’agit-il seulement de rendre compte de l’atrophie vitale et de l’enfermement des citadins en ville ou en villégiature (Cape Cod Morning, 1950, Cape Cod Evening, 1939, High Noon, 1949) ? À l’évidence, non. En congédiant le récit, en recherchant systématiquement « l’entr’acte » (14), Hopper laisse sourdre un sym­bolisme radicalement subversif.

Si l’on pose que le seuil est, comme nous le rappellent les mythologues, la ligne séparant le sacré du profane (15), force est de noter que les portes et les fenêtres de l’auteur de New York Movie (1939) inversent les valeurs traditionnelles du Passage. Une « poé­tique du seuil », pour reprendre l’expression, de Lawrence Allo­way (16) agit de telle sorte que c’est l’intérieur des maisons chez le peintre qui est le domaine du contingent et de l’inessentiel. Le mystère, si mystère il y a, gît dans les frondaisons, la ligne de toits ou de collines au bord de laquelle tremble et pâlit la lumière, l’au-delà des choses qui fait de tout horizon borné un possible, quoiqu’improbable, lieu de révélation : East River (1923), Dawn in Pennsylvania (1942), Seven AM (1948). Moitié abris, moitié exils (17), les chambres d’hôtel, salles de spectacle ou de restaurant, les halls d’entrée sont des sas où l’on est venu se « refaire » et qu’il faudra quitter pour affronter de nouveau les turbulences extérieures. Entre temps la vie a reflué ici comme sur la grève l’écume déposée par le flot (Hotel Lobby, 1943, Hotel Window, 1956). Ces abris, ces exils incarnent l’idée de répit gagné sur le siècle, fantasmé lui-même comme menace où se perdrait corps et biens l’existence. Et Hopper de révéler cruellement qu’en tentant de conjurer ce danger, ses Américains l’ancrent au contraire en eux, irrémédiablement (Automat, 1927).

Les appartements ou les bureaux expriment également à leur façon la réserve dans laquelle on se tient. Pour tout dire, les personnages, ne « franchissent pas le pas ». Office at Night, plus que toute autre toile, métaphorise cette dramatique incapacité à passer le seuil des convenances, ou à tout le moins, à « briser la glace » : Gail Levin (18) remarque judicieusement que dans cette toile l’ouverture de la baie vitrée, de la porte du bureau ou du tiroir contre lequel se tient la pulpeuse secrétaire, signifient la disponibi­lité, la possibilité d’une rencontre charnelle. Abondant dans son sens, j’ajouterai que le patron, assis à son bureau et apparemment absorbé dans la lecture d’un document, laisse dépasser dans la lumière le bout de sa chaussure. Rien ne peut arriver, pourtant. La tension psychologique née de la seule présence de cet homme et de cette femme (alors que la nuit renforce leur commun isolement) fait de leur disposition dans cet habitacle, une véritable situation érotique : mais, sans doute aussi parce que c’est un puritain, l’artiste ne veut pas en tirer parti (idem pour une toile aussi apparemment indiscrète que Night Windows, 1928).

Le sentiment de déception ou de frustration qu’on peut éprouver en l’occurrence est d’autant plus fort que nous avions cru que Hopper avait fait de nous des voyeurs. En réalité les choses sont plus complexes : il apparaît que ce « voyeurisme » n’est qu’un fantasme favorisé par toute notre culture. Hopper ne cherche pas à surprendre « l’instant qui conte » sur le mode ludique de l’indiscré­tion, comme ont pu le faire certains maîtres de la peinture de genre (on songe à Suzanne et les vieillards de Tintoret : au Baiser à la dérobée de Fragonard etc.) mais à révéler comme le firent, par exemple Bonnard et Vuillard, les « zones mortes » au détriment des espaces pré-vus. Degas, dont nous avons dit plus haut qu’il travaille, lui aussi, sur des cadrages inattendus, retrouve ici natu­rellement sa place. Avec une différence toutefois, qui le fait se situer à part (et en amont) de ces chantres impressionnistes ou post-impressionnistes de la vie privée : l’auteur de L’Absinthe est un peintre trop conscient du désarroi existentiel dans lequel la société industrielle est en train de s’engouffrer pour se satisfaire de cette valeur refuge qu’est précisément le bonheur intime. Cin­quante ans après, et de l’autre côté de l’Atlantique, Hopper reprend la leçon de celui qui peignit si souvent l’envers du décor (Dans les coulisses, Répétition de ballet, Les Figurants, etc.). Aggravant la rude vision d’un Degas qui se serait souvenu malgré tout des grands flamands de l’âge classique, le solitaire de South Truro porte un regard aussi implacable que détaché sur ce qui se présente dans son champ d’investigation. Comme myope, à la façon de tous ces peintres qui focalisent sur des « régions » du réel apparemment dénuées d’intérêt (ou qu’ils s’acharnent à vider de leur substance anecdotique) et dans le même temps terriblement acéré, Hopper perce les écrans, déjoue les obstacles, pénètre par les baies vitrées dans les appartements à la manière de Hit­chcock (19). Et de découvrir que, derrière ces façades inlassablement représentées et presque plus humaines que les habitants censés s’y cacher (Portrait of Orleans, 1950, October on Cape Cod, 1946, Dauphinée House, 1932, Two Puritans, 1945 etc.) il n’y a rien à cacher et que leur secret est de ne pas en avoir. D’où, sans doute, ce tournoiement de Hopper résolu à multiplier les points de vue et les perspectives tout au long de sa carrière, passant compulsivement de l’envers du décor (l’intimité des chambres), au décor lui-même (là où s’affiche le décorum) comme pour se prouver qu’il a tort.

