RÉFLEXIONS SUR UNE AFFICHE DE VILLEMOT

Le médium affiche 
Un mot, tout d’abord, sur ce médium particulier — l’affiche — devrait nous per­mettre de préciser quelques points relatifs aux conditions mêmes dans lesquelles doit être approché notre objet. À l’instar des tableaux de peinture, les affiches d’affi­chistes étaient des images «debout», alors que les placards publicitaires de l’heure sont des décors dressés comme autant d’écrans énormes. La façon d’apparaître de ces derniers est désormais l’imposition, alors que les affiches d’antan, même s’il faut nuancer, ne se voulaient qu’apposées. Dans l’un et l’autre cas, toutefois, les images de rues ont toujours (ou toujours eu) cette caractéristique d’être collées dans l’urgence tout autant pour vanter un produit ou exalter une cause que pour décou­rager d’autres représentations possibles ou recouvrir des affiches indésirées. Un maître-mot en la matière n’a cessé de prévaloir : occuper le terrain. Si, l’image, en général, est “avancée”, pro-posée (“posée pour”), l’affiche, quant à elle, affirme qu’elle est ouvertement une “contre-image” (au moins autant qu’une image-contre), une “réplique”. Ce dont nous aurons à nous souvenir tout à l’heure.


À cette manière de considérer les placards urbains s’ajou­te le fait que, comme toute icône, l’affiche a toujours été prise dans l’inévitable réseau de l’intertextualité : celui des “arrière-images”, dont l’activation dépend et du contexte de réception et des idiosyncrasies du spectateur. Ce que — encore — il nous faudra retenir.  
Cependant, si les images, quelles qu’elles soient, génèrent un espace de lecture où le sémaphorique le dispute à l’ana­phorique et au métaphorique, on doit ici prendre en consi­dération le fait que l’affiche des affichistes savait tirer une notable plus-value de son très efficace principe d’économie : “faire du fort avec du peu” (1). Dans “Du laconisme de l’affiche”, Georges Péninou écrit que l’affiche (telle qu’il l’entend) était “nativement hyperbolique, non par le gigantisme de ses dimensions” (encore que trop de discrétion eût annulé sa plastique), “mais par sa superbe intelli­gence des formes — rhétorique et grammaticale — de l’autorité [...]”. C’est pourquoi l’affiche, à laquelle seyait, tout particulièrement, le statisme, recherchait un certain hiératisme. À tous les sens du terme l’affiche était “hautement” significative. Villemot ne nous décevra pas...  
Contrairement aux publicitaires contemporains qui, avec leurs photographies géantes et leurs slogans équivoques, cultivent surtout la fascination ou la conniven­ce, les affichistes de métier cherchaient à promouvoir la valeur signalétique de leurs placards, tout en se méfiant des facilités du récit ou des servitudes trop régulantes du décoratif. Ce faisant, Cassandre Carlu ou Colin, Fix-Masseau, Loupot ou Savignac, débridaient leurs dessins au point de faire de ces derniers des lieux pro­pices aux sautes d’idées — comme on parle de sautes d’humeur — de la libre associa­tion, allant jusqu’à dilater l’identité des choses sans perdre de vue, malgré tout, qu’ils devaient être des “images exactes et originées où se concentraient à la fois le natif (la racine), le primordial (le cœur) et le spécifique (le propre)” (2).

Villemot  
Parmi les derniers témoignages de cet âge d’or, cette affiche, réalisée par Villemot. Destiné à la promotion des chaussures Bally, ce placard de 160/118 cm fait partie d’une série qui s’étage de 1967 à 1982. Cette image, qui remonte à 1973, est répertoriée au catalogue des tra­vaux du graphiste (3), où elle forme, avec deux esquisses, l’ensemble dit des “femmes-fleurs”. (fig. 3 & 4)  
“Conçue, aussi, pour les non-acheteurs” (c’est Villemot qui parle), cette affiche a d’abord été faite pour maintenir l’aura de la marque. De fait, c’est son élégance qui compte, c’est-à-dire cette allure générale de sophisti­cation qu’on a tôt fait d’assimiler à un style de vie. Nous touchons ici à cette dimension particulière des “tableaux de rue” — ces filles font quasiment tapisserie — qui vou­draient nous faire croire qu’avec un peu de bonne volonté l’esthétisme pourrait régler les rapports de tous avec tous, l’art et l’existence cessant d’être perçus comme contraires. Vivre “en” Bally comme sur l’affiche, c’est faire des escarpins en question “la dernière touche” (ce qui se passe ici, littéralement) apportée à la compo­sition d’un look rare, voire les accessoires “ultimes” d’une façon d’être, réservée au happy few de quelque olympienne société.


