UN TRAVAIL DE FOURMI

Article paru dans la revue Mémoires de télévision, Un regard télévisuel sur l'art, La série palettes d'Alain Jaubert. Éditions L'Harmattan. 2002.

« C'est un effet de proportion, mon enfant : à mesure que l'œil s'enfonce dans le tableau, les rangs d'hommes doivent se masquer de plus en plus les uns les autres ».  
Philostrate, La galerie de tableaux

Avertissement  
L'étude qu'on va lire procède d'une sorte de pari qui a voulu qu'on écrive sur un film commentant lui-même une œuvre peinte ! Ces trois textes forment un ensemble où le nôtre (c'est-à-dire le dernier) se trouve donc doublement décalé par rapport à l'objet premier puisqu'il s'agit de la glose d'une glose. Cette sorte d'empilement de discours nous a paru défendable, toutefois, dans la mesure où l'on passe successivement du pictural (ici, supposé descriptible) au film qui le prend en charge selon des procédures de médiation immanquablement fort signifiantes. Mais en en « remettant une couche », nous avons risqué le byzantinisme. Puisse cette courte étude convaincre le lecteur que nous l'avons, en gros, évité.

Passion pédagogique  
Comme tous les documentaires dédiés à l'art, la série Palettes qu'Alain Jaubert réalise pour la télévision pose de nombreuses questions d'ordre esthétique. Parmi ces dernières, celles de la transposition d'un médium à l'autre, de la « bonne » distance à l'œuvre, du recours pertinent à une iconographie « adjacente », etc., ne sont pas les moindres. À la différence de beaucoup de films de cette sorte, il se trouve que ceux d'Alain Jaubert témoignent d'une nette prise en considération de ces questions mêmes : c'est en connaissance de cause que le documentariste a recours aux partis pris qui sont les siens. Tranchant sur le tout venant en la matière, Jaubert innove en centrant son discours sur les tableaux, et non sur les artistes dont les itinéraires biographiques, parsemés de toiles, sont trop souvent une fin en soi. De fait, le réalisateur ne va chercher dans la vie des peintres que l'information ponctuelle susceptible d'éclairer son propos au moment précis où il lui semble devoir le faire. Et, si ses films, qui accumulent données et remarques, nous donnent malgré tout une certaine idée de l'époque où les toiles représentées furent brossées, il reste que chaque documentaire nous restitue une œuvre que sa célébrité, la paresse ou la « cécité culturelle » ambiante maintenaient à l'abri d'une approche minutieuse.  
Les films de Jaubert, animés d'une véritable passion pédagogique, conduisent à une vision de l'art dont les principes reposent sur ce qu'on pourrait appeler une rhétorique visuelle. Misant sur les strates matériologiques, iconiques, iconographiques ou iconologiques de toiles comme le Bain turc d'Ingres ou Le Repas chez Lévi de Véronèse, le documentariste n'a de cesse, dirait-on, de prévenir les objections que les films de ses confrères, généralement, ne laissent pas de susciter : Palettes, d'évidence, milite pour une médiation rénovée des œuvres d'art, fondée au premier chef sur leur « intelligence », autrement dit l'économie de leurs constituants. Il s'agit, tout à la fois, de dessiller les yeux du spectateur (d'affiner sa vue), d'informer son regard (de le faire accommoder sur la structure morpho-chromatique de l'œuvre), d'alerter, enfin, ledit spectateur sur la valeur des détails (pointer leurs dimensions symboliques ou intertextuelles), dont on sait comment, correctement isolés, ils peuvent nous guider dans l'approche de la toile. Pour faire court, disons qu'Alain Jaubert, considérant le tableau sous les espèces alternées d'un micro et d'un macrocosme, mais aussi sous le point de vue d'un jeu de tenants et d'aboutissants, produit un discours au terme duquel l'œuvre retenue s'offre comme littéralement reconstruite.