Un acharnement désespéré va le faire pousser dans son ultime développement la démarche commencée par les Renaissants : l’emblème pictural qui préside aux destinées de la peinture depuis Alberti — la fiction de l’ouverture dans le mur — va connaître avec Hopper un nouvel et dernier avatar.

Rappelons que le tableau pensé comme fenêtre s’impose en tant que modèle au moment où la définition du réel quitte pour une part le domaine de la métaphysique pour celui de la physique tout court, ramenée autant que faire se peut à l’ordre de la visibilité. La perspectiva artificialis mise au point, la peinture n’en finira pas, des siècles durant, d’actionner cette machine illusionniste qui permettait de convoquer à volonté les objets du désir, quels que fussent ces derniers. Pris dans les rets du découpage géométrique de la visée monoculaire, êtres et choses viennent alors se faire prendre dans les poses ou les positions les plus avantageuses. Lorsque la mise en scène exigeait que le décor fût l’intérieur d’une chambre, l’artiste avait le plus souvent soin de peindre une ouver­ture dont nous savons qu’elle constituait à la fois le chiffre et le modèle de toute représentation : innombrables sont les percées vers l’extérieur que, dans le fond ou sur le côté des salles où se tiennent les personnages, se ménageaient Bellini, Vélasquez ou les Macchiaioli de la fin du XIVe siècle italien. Reprenant un thème de Goya, Manet produit en 1869 Le Balcon et, ce faisant, ébranle l’économie signifiante du point de vue classique. En peignant ses trois personnages dans l’attitude qu’on leur connaît, Manet change ses sujets en objets. De fait, bien qu’en position dominante, ces derniers sont fragilisés parce que donnés en pâture au regard d’autrui (le nôtre se confondant peu ou prou avec celui de l’homme de la rue censé se promener en contrebas), et la pièce noire derrière eux, où se devine un comparse, commute soudain avec le paysage d’antan. Réversion. La « compréhension » monocentrée du monde n’a plus cours.

Sans atteindre au génial délire d’un Delvaux qui, dans le cadre délimité de sa propre fenêtre (La Fenêtre, 1936), vue du dehors, représente une ouverture sur la campagne en lieu et place d’un salon bourgeois, Hopper reprend la leçon de l’auteur du Balcon et va l’approfondir à sa manière. Parallèlement à toute une série d’images convenues, quasi vermeeriennes pour certaines (Girl at a Sewing Machine, 1921, Morning in a City, 1944, Eleven AM, 1926), la peintre va produire des tableaux aussi neufs que Office in a Small City, 1953, Night Hawks, 1942, Apartments House, 1923. A Room in New York, 1932, surtout, nous met en présence d’un espace où les individus, au lieu d’être exhibés (effets de proximité, de connivence, de familiarité), nous sont ouvertement donnés sur le mode intransitif (et comme à l’infinitif) de l’exposi­tion. Quasi impersonnels, ces représentants de la nouvelle race citadine sont littéralement encastrés, à jamais campés sous des traits génériques (sorte d’Homo americanus), comme installés dans de véritables vitrines (ce n’est sans doute pas un hasard si l’artiste qui peignit Night Hawks s’intéressa en propre aux devantures de magasins). En focalisant depuis un lieu situé juste en-deçà de la vitre, c’est-à-dire au bord de la « limite de protection » des habi­tants, la « caméra » de Hopper neutralise l’opposition extérieur/ intérieur sur laquelle repose l’imaginaire lié aux valeurs de l’indi­vidu, centrées, comme on sait, sur le mythe de l’originalité préser­vée. Le témoignage que constitue A Room in New York est, à ce sujet, sans appel. Du point de vue de ce que nous pourrions appeler l’énoncé, cet homme et sa femme, bien qu’enfermés dans leur salon et murés dans leur mutisme, affichent publiquement, comme des figurines de musée, l’inanité des rapports humains telle qu’elle s’est tragiquement banalisée dans le monde contemporain. En somme, le quant-à-soi dans lequel ce couple se tient semble fonctionner comme son contraire : un déni révélateur qui caracté­rise en dernier ressort la « gangue d’impersonnalité » dont tout un chacun aspire à se dégager. A partir de ce qui serait l’énonciation, la « lecture » de la toile de Hopper pourrait se prolonger comme suit : cerné par des structures architecturales très fortes qui redou­blent le cadre du tableau où il s’inscrit, notre couple, frontalement centré dans l’axe de la vision, atteint paradoxalement au général à force de spécification : Hopper annonce tout un courant du Pop Art dont on sait qu’il fut hanté par la réification des rapports humains. Les hallucinantes sculptures-moulages en plâtre d’un George Segal ne sont pas loin, qui anticipent le mouvement vers le clonage et l’inertie généralisés de nos sociétés.