Mais on verra, surtout, dans lesdits escarpins le chiffre d’une nature réduite à son essence (le “spécifique” dont parlait Péninou). La couleur des chaussures peut changer, comme peuvent changer les coiffures : il reste que ce bleu et ce jaune, ce noir et ce roux forment l’étroit champ de dispersion où se décline l’unique féminité.  
Cette gamme chromatique restreinte, qui signifie pourtant la collection et donc, pour les acheteuses, la capacité de trouver chaussure à leur pied, cette gamme est par ailleurs l’objet d’un traitement particulier puisqu’elle est l’objet d’une composition autosuffisante. On veut dire que les deux silhouettes qu’a réunies Villemot constituent un ensemble tout à la fois fermé et ouvert, clos et “éclos” que sa structure semi-circulaire permet d’assimi­ler à un lotus.  
Notons en passant que Villemot rejoint par hasard, et pour la traiter dans une optique purement plasticienne, la rêverie théosophique du peintre Kupka, qui, au début du siècle produit une gravure sur cuivre en couleurs intitulée Nénuphars, où l’artiste déploie les orbes d’une philogénèse fantastique.  
Retour à Villemot. C’est l’évidence, l’affichiste est étranger à la sensibilité symbo­liste ; il doit, de surcroît, répondre aux exigences d’un cahier des charges. Mais la rhétorique est la rhétorique : la recherche de métaphores puise nécessairement au plus profond de l’imaginaire, dont nous savons qu’il est régi, entre autres, par le “démon de l’analogie”. On rappellera, également, que de l’Égypte au Japon, le lotus est un symbole principiel puisqu’il s’ouvre, intact, à la surface des eaux, assimilables quant à elles, à l’indistinction primordiale. Porter des Bally, c’est, à n’en point dou­ter, participer d’une certaine régénérescence des choses, retrouver la beauté originelle de ces dernières, trop souvent offusquées par la laideur ou la vulgarité.

Femmes/Fleurs ou femmes-fleurs ?  
Mais, ce n’est pas tant d’une métamor­phose qu’il est ici question (des femmes se transformant en fleurs), que d’un dis­positif alternativement intégrateur et désintégrateur (le va-et-vient femmes/lotus, lotus/femmes). On pour­rait même dire que le dessin de Villemot est une anamorphose, dispositif machinique où le regard navigue d’un “bouquet de femmes” (floralité + féminité) à une “féminine efflorescence” (féminité + floralité).  
Le plaisir pris à regarder pareille affiche tiendrait pour une large part à la capacité qu’a Villemot d’avoir apparemment raison,contre la raison, en l’occurrence l’arbitrai­re du signe. On veut dire que cette assimilation induite entre des personnages, en une certaine forme assemblés, et la silhouette végétale d’un lotus constitué (dont les pétales “efféminés” semblent procéder), que cette assimilation frappe autant par sa cohésion (le signifiant) que par sa cohérence (le signifié). En somme, une “intelli­gence des formes”, pour reprendre Péninou, travaille à neutraliser, du moins partiel­lement, la distinction «femmes vs fleur» au profit du continuum “femmes-fleur”, dont la dénomination laisse croire que nous avons affaire, tout à la fois, à des êtres chan­geants et des hybrides merveilleusement monstrueux.  
Mises à part les dérives irrecevables toujours possibles, la subjectivité du specta­teur est donc sollicitée sur le mode, vague, de l’oscillation. Tout se passe en effet comme si, profitant de la brèche ouverte par le dessinateur, qui a déconnecté l’image de ses servitudes étroitement mimétiques, le spectateur accédait lui aussi à une soudaine et relative liberté de jeu. Car, dès l’instant où le graphiste “dé-chaîne” (manipule, libère) l’image, celle-ci se prête peu ou prou aux investissements symbo­liques. Toutefois, l’arcimboldesque qu’on a dit, et au sein duquel le regard flotte entre deux niveaux d’aperception, bride quelque peu la liberté de manœuvre. Au vrai, l’éventail des possibles formels qu’allégoriserait, pour un peu, la structure rayonnante des jambes et des dos, se restreint à un glissement métamorphique : de la surimage (le lotus) à ses constituants immédiats (les femmes-pétales), des liens substantiels (au sens de la substance de l’expression) ont été comme révélés par le graphiste ; ou inventés, comme on dit qu’on invente un trésor...