L'approche analytique  
Selon quels procédés discursifs le cinéaste construit-il ses films ? Monstration et démonstration, tour à tour sollicitées par le commentaire et la caméra, relèvent-elles, d'une répartition de tâches sémiotiquement complémentaires ou d'une poétique (verbo-iconique), à chaque fois dictée par le sujet de la toile ? Au vrai, visionner une suite de films de la série Palettes donne vite à l'analyste le sentiment que, sous la diversité des matières sollicitées, les procédures utilisées par l'auteur, participent toutes d'un seul et même souci : fonder (enfin), filmiquement, l'approche serrée des œuvres peintes.  
Que doit-on entendre ici par « approche serrée » ? Un tableau étant donné comme référent, il s'agira, par exemple, de saisir comme l'isolement de tel particolare ou bien l'incrustation de telle représentation tierce, ou encore de tel substitut schématique de l'image picturale, etc., procède et d'un travail d'inventio (1) et d'une logique prospective tous azimuts. Suivre avec un tant soit peu d'attention le La Tour ou le Vermeer de l'auteur, c'est très vite se persuader, en outre, que l'arrivée calculée d'un plan, « contrepointé » d'un substantif, d'un adjectif, d'un adverbe, voire de la musique seule (à moins qu'il s'agisse d'un silence, non moins signifiant), travaille à produire ce qu'on appellera, suivant les cas et les tons employés : bonheur d'expression, preuve, confirmation, interrogation, mais aussi dubitation, voire réfutation.  
À l'opposite de nombreux films d'art, aussi peu regardants sur le point de vue adopté que sur les procédés chargés de le fonder, ceux de Jaubert, ne se paient ni de mots, ni d'images : ceux-ci sont autant de composants hypercalibrés dont l'appréhension intégrée du tout doit équivaloir à une saisie souhaitable de l'œuvre. L'effet global du documentaire n'est-il pas censé se confondre, ici, avec l'approche, sinon révélée, du moins rénovée de l'œuvre ?  
Les films d'Alain Jaubert sont des sortes de machines complexes usant de registres bien différenciés (sous-tendus par les techniques de l'heure) avec lesquels le réalisateur décline divers modes d'approche de l'image peinte. Sans doute, le titre de la série - Palettes - s'il désigne évidemment l'instrument des peintres, évoque-t-il aussi l'éventail des moyens cinématographiques et électroniques, ainsi que celui des figures filmiques (mouvements de caméra, animation), pour ne pas dire rhétoriques, mobilisés par le cinéaste. Car, si le peintre peint sa toile, Jaubert, symétriquement, cherche à la dé-peindre avec ses instruments propres : « dé-piction » filmique dont on se demande, soit dit en passant, si elle ne serait pas un avatar de l'ekphrasis.

 
Georges Seurat - Le dimanche d'été à la Grande Jatte (conservé à l'Art Institute de Chicago), 1884-1886.