Dans sa monographie Gail Levin insiste sur la dimension par­tiellement littéraire de toute peinture et naturellement sur celle d’Edward Hopper. Elle rappelle ce mot de son peintre de prédilec­tion qui déclarait en 1957 à Alexander Eliot : « Il n’est pas difficile de peindre une scène ou un motif. Ce qui est difficile c’est d’expri­mer une pensée par la peinture » (20). Même si, comme il le dit plus loin, les contraintes du médium l’écartent de son intention pre­mière, il reste que le condisciple de Rockwell Kent et de Guy Pène du Bois est mû par un désir dont les « contours » interfèrent avec le discours. Son œuvre — cet article voudrait en apporter la preuve — est effectivement « parlable ». Pourtant l’irréductibilité qui fait que cette peinture échappe radicalement à l’imagerie est manifeste. Comme les plus grands réalistes auxquels il peut être assimilé, l’auteur de House by the Railroad ou de Roofs on the City ne cesse de sélectionner ses motifs pour que la métamorphose qu’il leur fait subir (21) puisse condenser les exigences du plasticien et celles du visionnaire. Ces toiles sont d’autant plus percutantes qu’à l’instar des adeptes du Hard Edge, Hopper joue sur le registre étroit de la précision et de la sécheresse.

Retour à l’Europe : l’école d’un certain regard dans l’Italie des années 70/80 — Crémonini, Gnoli, Boschi — semble prendre le relais.

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Notes

  1. Cette notion d’imagerie est définie par Etienne Gilson dans Peinture et Réalité, Paris, Vrin, 1972. Nous pourrions dire que l’imagerie (que cette dernière relève ou non du support peint) signifie. Elle est donc non spécifique de l’acte de peindre, puisqu’on signifie tous les jours avec des images non peintes. Toute autre est la peinture, figurative ou non, qui, elle, se signifie.
  2. Roland Barthes, Communications 8, Paris, Le Seuil, 1966 ( « Introduction à l’analyse structurale des récits »).
  3. L’ istoria c’est La summa opera del pittore dit Alberti dans le Della Pintura. Et Jean Clair de préciser (in Magritte, Paris, Centre Pompidou, 1978) : « l’istoria, c’est-à-dire la composition des corps, leurs relations, leurs intervalles, tels que les déterminent d’une part leur grandeur propre, d’autre part leur fonction ».
  4. L’œuvre de Hopper est devenue un réservoir de citations iconographiques. Les traductions françaises des fictions américaines reproduisent, à qui mieux mieux, sur leurs jaquettes de couverture, des fragments des toiles du peintre, réduisant ainsi ces dernières à une vaste imagerie, au sens défini dans la note (1).
  5. Cf. Gail Levin, Edward Hopper, The Art and the Artist, NY, Norton Whitney, 1981.
  6. Cf. T.W. Hall, La Dimension cachée, Paris, Le Seuil, Chap. 7.
  7. Brian O’Doherty, « The Hopper Bequest at the Whitney », Art in America, NY, Sept. 71.
  8. Cf. Calvin Tomkins dans The New Yorker, Nov. 10, 1980.
  9. Hopper, peintre de la réalité banale : cet aspect de l’œuvre du peintre fasci­nera le Pop Art. Remarquons par ailleurs que Hopper qui, certes, élimine l’acces­soire pour ne garder que les éléments déterminants de ses compositions, nous fournit un corpus de représentations que les historiens des formes et des modes ne pourront pas négliger.
  10. Cité par Gail Levin, op. cit.
  11. On notera le rôle symbolique de la rampe de bois qui borde l’escalier et qu’on est tenté d’assimiler à un véritable garde-fou.
  12. Ce même thème revient à la fin de la carrière du peintre : Sun in an Empty Room nous montre au-delà de la fenêtre une nature indomptée.
  13. Cremonini et Marc Le Bot, Les Parenthèses du regard, Paris, Fayard, 1979.
  14. Le critique A.T. Baker dans Time, 27, 1971 écrit : « He is an intense artist of the arrested moment, of the intermission between Act 1 & Act 2 of a play still beeing written ».
  15. Alain Gheerbrant, Jean Chevalier, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1983.
  16. L’expression : « la poétique du seuil » est tirée d’un article de Lawrence Alloway paru dans The Nation (October 25, 1980).
  17. Cf. Jack Kroll dans Newsweek, 29, 1967.
  18. Gail Levin op. cit.
  19. La « grue » de prise de vue où se juche la caméra de ce peintre féru de cinéma procède de ses propres insights opérés depuis le métro aérien où il avait l’habitude, le soir, de circuler.
  20. Gail Levin op. cit.
  21. On aura une idée de ces métamorphoses en consultant Gail Levin, Hopper’s Places, NY, A Knopf, 1985. L’auteur reproduit ses propres photos des endroits où Hopper peignit sur le motif : en regard, les clichés des tableaux correspondants.