LE MIROIR ET LE LABYRINTHE

Deux gravures de M.C. Escher.

Le monde de M.C. Escher Paris, Ed. du Chêne, 1972, 264 p. 
The Graphic Workof M.C. Escher - New York, Hawthorn (« Ballantine Book ») 1972 (new edition), 96 p.

Figurez-vous un paysage extra-naturel ou plutôt une perspective faite avec du métal, du marbre et de l’eau et d’où le végétal est banni comme irrégulier. 
Ch. Baudelaire.

N’est-ce pas une étrange fantaisie que cette composition faite d’éléments rigides où rien ne vit, ne palpite, ne respire, où pas un brin d’herbe, pas une feuille, pas une fleur ne viennent déranger l’implacable symétrie des formes factices inventées par l’art ? Ne se croirait-on pas dans la Palmyre intacte ou la Palenque restée debout d’une planète morte et abandonnée de son atmo­sphère? 
Th. Gautier.

La méconnaissance dont l’œuvre d’Escher est restée l’objet commence à s’affaiblir. Certes, le nom du graphiste hollandais (né en 1898) ne résonne pas encore dans les mémoires, mais ici et là sont osées références et reproductions (1). Devant ce relatif silence, une incisive exception cependant : le monde scientifique, particulièrement celui des mathématiciens, voit dans les planches d’Escher le fragile indice qu’entre science et art l’abîme est moins profond qu’il n’y paraît. Pour les artistes, en revanche, Escher n’a jamais coïncidé avec aucune école de son temps et fait même pour certains figure d’artisan laborieux... Les surréalistes dans la mouvance desquels le gra­phiste aurait pu se situer ne pouvaient, de fait, reconnaître l’un des leurs : le Hollandais était trop épris d’ordre ! Un lointain cousinage avec Mondrian ? Pas plus. Malgré l’abstrac­tion, Escher reste un descriptif acharné. L’héritage qu’on peut déceler chez ce solitaire devait l’écarter des allées cavalières du siècle : le « texte » d’Escher prolonge celui de ces artisans arabes qui travaillaient le plâtre (yeseria) et composaient les dallages qu’on sait (2). Des rencontres d’itinéraire ? certaine­ment : entre autres l’Hogarth de Fausse perspective et Pira­nèse (3). Un avenir ? Peut-être celui d’un art appelé Pop (et qui n’a rien à voir avec le Pop Art) où le psychédélisme se découvre un goût pour le mysticisme. Les mosaïques mau­resques (porteuses de vertige) qui ont hanté Escher devraient reprendre avec lui de plus en plus d’importance...

Les gestaltistes ne s’y sont pas trompés : Escher figure en bonne place dans leurs batteries de tests. L’oeuvre du gra­phiste hollandais est un labyrinthe de psychologie formelle où le différencié et l’indifférencié échangent insensiblement leur rôle. Les sources de prégnance ont cela de particulier qu’elles ne sont jamais absolues. Lire les dessins d’Escher (4), c’est accepter que viennent se brouiller sous nos yeux tel point de vue conquis par un effort de volonté, c’est se résoudre au « flot­tement » du regard soudain privé de la sûreté de ses discrimi­nations. Le savoir et la signification (la mémoire) ne coïncident plus avec la ségrégation des choses vues. L’œil part à la recherche de signifiants pour s’apercevoir que les lignes con­caves sont les convexes de formes complémentaires. Double fonction des éléments. Escher a le génie du camouflage. 
Des conglomérats figuraux (planches 12, 23, 24, 25, 34, 35) d’une densité maximale — toute trace de vide y est exclue — jouent avec les « bonnes formes » (gestalt). Les silhouettes s’interpénètrent et se servent réciproquement de matrices.

