LES SPECTRES DE LA BANDE REVISITÉ

Le livre d'Alain Rey, Les Spectres de la bande (consacré aux bandes dessinées), est publié en 1978 aux éditions de Minuit. Extrêmement brillant, cet essai, savant, joueur et jubilatoire, est peu remarqué. Et ceci pour deux raisons :
— le milieu universitaire auquel le livre s'adresse n'a que faire de l'objet traité. Pis, Alain Rey a pris un vif plaisir à en parler : confiture pour les cochons. Pourquoi tant de talent au service d'un objet ignoble ? Alain Rey n'eût-il pas mieux fait de se cantonner à son domaine d'excellence : la lexicologie ?
— les gens de bande dessinée (lecteurs, auteurs, critiques), a priori méfiants, voire hostiles, dès lors qu'il s'agit de théorie, ne peuvent ou ne veulent pas considérer qu'il y a dans cette étude une réflexion tout à fait innovante. Alain Rey a raison trop tôt.
Le livre se divise en deux parties : une première est consa­crée à ce qu'on appelle désormais « l'économie graphique » du médium. La seconde, qui passe de la théorie à la pratique, nous propose la lecture de quelques-uns des grands auteurs de ce qu'on appellera plus tard le neuvième art.

 

L'économie graphique
Le texte de Rey est truffé de formules qui font mouche. Dès l'ouverture, l'auteur, assimilant le dispositif des strips ou des planches à un dispositif de contention, déclare que les fantasmes et les délires qui s'y font jour sont plus forts d'appartenir à un espace fini et calibré. De fait, les figures de McCay, par exemple, divaguent d'autant mieux que les vignettes sont fortement soumises au diktat du plus ferme des compartimentages.
Au lieu de nourrir, comme Francis Lacassin, la glose sur les bandes dessinées en tant qu'elles sont pourvoyeuses de mythes (ce qu'elles sont aussi), Rey initie, lui, une glose sur les bandes dessinées comme système d'écriture : ce qu'elles sont d'abord. Aussi, notre essayiste aborde-t-il très vite la question suivante : en quoi la conflictualité entre le linéaire (le local analytique) et le tabulaire (le global synthétique) produit-elle chez Schulz (Les Peanuts) ou chez Guido Crepax (Valentina) des effets de sens très particuliers ?
Sans chercher à définira priori son objet, ni à lui chercher de nobles ancêtres, encore moins à se perdre dans le maquis des discours savants sur la nature de l'image, Alain Rey interroge ce qui, dans la bande dessinée relève de son génie propre. À cet égard, le linguiste note que toute case de bande dessinée est à la croisée d'une syntaxe et d'un système ; ce qui fait du strip ou de la planche (c'est selon) une machine sémiotique (poétique et rhétorique) hors pair, très largement inadaptable.
« Machine sémiotique hors pair », avons-nous dit. Exemple : dans son chapitre intitulé « Iconographies et délires symbo­liques », Rey parle de la mise en récit, autrement dit de ce que le déchaînement de la fable, « derrière les cases », doit par exemple, au « secret des intervalles ». La fonction de ces inter­valles, dit notre auteur, est de tout signifier « à l'aide de ce léger appareil d'une temporalité "hoquetante" : la durée, le refus, l'angoisse, le plaisir, l'inexprimé, le nécessaire, l'insupportable, etc., tout cela au moyen d'un trait unique et le plus discret qui soit. « La bande dessinée, déclare encore Alain Rey, vise avant tout l'impossible continuité. »

Winsor McCay Little Nemo in Slumberland, USA, début du XXe.

Milton Caniff, Terry and the Pirates, USA, années 50.

Franquin, Spirou années 50.