Centrant notre effort d'analyse sur le documentaire consacré à la toile de Georges Seurat Le dimanche d'été à la Grande Jatte (conservé à l'Art Institute de Chicago), nous voudrions approcher la technique de médiation d'Alain Jaubert. Non pas la technique du réalisateur appliquée à l'impossible présentation du tableau, mais bien celle de sa représentation, au sens spectaculaire du terme : avec ce film, de fait, l'écran du moniteur devient le lieu d'une « performance » pédagogique, et l'énonciation du documentaire le doublet intellectuel de l'œuvre.  
La manière dont Jaubert « ouvre » le film constitue, à ce sujet, le plus clair des programmes. Les incipits, souvent, possèdent une dimension « méta-opérale », et tel est bien le cas, en l'occurrence. Les plans du générique sont comme des ponctions (« macroscopées ») faites dans la texture du tableau (plans 1 à 5, musique « planante » grave et lente (2)). Suivent quelques particolari (plans moyens et gros plans : 6 à 12). La musique continue, à quoi s'ajoute alors la description succincte du tableau par Marcel Cuvelier. Le spectateur est donc en quelque manière convié à faire une première fois le « tour du propriétaire », en commençant par les fragments d'un tout qui, d'entrée, est fortement « laissé à désirer ». Ce n'est qu'au plan 13 (soit au bout de soixante-dix secondes de projection) que Le dimanche d'été à la Grande Jatte nous est donné à voir. Fondu au noir : une première étape vient de s'achever. En nous montrant dès les plans suivants : une photo du peintre, immédiatement suivie de deux autoportraits, puis une kyrielle de petits tableaux de l'artiste marqués par la facture de ses prédécesseurs, expressément nommés (3), Jaubert nous laisse comprendre qu'il s'agit d'amorcer un parcours, dont l'effectuation va se faire sur le mode de la boucle bouclée. Peu à peu, nous comprendrons que le documentaire se présente comme une suite de (re)commencements : étapes d'un travail inachevable, remis sans cesse sur le métier. Agi par le démon des dérives et autres détours, mais tirant profit de ce tropisme qu'il contrôle à merveille, Jaubert passe son temps à relier ses « divagations » à l'imago princeps qu'il s'est donnée et qu'il ne quitte que pour mieux y revenir. Inaugurant son documentaire de la façon qu'on vient de dire, Jaubert donne donc d'emblée le sens de sa démarche : le film, dont le déroulement équivaut au démembrement du tissu pictural, est aussi une lente recomposition du tableau. De fait, le montage du film n'a de cesse de remonter le courant centrifuge qui s'y manifeste.  
Cette gestion de forces antagonistes relève du principe qui gouverne toute la série Palettes : il s'agit de produire un discours où la progression, le disputant à la digression, fraie son chemin à la conquête d'une unité perdue. Au vrai, l'idée même de faire un film qui procéderait par aller/retour (comment faire autrement avec un objet unique et inerte?) se trouve être pour le réalisateur une contrainte fort productrice. Ajoutons qu'approcher avec des images mobiles une image essentiellement fixe — parce que peinte — est sans doute un défi que le réalisateur se plaît à relever. De fait, ce paradoxe est un facteur propitiatoire dans la mesure où, en règle générale, un travail de transposition s'opère d'autant mieux que le support de prise en charge diffère fortement de l'objet à transposer. Reste, qu'en bonne logique poéticienne, un équivalent mobile de cette fixité première a dû être trouvé, pour que, filmée, l'image picturale ait quelque chance de recouvrer une part du hiératisme qui fait partie de sa raison d'être. D'où ces constants retours à La Grande Jatte qui font de la toile, alternativement convoquée et « révoquée », une épiphanie en acte. Les résultats sont là : horizon à la proximité fuyante, l'œuvre, illustrée au sens premier du terme, a quelque chose d'auratique : le film achevé, le tableau (ou plutôt son fantôme) qui a été éclaté, repris, déconstruit au gré des plans, puis reconfiguré, brille soudain plus fort dans notre souvenir.

Inventaire  
Sauf erreur, Le dimanche d'été à la Grande Jatte (dorénavant notée GJ) comprend deux cent soixante-huit plans parmi lesquels quinze de ces derniers, distribués tout au long du film (4), sont des reproductions du tableau. À cette liste, on doit ajouter toute une série d'images qui réfèrent à des études d'ensemble ; on veut dire les états où les personnages n'ont pas encore pris place dans le décor (les plans 34, 102 : Paysage de la Grande Jatte, étude préparatoire) - collection d'images à laquelle on ajoutera la GJ sous la forme de son ultime ébauche (59, 84,104). À cette seconde liste, on agrégera également la GJ en tant que tableau cité lui-même (fût-ce partiellement) dans Les Poseuses (169, 184, 218, 260), ou bien photographiée, in situ, à L'Art Institute de Chicago (200). On ne saurait, enfin, passer  
sous silence les « écrans » représentant la GJ en tant que plan animé (collages divers, superpositions de schémas structuraux, juxtapositions de la GJ avec d'autres toiles de Seurat (5), sans parler de la GJ représentée sous forme de tableau vivant) (201). En somme, l'image de la GJ - comme « tout ensemble », ou citation « abîmée » - revient trente-cinq fois au cours du film (dont la projection s'étale sur 26 minutes).

