Le Portrait de Bachar el-Assad
par Killoffer  En 2012, suite à la répression sanglante dirigée par le régime syrien contre son peuple, le dessinateur français Patrice Killoffer, dit Killoffer (Metz, 1966), s'en prend à Bachar el-Assad. Référant à cette affreuse actualité, qui n'en finit pas d'être actuelle même neuf ans plus tard, cette caricature de Bachar el-Assad (illustration 1) a été publiée dans Libération (2012) puis reprise la même année par Christian Rosset dans un article qu'il a consacré à Killoffer pour la revue de design graphique, Étapes'. Voici un dessin étrange et effrayant dont on voudrait dire quelques mots.

Avant d'être considéré dans son ensemble, ce portrait commande qu'il soit d'abord approché dans chacune de ses deux parties : le portrait du dictateur d'abord, qui occupe verticalement le tiers gauche ; la main meurtrière ensuite qui occupe, avec le bras et la victime, les deux tiers restants. Ces deux parties s'autoqualifient tout en formant un système signifiant de contrastes où s'instaure en boucle un minithéâtre de la cruauté dont nous allons visiter les coulisses.

La gueule du dictateur
À gauche donc, Assad, dont le physique taillé à coups de serpe, a - déjà dans la réalité - quelque chose de “précontraint”. Tout se passe comme si Killoffer, grâce à l'exagération inhérente à toute caricature, avait pu facilement dégager chez le dictateur lui-même des traits particuliers, propices à la difformité.
Nous n'en sommes plus à la physiognomonie, c'est-à-dire à cette pratique spéculative d'antan, qui cherchait à retrouver dans le visage d'un individu le substrat (en général un animal) dont l'individu semblait procéder. Il demeure néanmoins que le dessin de Killoffer fait état d'un troublant symbolisme. Qu'est-ce à dire ? Indépendamment de la partie droite du dessin (la victime d'Assad qu'on abordera plus loin), deux caractéristiques du visage du tyran (hormis son regard imperturbable) ont retenu notre attention : le front, l'absence de menton.

Le front de Bachar
Ce front, d'abord, sorte de quadrilatère évidé, qui participe de l'air buté du personnage, frappe qui lui fait face, le happe et l'entraîne à divers rapprochements iconographiques qui hantent le substrat culturel européen.
Il en va ainsi, par exemple, de cette affiche dessinée par René Magritte en 1947 (illustration 2) destinée à la promotion d'un festival de cinéma. L'artiste belge a fait du front d'une statue rêveuse (absence de regard) un écran. Nous comprenons que cette femme de pierre est une sorte de dormeuse ayant pris place dans une salle obscure et que le haut de son visage, pareil au cadre blanc sur lequel elle se détache, est l'espace en attente d'être peuplé par les acteurs des films de l'époque... autant que par nos propres fantasmes. Cette circonscription, vidée plutôt que vide, se retrouve, subliminale, chez Assad dont le « cinéma » est une tabula rasa: ce rien « envisagé », c'est l'horizon dégagé de sa paranoïa. Ce front géométrique du dictateur paraît ne protéger le siège d'aucun sentiment.

Osons cet autre rapprochement : le front du Syrien, même s'il est plus réduit que celui de Boris Karloff (qui incarne au cinéma, en 1931, le personnage de Frankenstein (illustration 3), a quelque chose de fabriqué.
Observons Karloff : des sourcils en remontant jusqu'à la base des cheveux, le monstre du film de James Whale est marqué par une cicatrice marquant une sorte de greffon. Le haut du visage de Bachar, qui, quant à lui, devrait avoir figure humaine, évoque avec son artificielle rectangularité la froide insensibilité de l'androïde fabriqué par Mary Shelley.
Opérons une petite dérive du côté des Horror comics américains, des années 1960. En particulier en direction du Frankenstein de l'illustrateur Vic Prezio. Est-ce à dire que Killoffer, en 2012, cherchant à aggraver le faciès de Bachar el-Assad, se serait inspiré de Frankenstein tel que les Horror Comics s'en prévaudront longtemps ? Un élément de réponse se fait jour sur la couverture du roman de Mary Shelley dessinée par un certain... Killoffer en 1996 (éditions J'ai lu).
Si l'androïde aux bras mécaniquement tendus n'est ici qu'une silhouette sombre menaçant sa victime (illustrations 4 et 5), Frankenstein “existe” déjà chez notre dessinateur qui n'a pu ne pas croiser, durant son adolescence ou plus tard, les manifestations gothiques des années post-68. En vérité, la veine gothique issue du roman noir du début du XIVe siècle n'a pas cessé d'informer l'imaginaire des amateurs sensibles à l'esprit des anti-Lumières, comme pourrait encore en attester l'affiche ci-dessous (illustration 6) de 1910 annonçant la projection du film Frankenstein dont la cérébralité détraquée du héros éponyme attire les foules.