Dans Limite circulaire IV (planche 23), les contours s’appellent comme les faces antinomiques de quelque réalité cachée. Pleins et creux alternent et viennent se plaquer à l’infini sur des plages blanches et noires qui sont autant de représentations d’anges et de démons. De la nuit sort le jour et inversement. Manichéisme ou dialectique ? statisme ou dynamisme ? 
Cette « morale de l’ambiguïté » n’est pas sans rapports avec l’obscure clarté qui préside à ces autres scènes où, entre chien et loup, le graphiste revient obsessionnellement aux principe de l’unité et de la diversité. Du grand tout aveuglant (le blanc solaire) aux arabesques sur fond de nuit (planche 24), de l’abstrait uniforme au concret individualisé (planche 15), du noir au blanc, du fond de l’eau à l’éther pur (planches 11, 13, 14), Escher cinéthise ses métamorphoses en introduisant cette fois des espaces neutres où, d’amenuisements en retré­cissements, de déclinaisons arbitraires (géométrie) en variations analogiques (figures animales), prennent corps les figures de ses chimères. L’auteur est un maniaque de la transition. 
Pas d’opacité chez ce maître d’illusions : Le miroir magique (planche 31) reflète une scène qui se passe effectivement der­rière le tain : le pareil c’est le même, l’ombre c’est la proie, le signe c’est le référent. Escher nous fait prendre ses récits pour des lanternes et cela avec d’autant plus de cynisme qu’il cultive les mensonges « vrais ». Barthes verrait là quelque étrange manifestation de ce qu’il nomme la « perversité » du lecteur. 
Image et réalité complices. L’objet dans l’espace flirte avec sa projection sur le plan. Les sophistications de la symétrie et du trompe-l’ail permettent un peu partout dans l’œuvre de l’artiste ces glissements de perspective à la surface et inver­sement (planches 28, 29, 30, 60). On comprendra dès lors ces multiples recours à l’architecture des passages, celle des pas­sages gradués en particulier, à savoir les escaliers (planches 29, 66, 67, 75, 76) : dallages (le carré) et marches (le cube) qua­drillent l’œuvre d’Escher de leurs implacables coordonnées. Ce gnome issu tout droit du rêve (planche 29, Cycle) emprunte apparemment le parcours le plus tangible qui soit. Sortant d’une maison vrai-semblable, habitable (présence d’un pot de fleurs sur le rebord de la fenêtre), il passe sous l’auvent de l’entrée pour dévaler les degrés de la ruelle du village où se trouve sa demeure. (La vue plongeante en haut à gauche nous éclaire sur les caractéristiques de ce village en pente.) Cette progression vers le bas s’accompagne d’une simplification du dessin ; le modelé (l’indice de corporéité) du personnage s’affaiblit ; devenu une silhouette monotonale, il entre peu à peu dans le puzzle d’un ensemble de pièces emboîtées et contrastées. Dans le bas, à droite de la planche, le contour du gnome s’est déjà perdu en tant que tel : ... ne reste qu’une délinéation désincarnée. Repartant de droite à gauche en direc­tion du haut de la page, la frise amorcée (et dont le gnome était venu donner le « pattern ») se schématise de plus en plus pour aboutir à la reconstitution d’un empilement de cubes à partir duquel la maison du personnage se recompose. Va et vient (4 bis). 
Il semble que nous soyons en présence d’une œuvre véri­tablement novatrice. En effet, Escher subvertit l’ordre scénographique admis depuis quatre siècles comme allant de soi pour en dénaturaliser les codes. En réunissant organiquement le volume et le plat, il souligne par là même l’articulation toute puissante (la perspective voulue) qui fonde le discours figuratif occidental. Avec Giotto, nous dit Damisch (5), l’intérêt s’était affirmé pour les objets au détriment de l’intervalle entre les corps. Sous couleur de perspective, l’œuvre d’Escher retourne à l’espace figural cher aux civilisations du graphe. Le creux vire au plat, l’anecdotique se transmue en symbolique. 
Pour s’affirmer, la production eschérienne devait ruiner l’ordre qu’elle prétendait combattre. Détenteur d’une admirable maîtrise — ses planches sont autant d’exercices de style —, le graphiste s’ingénia tout d’abord à exploiter au maximum, vertigineusement pourrait-on dire, la tradition iconographique de nos contrées. Avec Canaletto et le « cartoonist » W. Mac Cay (6), il représente peut-être l’une des pointes les plus acé­rées de la technique figurative. Mais Escher ne pouvait pas ne pas en relever bien vite les procédés, les premiers charmes passés. Tout se passe comme s’il s’était rendu compte qu’il était temps d’en finir avec le geste idéologique qui consiste à investir automatiquement la toile ou le papier d’une fictive profondeur (7), en d’autres termes qu’il était urgent de régler son compte à l’« impression de réalité » en tant que seule possi­bilité de lecture. Dans une optique parodique (pédagogique), le refoulement de la surface fut combattu avec les armes de la perspective. 