À ce premier ensemble, il convient, évidemment, d'adjoindre :

  1. les nombreux particolari et dettaglii de la GJ. Ces derniers forment, d'ailleurs, la substance principale du film : ils sont au nombre de cent soixante ;
  2. les études ou « croquetons » et dessins préparatoires à l'établissement de la GJ (6) ;
  3. une séquence relative à une comédie musicale de Broadway inspirée par la GJ : plan-séquence 201.

On ne saurait évacuer de cet inventaire, un peu aride, diverses catégories d'images auxiliaires :

  1. trois portraits du peintre (une photo et deux dessins) : plans 14, 15,16 ;
  2. les œuvres de Seurat qui précèdent et suivent la GJ : ces dessins et tableaux (et leurs détails afférents) constituent à eux-seuls trente-sept unités ;
  3. des photographies et cartes relatives à la géographie de la GJ : plans 36 à 42, 206 ;
  4. deux dessins de la mode féminine d'alors : plans 211, 214 ;
  5. des reproductions de tableaux classiques (Renoir, Piero, Poussin, Puvis de Chavannes) : plans 237 et 238, 252, 253, 254 ;
  6. des documents relatifs au matériel (boîte de couleurs) utilisé par le peintre : plans 47, 48, 49, 157 ;
  7. une suite de schémas animés relatifs aux travaux des physiciens Chevreul et Rood, sur la couleur : plans 122 à 130 puis 145 ;
  8. une lettre manuscrite de Seurat : plan 251 ;
  9. une animation sur l'atelier du peintre : plans 183,184,185,187 ;
  10. une radiographie d'un bord de la toile : plan 170 ;
  11. deux collages intégrant une peinture de K. Greenaway et une sculpture égyptienne : plans 197 et 198.

Un détail symptomatique  
À l'instar des autres films de la série de Jaubert, L'Utopie, orange, vert, pourpre (c'est le titre du documentaire) est donc une oscillation prolongée entre la déconstruction et la reconstruction du tableau de référence. D'une manière générale, ce film procède autant par cumuls de plans parfois très courts, destinés à honorer des contrats énumératifs, que par égrènements de plans-séquences au cours desquels la caméra semble vouloir atteindre à d'ultimes et révélatrices extrémités. Ainsi, avec le plan-séquence 144, la caméra qui, après s'être fixée sur le détail d'une voile naviguant sur le plan d'eau, voyage obliquement jusqu'au bas de la jupe du personnage du premier plan, termine-t-elle sa course sur l'animal de compagnie de la figure en question : un petit singe, tout en courbes. Seurat, qui a déjà montré ledit animal (plans 135, 136, 137), et qui reviendra encore, par deux fois, sur ce dernier (196 et 217), isole expressément ce motif comme s'il s'agissait d'aller quérir un détail qui fût à même de nous éclairer. Précisons notre pensée. Faisant état de réflexions plus ou moins acerbes énoncées à l'époque sur la GJ, le cinéaste juge utile de rappeler (plan 217) qu'on a voulu voir dans le singe l'emblème de la luxure : ce qui se dit, en principe, sur le mode de la réticence ou de l'aparté. Autrement dit, profitant de ce que la critique d'alors émette tel trait dépréciatif sur la toile, Jaubert retient celui-ci pour en faire un objet-symptôme : excipant de ce trait, et insistant sur l'objet s'y rapportant (le singe), Jaubert en profite pour nous livrer là un indice sur sa manière de lire le tableau. Car, le singe, un rien déplacé, « fonctionne » , aussi, comme une note plastique chargée de rimer (7) avec le « faux-cul » (jupe à panier) de la promeneuse. S'agirait-il de quelque clé ? On se souvient qu'en 1863, relativement à Olympia, Manet s'était vu - entre autres choses - reprocher la présence sur sa toile du fameux chat noir, aux libidineuses connotations. N'arrivant pas à saisir en quoi Manet bouleversait de fond en comble l'art de peindre, les commentateurs du temps s'en étaient pris aux marges anecdotiques de la scène (dont le chat), sans bien comprendre de quoi il retournait vraiment (ce que Leiris et Bataille n'élucideront que bien plus tard). Toutes choses égales, il nous semble que Jaubert voit dans le singe de Seurat l'équivalent du chat de Manet, à cette différence près que, pour le cinéaste, l'animal de compagnie de la dame n'est pas tant un motif emblématique (pouvant faire du personnage une prostituée) qu'un sujet pictural plastiquement surdéterminé. La présence, leste et incongrue, du singe dans ce monde saturé de figurines hiératiques, et qui fait exception à la règle constituerait-elle un index ? En bref, s'il ne nous livre évidemment pas sa méthode (en a-t-il une, d'ailleurs ?), Jaubert semble nous dire, mine de rien, que, parce qu'il est tout à la fois baroque et marginal, le singe (tout comme l'infirmière à la curieuse coiffure, vue de dos, et cinq fois signalée (8)) matérialise un point d'ancrage à partir duquel s'organise une circumnavigation.