Rigoureux dans la méthode, mais souple sur les principes, Alain Rey a prévenu le lecteur : la sémiotique est ici (comme partout) un outil difficile à manier. « L'étude du visuel et du figuratif, avance-t-il, est rebelle aux catégories de pensée issues de la linguistique, qui envahissent et terrorisent le domaine de la signification. Ces catégories transférées donnent lieu à de nécessaires métaphores, que des enthousiastes oublient parfois de tenir pour ce qu'elles sont. » Perspicacité d'Alain Rey qui a saisi que, sous couleur de servir la bande dessinée, certains analystes (avons-nous été l'un de ceux-là ?) ne font que s'en servir ; pis, que loin de défendre et d'illustrer le neuvième art, certains des analystes en question ont tendance à justifier, d'abord, leur méthodologie. En bref, croyant trouver dans la bande dessinée un objet docile (alors qu'il est retors) et pour couper court au discours frivole des nostalgiques de Popeye et ou l'École de Bruxelles, la glose universitaire a pu donner dans le plus castrateur des scientismes.
Avisé, Rey ne jette pas le bébé avec l'eau du bain : il sait d'expérience qu'il y a analyses et analyses. À commencer par les siennes, qui sont des modèles du genre. Et notre homme de convoquer quelques-uns des grands cartoonists : Winsor McCay (Little Nemo in Slumberland), George Herriman (Krazy Kat), Walt Kelly (Pogo), sans oublier le pionnier Rodolph Tôpffer. Nul doute qu'aujourd'hui Alain Rey n'eût convoqué Chris Ware (Jimmy Corrigan) et Art Spiegelman (Mauss), Hervé Guibert (La Guerre dAlan), Moebius (Arzack), Francis Masse (Mémoires d' outre-Terre), ou encore Marc-Antoine Mathieu (Les Sous-sols du révolu).
On l'a dit plus haut, Alain Rey, venu trop tôt, ne semble pas avoir fait école. L'un des chapitres de son livre consacré à Krazy Kat, chapitre qui fut pré-publié en 1976 par la revue Tel quel (n° 66) a dû avoir aussi peu d'impact que... l'étude de Michel Serres consacré, dans Critique (n° 277), aux Bijoux de la Casta­flore d'Hergé. Textes brillantissimes, pourtant. Quoi qu'il en soit, c'est nettement après Les Spectres de la bande (paru, rap­pelons-le, en 1978) que sortent les premières grandes études concernant la bande dessinée. On veut parler d'ouvrages théo­riques comme l' excellent Système de la bande dessinée de Thierry Groensteen (PUF, 1999), Bande dessinée et modernité (colloque de Cerisy, 1988, paru chez Futuropolis avec un texte de Henri van Lier) ou bien d'études ciblées sur un auteur particulier ; par exemple, Une lecture de Tintin au Tibet de Jean-Marie Floch (PUF, 1997) ou bien encore Mauss d'Art Spiegelman de Pierre ­Alban Delannoy (L'Harmattan, 2002). Mais, ici encore, comme le dit Thierry Groensteen dans Un objet culturel non identifié, ces ouvrages restent confidentiels. Ceux qui pourraient les lire ne les lisent pas…
En vérité, les choses bougent un peu (alors que la bande dessinée, elle, est devenue est phénomène éditorial majeur). Les études de qualité sur le neuvième art (livres, actes de colloque, numéros spéciaux de revue, articles) commencent à former un ensemble conséquent. Une masse critique se consti­tue dont les tout récents Naissances de la bande dessinée de Thierryn Smolderen (Les Impressions nouvelles, 2009) et Chris Ware de Jacques Samson et Benoît Peeters (Les Impressions nouvelles, 2010) .