Escher se mit à dessiner des objets impossibles tels ces enchevêtrements de colonnades à première vue rassurantes mais niant la physique des volumes. La raison contre Le rêve produit ses chimères par collages (déplacement et con­densation), Escher construisit les siennes par un savant dérè­glement de la syntaxe figurative. L’innommable est atteint par le dévoiement du code. Le recul des frontières du représen­table, à mi-chemin entre l’impensable et l’impossible prouve, s’il en était encore besoin, que le fantastique n’est pas du seul domaine littéraire. Comme dans Le Horla, nous sommes en présence de lieux géométriques formés par l’intersection de plusieurs espaces : dans Relativité (planche 68), des person­nages qui montent et descendent le même escalier ne peuvent pas se rencontrer. L’incapacité dans laquelle nous serions de vivre dans un tel monde ne nous est manifesté qu’en creux, par retournement ; ce nulle part utopique et fascinant à la fois (puisqu’il m’apparaît cependant tangible), c’est la face décal­quée de nos représentations. L’Erewhon de Samuel Butler a tout le poids d’un titre comme les autres, mais reflété dans une glace il trahit son vide : NOWHERE — u-topia. 
La démonstration d’Escher portant sur le trompe-l’œil, les trucages se mirent à fourmiller. Ceux relatifs à la distribution des ombres et des lumières sont frappants. Nos habitudes de lecture nous portent à saisir, par exemple, le relief des objets en fonction d’un jeu de contrastes issu de la disposition d’une source lumineuse ponctuelle, dirigée de haut en bas et de gauche à droite. Mais en jouant sur des différences tonales imperceptibles, i.e. en multipliant les angles d’incidence de la source lumineuse éclairant les différents objets de sa planche, Escher égare complètement l’œil qui ne sait plus à quel ordre se vouer (Cube aux rubans magiques, planche 65). La ligne sur laquelle se fonde ma promenade optique se dérobe sans arrêt. Parti d’un bon pas sur un sol vigoureusement établi, me voilà à la verticale d’un mur (Concave et convexe, planche 56). La pesanteur qui donnait aux choses la direction de leur chute est anéantie au profit d’une autre physique dont on m’a caché les conditions. Me voici condamné à errer à la recherche de nouveaux points d’ancrage. Or, le lieu d’où naissent tous ces signes — le repaire des repères — est sans cesse « déçu ». 
La ligne de fuite s’éclipse, renvoyée au réenclanchement du cycle vicieux de l’éternel retour. Les rails du circuit me ramè­nent à mon point de départ (planches 8, 9, 40, 41), là où la bête se mord la queue (Dragon, planche 73). La manie des transitions s’aggrave ici dans le refus des origines. La main dessine la main qui la dessine. « Crevant » le papier, elle le domine pour s’y refondre. Le 8 de l’hélice n’est-il pas fait du tête-bêche du 6 et du 9 ? Fellation des signifiants (Dessiner, planche 69) ! 
La contestation du point de vue unique devait avoir d’autres implications. A l’heure où la photographie et le cinéma se développaient, la sensibilité du graphiste qui voyait son champ spécifique se rétrécir se mit à rechercher de nouveaux points d’application. Escher conçut ainsi de saisir un objet et une portion de cet objet simultanément (dans le même plan) sans passer par la déconstruction du cubisme. En d’autres termes, le Hollandais cherchait à intégrer dans un continuum recon­naissable un couplage du plan et du champ. Par des voies différentes, Vasarely et lui mettaient au point la technique du « boursouflage », consistant à produire des gonflements ponctuels paraissant s’avancer en direction du spectateur. Escher, donc, articula ses lignes de façon à ce que la perspec­tive pût devenir localement, en un endroit déterminé du dessin, une platitude « renflée » (Balcon, planche 70). Dérision du modèle quattrocentiste ; l’espace dégagé ce fut, à travers la visée volumétrique (en creux ou en relief), la surface conquise.