La profondeur du tableau  
Si, d'une manière générale, les documentaristes d'art usent volontiers de travellings latéraux, et ceci dans la mesure où ces derniers sont comme des panoramiques « adaptés » à des objets plats, Alain Jaubert, d'évidence soucieux d'inventorier tous les motifs de son tableau, fait plus que glisser à la surface des toiles.  
Il les passe en revue, encore et encore, explorant méthodiquement chaque pouce du canevas. Pareilles à des incises entrelardant un discours acharné à tout dire, ses images en gros plans sont légions, qui nous arrivent sur le mode de la suppléance, comme si elles étaient destinées à conjurer la crainte qu'a Jaubert de rater son objet. Se démarquant de l'approximation dilettante, le cinéaste « bétonne ».  
L'idée selon laquelle les tableaux peuvent induire le fantasme d'une désirable descente « au plus profond » de l'image marque notre documentariste, sans nul doute persuadé que représenter c'est disposer, et que disposer c'est opposer au mystère des choses un contre-mystère. Si les poètes, qui ont le don de transcription, s'accommodent bien de cette délectable servitude, les esthéticiens, les historiens d'art ou les sémiologues (Jaubert remplit tous ces rôles) n'ont d'autres ressource, pour leur part, que celle de ruser avec les « textes iconographiques » qu'ils se proposent d'approcher. Tâchons de voir comment.  
On notera que l'auteur de L'Utopie orange, verte, pourpre affectionne particulièrement le procédé du zoom arrière (effet d'élargissement). Grâce à cet artifice qui fait « remonter » le spectateur vers quelque chose qui serait, non pas la surface de l'image, mais le « tout-ensemble » de la composition, Jaubert fait du tableau le lieu d'un parcours mental inattendu. Alors que, sous couleur d'observation, un close-up nous eût imposé un regard de plus en plus myope (à cet égard, les gros plans suffisent !), le travelling arrière nous permet, au contraire, de développer une vision magnifiante du lieu représenté, parcourable selon les mille et un faufilements d'un œil rendu soudain folâtre : le spectateur du film, qui va de l'analyse à la synthèse, ou, si l'on préfère, de l'intelligibilité (donnée) à l'intelligence (construite), éprouve, faute d'avoir accès à la vision (ou à la contemplation de l'œuvre) le processus — facilité - de la visualisation. Par exemple, au plan 187, Jaubert nous fait décoller d'un motif célibataire. « Reculant », ensuite, il nous immerge progressivement dans l'épaisseur plate de la composition (Cuvelier, à cet instant dit : « la réduction des personnages à gauche dégage la vue et permet au regard de pénétrer profondément dans le paysage »). Ce faisant, le cinéaste, qui n'a pas renoncé à l'idée selon laquelle l'image est une « mine » (n'est-il pas agréable de se perdre « dans » l'image ?), nous fait glisser d'un stade « géologique », puis « géographique » (balisage d'éléments pittoresques) au stade esthétique des contiguïtés actives. Avec la GJ, la perspective, bien que fermement établie, entre soudain en conflit avec le monde des personnages-santons, dont l'étagement, savamment naïf, adoucit, in fine, la prégnance scénographique. Ne reste qu'un étoilement de figures auxquelles la hiérarchie des grandeurs et le dispositif des diminutions ne donnent plus qu'un gage de vraisemblance. Le créateur perce sous le « créatif ».