Alain Rey, amateur et critique éclairé
Dans Les Spectres de la bande, l'auteur interroge la bande dessinée de deux points de vue :
— en tant qu'objet socio-médiatique ;
— en tant qu'art (le neuvième), lorsque cela s'y prête.
Quelques mots sur ce dernier point. À tout seigneur tout honneur, évoquons à nouveau Winsor McCay, auteur génial auquel Rey rend hommage. Dans son livre, celui-ci cherche à saisir les liens qui se tissent entre le Modern Style et la narration figurative telle qu'elle se présente dans Little Nemo in Slumberland. Alain Rey a tôt fait de repérer, en effet, que le parti pris décoratif de McCay se marie fort bien avec « l'aérienne pesanteur » de ses héros, littéralement écartelés entre les aventures de l'image et leurs siennes propres.
Avant la Grande Guerre, Nemo voyage donc au pays de Slumberland dans la planche en quadrichromie d'un Sunday Paper, planche dont l'auteur bénéficie chaque semaine. Afin de retendre régulièrement ses ressorts, McCay fait se réveiller Nemo dans la dernière case de la page.
Mais ici encore Alain Rey nous met en garde. De même que la sémiologie linguistique est impropre à l'analyse de l'image, de même le corps de doctrines de la psychanalyse peut conduire la critique à se fourvoyer lamentablement.
Et Alain Rey d'écrire : « Toute mise en rapport du système freudien à un objet culturel tel que Little Nemo suppose une mise en garde sévère : il s'agit là d'une œuvre d'art et non d'une production de l'inconscient et rien, absolument rien, ne peut être projeté de l'interprétation du contenu manifeste d'un (vrai) rêve à celle d'une fiction narrative où le songe intervient comme rationalisation de l'imaginaire. » En bref, ça n'est pas parce que l'image de la réalité se laisse contaminer par les fantasmes que nous avons affaire à un objet relevant de la clinique !
Prudent et avisé, Rey déclare encore à toutes fins utiles : « Appliquer aux éléments de la narration et du dessin les catégories de la condensation et du déplacement, au moyen de l'aptitude à la figuration, est un procédé de lecture aussi efficace pour n'importe quelle autre bande dessinée. C'est en fait la parenté du rêve, en tant que narrable et imagé, avec la bande, qui fonde les équivalences. En ceci l'analyse (pseudo) freudienne s'applique aussi bien à Tarzan, à Flash Gordon à Krazy Kat qu'à Nemo! L'articulation logique des "pensées du rêve" transférées en rapports visuels, les déplacements du sémantisme métaphorique en acceptions qu'une image peut traduire sont des procédés à l'œuvre dans toute figuration narrative. »
En somme, Rey nous dit deux choses :
— la psychanalyse, malgré certains rapprochements licites avec l'économie de l'image narrative, reste (comme la linguistique) une discipline non exportable de son champ spécifique ;
— pour éclairants qu'ils puissent paraître, les rapprochements entre la BD et psychanalyse ne découlent pas du fait que la BD puisse mettre en forme des rêves. La BD en général (et pas seulement ses séquences oniriques) est redevable d'une approche métaphoriquement « psychanalytique » dans la mesure où la semiosis entretient des analogies avec ce que Freud aborde dans le chapitre VI de L'Interprétation des rêves (« Le travail du rêve »), chapitre où se trouve, il faut le dire, la planche célèbre (intitulée Rêve de la gouvernante française) dont le style et la structure rappelle furieusement les compositions de McCay.
Terminons avec une petite incursion chez Hergé, auteur peu traité par Alain Rey. On voudrait dire quelques mots sur quelques fragments de l'auteur dont la poétique s'apparente parfois ici à ce qu'on pourrait appeler la « pensée visuelle » (concept aux contours encore vagues).
Hergé, donc.
Si l'on peut admettre, à la rigueur, que Tintin est un person­nage inconsistant - alors qu'il est une figure neutre, ce qui est tout différent - on récusera toute affirmation selon laquelle l'univers d'Hergé est à l'image de son héros : fade. Les aven­tures de Tintin, remplies de bruit et de fureur (même si ce bruit et cette fureur-là sont tempérés par un sens de l'humour très développé), connaissent des passages d'une tension extrême. À preuve, cette case du Crabe aux pinces d'or (p. 34, le bas de la planche). Nous sommes au pays de la soif. Tintin est évanoui. Il se voit sous la forme d'une bouteille dont le bouchon serait sa propre tête. Haddock, dont on conviendra qu'il s'est jusqu'ici conduit comme un dangereux ivrogne, veut boire à tout prix. Ses pupilles reflètent l'objet de son désir, et le tire-bouchon, que le marin s'apprête à vriller dans le crâne du jeune homme, prolonge son corps de la plus horrible façon. Tintin-bouteille va y passer. On connaît la suite. Long hurlement de Tintin qui se réveille. Ouf ! Cette terrifiante vignette - d'autant plus terrifiante qu'on l'isole de son contexte - n'est ni plus ni moins que l'image d'un viol (en argot un décapsuleur a pour nom « dépuceleur »). Et le dard de Haddock de descendre lentement sur la jeune proie maintenue ferme. La menace se dit encore d'une autre façon. Hormis le tire-bouchon, l'effrayant rictus de Haddock dévoile une bouche avide : le fantasme sexuel se traduit cette fois sous la forme de l'oralité. Le capitaine qui, déjà, absorbe Tintin des yeux s'apprête à le « boire » d'un trait... Le sang, c'est aussi le « raisiné ». Nous sommes proches de cette iconographie érotique qui assimile le corps de l'autre au contenu délectable d'une bouteille ou d'un verre (l'imagerie érotique usera abondamment de ce ressort). Images donc et images d'images. Présentations (qui sont implicitement des représentations) et représentations (explicites), c'est tout un dont le narrateur, en verve, use à sa guise dans un jeu de commutations et de contaminations.