Arrière-image et crypto-image  
En termes d’esthétique, on peut dire que le charme de l’image Bally repose sur l’aptitude qu’a eue Villemot de traiter poétiquement (au sens de Jakobson) son idée visuelle. Cette dernière ne s’incarne-t-elle pas dans la forme accomplie d’un ensemble clos de rimes plastiques, elles-mêmes figures allégoriques d’une certaine nécessité ? On parle, à juste titre, de l’élégance d’une solution mathématique ; toutes choses égales, il nous paraît que le travail du graphiste peut, lui aussi, se mesurer à l’ajustement économique de son propos. Allons plus loin : il est sans doute licite de noter que, comme Grandville, Brauner ou Topor, Villemot oppose au constat des évidences bornées de la vraisemblance une extravagance dont la secrète familiarité, soudain, saute aux yeux.  
On a dit de l’image, partant de l’affiche, qu’elle était une contre-image. Il lui arrive aussi de tirer parti d’éventuelles “arrière-images” (ou images palimpseste), comme chez Georgia O’Keeffe, par exemple, chez qui telle ou telle fleur (Black Iris) ne se présente qu’à proportion de ce qu’elle ferait mine de masquer. “Ma femme au sexe de glaïeul”, disait André Breton…  
Or, s’il est ici question d’un principe de fonctionnement analogue, il se trouve que la circularité plastique qui permet le passage entre les niveaux du dessin de Villemot recèle une troisième instance signifiante : celle-là même qu’à la suite de Jean-Didier Urbain (4), on pourrait désigner comme celle des «crypto-images». La bienséance (ce qui est bien “assis”) de ces femmes aussi pudiques que provocantes est par trop affectée pour que nous ne trouvions pas là l’indice de quelque indication sublimina­le. Ces femmes ne sont-elles pas disposées de sorte que de l’une à l’autre se découpe le contour de ce qu’elles occultent si gracieusement, à savoir la forme rhomboïde d’une vulve ? Car, c’est bien, dans tous les sens du terme, d’un “entre-jambes” (même s’il s’agit partiellement d’un entre-pieds) qu’à leur corps défendant ces per­sonnages exhibent.  
• Chez G. O’Keeffe la fleur (niveau 1) était aussi sexe (niveau 2)  
• Chez Villemot les femmes (niveau 1) sont aussi fleurs (niveau 2) qui recèlent la crypto-image d’un sexe (niveau 3).  
Délire de notre part ? Peut-être. Tâchons, quand même, d’étayer notre impression et observons, pour commencer, qu’un curieux paradoxe s’imprime ici. Un paradoxe qui voudrait que l’image sexuelle, située, en creux, au centre du lotus, s’établisse comme l’anti-image de ce que ces filles prétendent justement cacher. S’agirait-il d’un intempestif retour du refoulé que la teneur esthétique générale de l’image, autre­- ment dit le gracieux pelotonnement de ces femmes nues, contribuerait, toutefois, à maquiller, c’est-à-dire à désigner ? Pour un peu, le contour de ce losange inavouable, a priori non-informé, nous en aurait mis plein la vue. Nous regardons habituelle­ment les images comme si ces dernières n’étaient que des registres topologiquement étales, en négligeant souvent de prendre en compte le fait qu’outre la compositio — l’arrangement — qui les caractérise, les images sont également tributaires d’une dispo­sitio. On veut dire que la ligne de suture, qui passe entre ces femmes-fleurs, s’est scindée jusqu’à se faire déhiscente. Ce trou mis à jour, c’est «l’origine du monde». Caprice maniériste du dessin, indicible hormis le recours à l’oxymore : «chaste obs­cénité» qui veut que ces femmes «accouchent» pudiquement/publiquement de leur intimité. Ce qui crevait les yeux !  
Comment concilier, alors, le constat de cet aveuglement avec le tropisme prospec­tif qu’on appelle précisément regard ? Tout se passe comme si, seulement «habillées de probité candide», les filles de Villemot avaient pris le risque de dénier chastement leur impudeur pour qu’en retour un tel déplacement d’accent permît de nous mettre la puce à l’œil. Au vrai, ces femmes sont d’autant plus belles et désirables que la monstration du sexe contre laquelle elles font le gros dos fonctionne comme un tabou surmonté. Soulagement : quelque chose d’anxiogène a été évoqué (le risque d’obscénité) qui s’est trouvé en même temps révoqué par l’esthétique réparatrice du dessin. Coquetterie, c’est-à-dire, ici, jeu d’une “provocation réticente”, autrement dit rhétorique ? Sans nul doute, mais dans ce cas-limite, où le savoir-faire publicitaire se conjugue à l’art, l’on nous permettra sans doute de ne pas faire la fine bouche...