Tant de falsifications, de paris sur l’impensé iconographi­que, s’affichent comme la marque d’une inquiétude récurrente. La virtuosité d’Escher apparaît comme une réponse à la pro­blématique fort complexe de notre auteur où viendraient inter­férer, d’une part, la conscience d’un artiste confronté à l’im­passe dans laquelle agonise l’académisme perspectiviste occi­dental, de l’autre, la pulsion schizophrénique d’un être éperdu de « totalitarisme graphique ». Les déclinaisons, les glissements, les avatars de toutes sortes se conjuguent en une longue médi­tation sur les origines de l’être. Mais tout dire n’est pas pos­sible, reste la métaphore. Elle sera filée, tissée avec cette détermination qu’on prête aux stratèges et aux araignées. Le hasard (les trous, les temps morts) n’a pas sa place. Le géo­métrisme le plus morbide règne dans la plupart des dessins. 
Escher schématise tout. Ses nombreuses scènes de métamor­phoses, ses modulations contrastées pour passer du continu au discontinu trahissent chez lui un désir de réduction sim­plificatrice. Le modèle doit primer partout et la vie, informe, se plier à la règle. La solidité — la structure (8) — est l’idéal du Hollandais et l’implacable rigueur de son tracé n’a de cesse qu’il n’ait rempli ses étonnants contrats. Ses recherches, pour réunir le sécable et l’insécable ou descendre vers l’infinitésimal, ont quelque chose de sidérant au sens astral du terme (De plus en plus petit, planche 16 ; Chemin de la vie II, planche 19 ; Verbum, planche 17 ; Développement I, planche 16). Fascination (Tourbillons, planche 21), mais fascination contrôlée (Limite circulaire III, planche 24 ; Limite carrée, planche 25) ! Dans ce monde de l’artifice, tout est figé à l’instar de ce gisant de pierre visité par une mante religieuse géante (Rêve, planche 7). L’homme s’y fait rare et les figures ne sont bien souvent que des figurines (Cavaliers, planche 19 ; Cygnes, planche 8, etc.). Lorsque le mouvement est signifié, Escher a recours aux ani­maux les plus « mécaniques » de la création : les insectes et leurs armures-carapaces guindées de raccords, les poissons et les lézards chargés d’écailles, voire les Roulemboules (Cage d’escalier), monstrueuses chenilles métalliques douées de membres humains. 
De fait, un univers réifié dont les lois compositionnelles ne sont pas sans rappeler les principes de cristallographie : rotation, réflexion, translation : le miroir et le labyrinthe. L’élément minéral domine, avec lui l’architecture. Parménide. Dévidant méthodiquement ses phantasmes, Escher atteignit à une suffocante densité graphique : il circule dans ses plan­ches l’air raréfié des dédales et des chausse-trappes (Piranèse et ses Prisons ne sont pas loin). 
L’impérialisme du plein et de l’ordre vacilla pourtant. De complications en démultiplications, Escher déboucha sur sa propre parodie (9). Il était temps. L’absurde poussé jusqu’à l’extrême pouvait mener à la folie. L’artiste eut le dessus (il suffit de replacer les planches dans leur ordre chronologique pour voir se profiler sa remontée). Escher passa de la fasci­nation optique à la saturation active (l’exténuation) du code perspectif. Sa démarche prépare à l’arabesque retrouvée.

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Notes 
1 - Par exemple dans les revues la Nouvelle critique, Actuel, Pilote, Oz (revue anglaise), Le Nouvel Observateur, etc. 
2 - Le Maître d’Escher s’appelait Jessurun de Mesquita. On sait que « Mesquita » veut dire Mosquée. Les Maures en Espagne, l’Espagne en Flandres... la souterraine filiation s’éclaire soudain. 
3 - Cf. L’Art et l’illusion de GOMBRICII, N.F.F., 1971, p. 59 et 304. 
4 - Les numéros des planches renvoient à l’édition américaine. 
4 bis - Ce gnome c’est le guignol bondissant de la coulisse et la coulisse c’est le néant devenu l’envers du plein, c’est-à-dire simplement le vide. Les décors jaillissent du blanc du papier considéré comme support et/ou signifiant à part entière. 
5 - Voir la revue Annales, n° 3-4, 1971, p. 674. 
6 - L’auteur de Little Nemo in Slumberland, p. Horay, éditeur. 
7 - Cf. l’article de P. BONITZER in Les Cahiers du cinéma, re 234-235. 
8 - Au sens de structural et de structurel. 
9 - En un mouvement surréaliste proche d’un Magritte (cf. p1. 45, 46).