Mais tout - si l'on ose dire - n'est pas du même tonneau. Le Trésor de Rackham le Rouge, p. 39, case 9 : les Dupont qui ont eu l'idée baroque de s'affubler d'une tenue de mousse (avec col, caban et béret), sont réquisitionnés par Haddock qui les astreint à la corvée de pompage (envoyer de l'air à un scaphandrier). L'accomplissement de cet exercice, repris sept fois par le dessinateur (chez qui le comique de répétition est une seconde nature) donne lieu à un impayable jeu sémiotique.
Les deux flics, forcés d'obtempérer, n'ont d'autre commen­taire à fournir que d'user de l'impératif à la première per­sonne du pluriel du verbe « pomper » : pompons. La drôlerie est immédiate, faite de la rencontre de cet impératif un peu stupide (pon-pon) et de son homonyme désignant l'accessoire de leur coiffure : les pompons. Il fallait le faire, comme on dit communément ; ce qui signifie, en outre, qu'un comble, en la matière a été atteint. En termes relevés, on déclarerait que les Dupont, encore une fois, ont remporté la palme ; mais la situation est telle qu'on dira qu'ils ont seulement décroché... le pompon dont ils se sont parés.
Il est toujours un peu laborieux de décrire un effet de lecture, construit sur un court-circuit sémantique. Le risque d'être am­phigourique est là, qui risque de se retourner contre l'analyste qui aurait bien voulu se hisser à la hauteur de l'objet qu'il dé­crit... À cela s'ajoute que, d'une manière générale, les rapports entre le texte et l'image, lorsqu'ils relèvent du jeu précisément, sont par nature complexes. Quoi qu'il en soit, il s'est agi pour l'auteur de raccorder des niveaux d'acception a priori hétéro­gènes (graphiques, phonétique mais aussi hiéroglyphique). Ce type de trouvaille n'est pas très fréquent chez Hergé, dont le registre est plus visuel que linguistique, exception faite des contrepèteries et autres calembours des deux flics. Quoi qu'il en soit, on dirait que le texte a appelé l'image et inversement. En prononçant le mot «pompons », les pompeurs précipitent le discours dans le pataquès : ironiquement, les pompons rouges des deux Dupont viennent mordre sur l'espace du phylactère où l'impératif « pompons» (qui exprime leur plate soumission), brille d'un éclat inattendu.
Faut-il continuer dans le sens de ce qui serait une micro­analyse ?
Le Secret de la Licorne p. 42, case 12les frères Loiseau traquent Tintin dans la crypte de Moulinsart, encombrée d'an­tiquités. Les bandits viennent de passer devant le héros sans le voir. À son tour, Tintin se trouve derrière les malfrats qui lui tournent le dos. Question : pourquoi Hergé a-t-il dessiné dans le « fond » du dessin, juste devant l'un des deux bandits (en bleu), une minuscule statue blanche dont on a l'impres­sion qu'elle court en direction d'un vase ? Pour oiseuse qu'elle puisse paraître, cette question renvoie à l'intentionnalité du dessinateur. Autrement dit, en meublant ses dessins, Hergé contrôle-t-il la valeur symbolique de chacun des détails convo­qués dans ses cases ? Plus précisément, lorsqu'il s'agit d'objets mobiliers dont la présence, loin d'être documentaire, ressortit au remplissage des vignettes, est-on fondé à voir dans tel ou tel particolare quelque indication subliminale, c'est-à-dire un objet placé pour être vu mais non regardé ?
Cette statuette qui « court » sur un meuble, et sur laquelle Tintin ne peut accommoder puisqu'il est censé observer ses ennemis, est, à nos yeux, un motif bien étrange. Aussi discret que remarquable ! « Installée » là par l'auteur, cette statuette fait sens sans avoir de signification apparente. Comme si cette figurine était destinée à nous « mettre la puce à l'œil »... Mais, cessons de tergiverser : ce petit bonhomme qui court, n'est-ce pas le double du héros, se jouant des bandits qui en veulent à sa peau, un Tintin, cependant, qui courrait à sa perte ? Un Tintin qui se précipite vers un vase pareil à celui qui, renversé quelques cases plus loin, relancera les hostilités ?
Dans ce même épisode (p. 41, case 11), un autre vase attire l'œil de l'analyste : un vase grec, sur les flancs duquel sont représentés deux hoplites attaqués par un tiers. Ces figurines, qui reprennent, en l'inversant, le lien polémique existant entre Tintin et les frères Loiseau sont-elles à mettre au compte du vouloir d'Hergé, amusé à l'idée de disposer des indices ? Libre au lecteur de se faire une opinion. Quant à nous, notre hypothèse — on l'avait compris — est bien celle-ci, qui veut qu'Hergé, sans penser explicitement à semer ces « petits cailloux blancs », y pense expressément quand même : visuellement, intuitivement.