Macroscopie  
Monstration et démonstration se confortent plus que jamais, où le fait est consciemment doublé d'un « faire » hautement élaboré. Celui-ci, qui s'origine autant dans les mouvements de caméra (qui va chercher ce qu'avance la parole de Cuvelier) que dans la teneur des plans spécialisés, les procédés spéciaux ou les apports externes, n'est certes pas destiné à nous en mettre « plein la vue » (encore que ce sentiment affleure parfois), mais bien à baliser le développement d'une enquête. La GJ, telle que le documentariste nous la donne à voir, est d'abord l'histoire d'un regard - celui de l'auteur - à la fois rendu possible et pris en charge grâce à un médium technologique que gouverne une parole douce mais sûre. Cette parole est, au premier chef, une parole savante conférant aux images qu'elle convoque une dynamique métonymique d'une incontestable efficacité : c'est bien de proche en proche que le cinéaste « gagne » son terrain pictural. L'extrême attention portée à la technique des tableaux étudiés - chez Seurat c'est, en effet, primordial - constitue ici un point de passage obligé qui lui évite de battre la campagne. La chimie des couleurs (pour ne pas parler de la théorie physique de ces dernières), la qualité des pâtes, le modelé des formes ou le rendu des matières sont les caractéristiques qui, correctement discriminées et montrées, permettent au cinéaste de nous entretenir avec précision de la manière, de la touche, ou du style. Dans le cas de la GJ, les macroscopies consacrées au système pointilliste élaboré par Seurat sont, comme on s'en doute, très nombreuses ; macroscopies qui forment surface et au ras de laquelle Jaubert ente son commentaire. Au plan 115, par exemple, il est question de préciser la nature de certaines touches allongées chargées de matérialiser l'aspect ligneux des arbres du parc. La caméra remonte doucement le long d'un tronc qui, bifurquant, se fait branche. La voix de Cuvelier, accompagnant le lent glissement du banc-titre, précise que « les troncs sont rendus par des touches verticales minces et longues qui semblent suivre le courant de la sève »... Outre la part d'interprétation (« qui semblent suivre le courant de la sève »), indication nous est donnée sur le mouvement même de l'appareil de prise de vue dont le déplacement - parce qu'il colle à son objet - métaphorise au mieux l'investigation jaubertienne : le cinéaste n'épouse son objet qu'en exhaussant le substrat qui en permet concrètement la figuration. Il s'agit, en somme, de rivaliser, avec des moyens spécifiques, avec l'artiste, en dégageant ce qui, dans sa mimétique particulière, en permet les saisissants effets.  
Mais ce qui se trame au plus près de la constitution des détails ou, si l'on préfère ce qui permet le passage de l'iconique au pictural, se retrouve « un cran au-dessus » dans le voyage entrepris par Jaubert d'un détail à l'autre. Deux points de vue peuvent alterner ici : ou bien le documentariste le cède à l'esthéticien qui se met alors à cartographier autant les intervalles entre les motifs que leur combinatoire, ou bien l'iconographe s'impose, qui repère dans les motifs des unités actualisées de formes empreintées autant qu'empruntées.