Inimage ?  
Revenons à ce losange. S’agit-il d’une «inimage» du type de celles dont René Passeron parla si bellement en 1978 dans La Revue d’Esthétique (5) ? La réponse est “non”, dans la mesure où les inimages procèdent de découpes sauvages (à tous les sens du terme) pratiquées tout à trac sur des documents dont rien ne laissait prévoir qu’ils fussent porteurs de pareilles configurations.  
On connaît peut-être la sanglante Judith (fig. 5) de l’auteur extraite d’une photo­graphie du journal Elle représentant une scène de fête de famille intime un jour de Noël. “Sans doute, écrit plaisamment Passeron, derrière l’anecdote du réveillon, une ambiance générale imposait-elle déjà le thème un peu arrogant du triomphe de la femme.” Il n’en demeure pas moins, explique le philosophe que, seule une “atten­tion flottante”, était à même de faire surgir, là où la photographie ne montrait qu’un “tricot doré, sorte de cotte de mailles, et le rouge d’un pull-over, bain de sang”, la tête de quelque Holopherne enjambée par la rusée guerrière.



Or, il n’apparaît pas que, dans l’affiche de Villemot, le losange sexuel qu’on a dit soit le produit d’une hallucination première, c’est-à-dire d’une forme surgie, rendue possible grâce à la faiblesse relative de la chaîne signifiante. Ce losange, dont les limites d’inscription correspondent exactement aux frontières des items représentés (bord des fessiers et semelles des escarpins) est trop évidemment partie prenante du matériau iconogra­phique pour qu’on puisse y voir une de ces “endo­images” dont Passeron nous entretient. À ceci s’ajoute le fait que cette icône cachée dans l’icône est également trop conforme, sur le plan séman­tique, à l’idée de l’affiche pour que l’entrejambe en question ressortisse à quelque lapsus visuel : du lotus au sexe, en passant par les femmes-fleurs, l’isotopie est à ce point continuée qu’il est seule­ment possible de parler de surdétermination.

Pour conclure  
Un mot, pour finir, ne serait pas de trop sur la dimension iconologique de l’affiche de Villemot. Le grand critique d’art Eugenio d’Ors (6) écrivait : “Partout où nous trouvons réunies dans un seul geste plusieurs intentions contradictoires (ici les vs : obscénité/pudeur, chaleur/frilosité, unité/frag­mentation), le résultat stylistique appartient à la catégorie du baroque [...]. L’esprit baroque ne sait pas ce qu’il veut [.. 1, il rapproche, il s’éloigne dans la spire.” Faut-il voir dans cette affiche Bally, la manifestation d’une “permanence de la transition” telle qu’elle s’affirma pleinement voici trois siècles ? Si l’on considère que s’énonce dans cette image la victoire de l’être-ensemble sur l’espace toujours incertain de la dissolution, l’affiche de Villemot présente en effet quelque chose de baroque. Il reste, toutefois, qu’il s’agit d’une affiche, c’est-à-dire d’un ensemble signifiant fortement articulé où le linéaire (lié aux processus secondaires) ne renie rien, bien entendu, de ses prérogatives. On pourrait même ajouter que Villemot, qui a choisi de faire l’apologie de l’enveloppement, de la caresse, etc., en bref, de ce qui réfère à la nostalgie d’un univers d’avant la Séparation — moment de l’indiciel et non pas du signe (7) —, que Villemot ne s’était pas donné la tâche facile. Son affiche, pourtant, est une incontestable réussite.  
Pour pénétrer cette intelligence des formes, ne nous restait qu’à nous faire icono­graphe au sens où Daniel Arasse l’entend dans son livre Le sujet dans le tableau (8) : “L’iconographie constitue un instrument privilégié pour identifier les thèmes dont jouent les images en fonction des objets qu’elles représentent et associent.”  
Réfléchissant sur sa pratique, l’historien d’art écrit :  
“Non seulement le tableau trame sa signification par des relations de surface, d’entrela­cement de proximité d’éloignement, mais le peintre peut aussi “ourdir” cette trame, sa com­position peut lui offrir l’occasion de stratégies de dissimulation, de pièges.”  
Villemot nous aurait-il mis à l’école d’Arasse ?

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Notes

  1. Georges Péninou, "Du laconisme de l'affiche", Degrés, 60-61 (consacré à l'affiche urbaine, sous la direc­tion de P. Fresnault-Deruelle), Bruxelles, 1990.
  2. op. cit.
  3. Jean-François Bazin, Villemot, Paris, Denoél, 1985.
  4. Jean-Didier Urbain, "La crypto-image", Degrés, 69-70, (consacré à l'image cachée dans l'image, sous la direction de P. Fresnault-Deruelle), Bruxelles, 1992.
  5. René Passer«, "L'Inimage", Revue d'esthétique 3/4 (Collages, sous la direction du groupe Mu), 10/18, Paris, UGE, 1978.
  6. Eugenio d'Ors, du Baroque, Paris, Gallimard, 1968.
  7. Sur ce point, voir Daniel Bougnoux, "L'efficacité iconique", Nouvelle revue de psychanalyse, 44 (Destins de l'image), Paris, Gallimard,1991.
  8. Daniel Arasse, Le sujet dans le tableau, Paris, Flammarion, 1997.