De l'énonciation à la récitation  
Le travail de Jaubert est sous-tendu par une sorte de compulsion énumérative. La dernière partie du film comporte, à ce sujet, une suite remarquable de plans n'ayant apparemment d'autre fonction que celle de couvrir le « spectre » des articles de mode que la GJ semble s'être donnée pour tâche d'exposer : L'Utopie orange, vert, pourpre ne comporte pas moins de dix plans (220 à 229) consacrés aux seuls chapeaux et ombrelles des personnages de ce Dimanche d'été à la Grande Jatte. C'est naturellement dans cette partie du film que Jaubert insiste sur les canons vestimentaires de cette fin de siècle, en présentant deux images référant au' style des robes des années 1880 (plans 211 et 214). Il y a un peu du Bonheur des dames dans ce tableau de Seurat... à cette réserve près qu'à la furia décrite par Zola a fait place la promenade immobile des figurines du peintre ! Cette théorie de gros plans brefs égrénés en fonction d'objets disséminés sur la toile est pour nous fort instructive. On sait que dans un travail jadis mené sur le photojournalisme (Le Commissariat aux archives (9)), le réalisateur s'était évertué à traquer les manipulations et autres trucages opérés au nom de la vérité officielle (stalinienne, nazie ou autre) sur les clichés. Notre homme, s'il a changé de sujet et d'objet, est encore à la recherche de ce qui, dans l'image, toujours échappe.  
Mais ce qui caractérise le métier d'Alain Jaubert réside peut-être avant tout dans la façon qu'a le cinéaste d'outrepasser son souci de vulgarisation (haut de gamme, pourtant) pour atteindre au plaisir de la narration, c'est-à-dire à la séduction. Comme il s'agit de réaliser des documentaires et non pas des films de fiction, le cinéaste va déployer une stratégie bien connue qui, pour n'être pas rare en matière informative, passe très souvent incognito. Pour aborder ce point, éloignons-nous un instant de la GJ. Au musée de Rennes, se trouve conservé un tableau du XVIIe siècle, signé de Jan Van Kessel, intitulé Concert d'oiseaux (10).

Jan Van Kessel, Concert d'oiseaux.

Cette petite huile sur cuivre se présente apparemment comme une scène animalière : des volatiles de toutes sortes sont réunis, qui, disposés sur les branches d'un arbre, ou volant à proximité de celui-ci (ou marchant, encore, au pied de ce dernier) constituent un ensemble haut en couleurs, effectivement digne d'être peint. On peut conjecturer que l'artiste, convoquant sur son tableau toutes sortes d'oiseaux aux plumages multicolores, a voulu donner à son huile le nom de « concert » pour la raison qu'une métaphore synesthésique s'offrait d'elle-même : la polychromie évoquant, en l'occurrence, la polyphonie. Cet aréopage d'oiseaux ne pouvait qu'avoir un air de formation musicale (le ramage et le plumage, sans doute...). On peut ajouter que, sous couleur (c'est le cas de le dire) de dresser une sorte de planche ornithologique, Van Kessel la « naturalisa » en en faisant une quasi-scène animalière où chaque oiseau semble y aller de sa « note » spécifique. En bref, Van Kessel peignit-il pour « énumérer tabulairement » une population d'oiseaux multicolores, ou bien dénombra-t-il ceux-ci pour les rassembler en une historia à la gloire du créateur ? Difficile de trancher. Or, il apparaît que l'esprit de la nomenclature, qui se voile à peine, et dont l'esprit se retrouve de nos jours dans certains catalogues publicitaires ou autres pages pédagogiques vaguement scénographiées, n'est pas sans rappeler (même si ironiquement) l'économie du tableau de Seurat. Expliquons-nous : la parade sociale, à laquelle se prêtent, un dimanche d'été les personnages de la GJ, a ceci de frappant, en effet, qu'hommes et femmes existent non seulement en tant qu'isolats, mais aussi en tant que spécimens. Pareils aux oiseaux de Van Kessel, un à un distingués, tous ces gens ne meublent-ils pas la plus étrange des mises en page ? Abondant dans ce sens - même s'il ne s'en tient pas à cette unique vision du monde - Jaubert amplifie cette passeggiata de Seurat qui semble avoir doté son île de figurines comme Van Kessel l'a fait des branches et des environs immédiats de son arbre. On veut dire que L'Utopie orange, verte, pourpre se donne pour fil directeur de relier discursivement ce que le peintre n'a voulu que réunir plastiquement. Une juste mesure des choses nous oblige à considérer, pourtant, que si chaque figure, murée dans son quant à soi (= le couple du premier plan, le jockey, la pêcheuse, la petite fille en rouge, le joueur de trompette, etc.), fait de la composition une foule solitaire qu'aucune action ne fédère, Jaubert, lui, tire rhétoriquement profit de l'étrange population de la toile. Au tableau de Seurat, qui a congédié l'anecdote, l'homme de télévision ne craint pas, grâce à son film, de nous raconter l'impossible récit qui en est le prétexte...  
Le cinéaste respecte la juxtaposition des corps en multipliant les plans serrés, mais il use aussi de puissants outils syntaxiques : la voix de Cuvelier, les longues plages de continuum musical, les travellings (déjà dits) lubrifient l'analytique de Jaubert glosant Seurat. On est en effet frappé de la façon dont le cinéaste qui, par la force des choses, linéarise son propos, coule ce dernier dans une structure aux allures de rhizome. Quoi qu'il en soit, énumérer, c'est-à-dire compter, équivaut à conter pour Alain Jaubert, chez qui la multiplication des images, tour à tour soustractives (lacunaires) et additives (supplémentaires) forme une sorte de fable en puissance. Ce qui, chez Van Kessel, se signifiait comme hymne - poesis -, alors qu'il était d'abord question de planche, s'expose littéralement dans GJ comme une pictura que les seuls déplacements de la caméra « historicisent ».  
La fidélité au tableau n'est donc revendiquée que pour être dépassée dans l'abstraction d'un système optico-syntaxique dont une certaine littérature serait, sous une autre forme, la continuation. Précisément : cette dernière, longtemps contenue, s'affiche expressément à la fin du film.

Seurat, Baigneurs à Asnières.

Faisant le pont entre La Baignade, Asnières et la GJ, Jaubert charge son porte-paroles de prononcer ces mots : « Dans la Grande Jatte, le peintre est passé sur l'autre rive, il a franchi le fleuve symbolique, mais l'île dans laquelle il aborde n'est pas Cythère, ni même un Eden impressionniste, à peine une Arcadie de banlieue ; seulement une vaste scène de théâtre où il découvre dans le poudroiement de la lumière solaire divisée, la scène imprécise de la comédie sociale improvisée dans laquelle il va devoir à son tour pénétrer. » Ce final nous frappe où la rhétorique (le rapport texte/image, la fonction poétique, le sentiment d'une clôture qui s'annonce, etc,) donne toute sa mesure. Jaubert sait bien que l'autorité qui s'en dégage n'est pas celle de la vérité ; mais, comme dirait Julien Gracq, « la vertu du seul bien-dire (...) fait tout de même franchir à ce discours le pas décisif qui sépare la simple assertion de l'affirmation, laquelle implique prise de solidité » (11).  
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1 - L'inventio (ou heurésis) est la première étape de l'élaboration du discours. C'est la recherche des idées et des arguments... Il s'agit moins de créer quelque chose que de retrouver des idées qui sont « déjà là ».  
2 - Il s'agit de The Unanswered Question de Charles Ives.  
3 - Delacroix, Millet, Puvis de Chavannes, Renoir, Cézanne, l'école de Barbizon.  
4 - les plans 13, 46, 111, 120, 143, 165, 173, 182, 186, 194, 199, 202, 235, 255, 267.  
5 - les plans 178, 179, 181 197, 198, 207, 214, 261, 262.  
6 - les plans 43, 44, 45, 59, 71, 72, 77, 79, 83, 86, 90, 93, 96, 98,100, 103.  
7 - Le jeu des courbes, chez le singe, fait système, outre le faux-cul de la dame, avec l'arc de son ombrelle.  
8 - L’infirmière : plans : 89, 90, 91, puis 163, 189, 210, 244.  
9 - Le Commissariat aux archives, les photos qui falsifient l'histoire, Paris, ed. Barrault, 1986.  
10 - Jan Van Kassel (1626-1679), Concert d'oiseaux, huile sur cuivre, 17 x 22 cm, musée des Beaux-Arts de Rennes.  
11 - Julien Gracq, Le Monde du 5/2/2000.