L'absence de menton et les pyramides
En élidant le menton d'Assad, Patrice Killoffer nous présente un personnage dont le chef n'est qu'une excroissance du cou, à savoir l'extrémité d'un corps dont les traits du visage, mal dégagés, connotent une sorte d'incomplétude.
Quant aux pyramides, à l'arrière-plan du dictateur, si elles n'ont rien de spécifiquement égyptien, celles-ci évoquent (c'est vrai, quand même) la terre des pharaons qui fut frappée de terribles plaies, rapportées dans l'Exode (7-u.), et dont la première fut que les eaux du Nil se changèrent en sang.
Mais, il faut raison garder : l'on croit pouvoir avancer que Killoffer est à cent lieues de se référer au discours de l'Ancien Testament (et encore moins de déplacer le plateau de Gizeh à Damas). Les “pyramides” ne sont là que pour ramener l'arrière-plan à un fond d'arêtes vives et de forme pointue propices à durcir la cruelle aridité du portrait du dictateur. Quant au flot de sang, qui jaillit de la manche d'Assad, on pourrait dire, en jouant sur les mots, qu'il vient ajouter à la “soif” vampirique du personnage recouvrant la tête de son “protégé”.
En cherchant des correspondances formelles et sémantiques à la caricature de Killoffer, l'affiche anti-apartheid (1) qui demandait au monde de boycotter les oranges Outspan en provenance d'Afrique du Sud ne manque pas d'intérêt.
Cette source de devises pour le régime raciste est associée au sang versé par les victimes du régime, sang métaphorisé, à son tour, par le jus extrait des oranges exportées. La tête d'un noir se trouve en lieu et place du fruit que presse une main blanche. Même sorte d'ignominie chez Assad épaulé par les Russes.


La main rouge
À côté de Bachar el-Assad, un homme, méconnaissable, la tête couverte de sang, est surmonté par la main elle-même écarlate du criminel (la main rouge, faut-il le préciser, est un emblème de terreur). Les deux hommes - le chef de l'État et l'homme faisant le V de la victoire - auraient pu vouloir signifier la proximité d'Assad avec son peuple. C'est, au contraire, de la plus sinistre tromperie qu'il est question puisque le tyran écrase, comme on le fait d'un fruit, son voisin qui se voyait libéré.
Impassible, le criminel, le regard au loin, commet tranquillement son crime. La partie assassine d'Assad - sa main, rouge de l'hémoglobine qu'il répand à l'envi - est évidemment l'emblème de son plus absolu cynisme. Détail assassin, a-t-on remarqué que Killoffer, en habile rhétoricien, a doté Assad d'une cravate, dont la couleur, telle celle d'un accessoire vestimentaire coordonné, ajoute une touche “d'odieuse pertinence” au dictateur, soucieux de sa mise ?

Faisons bonne mesure : la détestation qu'éprouve Killoffer pour Bachar el-Assad a également amené le caricaturiste à croiser les traces de certains de ses prédécesseurs de la Belle Époque, par exemple, un Allemand du nom de Strimpl qui, en 1909, jugeait très sévèrement la politique du roi Alphonse XIII d'Espagne (illustration 8), accusé de se conduire en boucher dans sa politique de répression.

Une nouvelle économie graphique
Une différence de style oppose évidemment Killoffer (et bien d'autres (2)) aux satiristes de la presse d'opinion d'antan qui, comme Honore Daumier ou Paul Hadol, pour n'en citer que deux, avaient eux aussi des styles qui ne manquaient pas de tranchant. Notons encore. pour continuer avec l'héritage des grands caricaturistes, qu'un Jossot atteindra à une horreur bouffonne, plus que grinçante.

L'exception de Jossot (illustration 9) étant prise en compte, il apparaît qu'en règle générale, les dessinateurs de la Belle Époque n'avaient pas le degré d'expressivité rhétorique des dessinateurs les plus percutants d'aujourd'hui.
Pourquoi ? Risquons cette incomplète réponse : les humoristes visuels de notre époque ont pu se saisir, intuitivement et par imprégnation, des “tours rhétoriques” élaborés par leurs prédécesseurs tout au long du xxe siècle, procédés que, mutatis mutandis, Freud avait pu, de son côté, isoler dans son travail exploratoire sur la formation des rêves. Les dessinateurs de presse et les affichistes d'aujourd'hui usent de ces court-circuits sémiotiques que sont les déplacements d'accent (dont la transposition), la condensation des motifs sollicités, les ellipses et, plus globalement, la «prise en considération de la figurabilité », procédés qui ne sont pas pour rien dans l'efficacité des caricaturistes d'aujourd'hui (illustration I0).


En veut-on encore un exemple ? Voyez ce dessin de Desclozeaux qui moque, justement, la psychanalyse : son dessin fait d'un point d'interrogation le divan sur lequel il faut s'étendre (et lui tourner le dos) pour résoudre sa propre énigme. Le rond rouge du point ressemblant vaguement à une boule où il faut déchiffrer le roman familial.

Retour à Killoffer
Le dessin de Killoffer nous indique, encore, que l'impact de sa caricature vient d'un style sciemment utilisé à contre-emploi : on veut dire que la partie droite présente un crime abject, si ce n'est de façon drôle... à tout le moins grotesque. En effet, ce crime ne se signifie-t-il pas par l'expansion d'une substance qui, s'il ne s'agissait pas de sang, s'écoulerait, comme dans certaines publicités réputées alléchantes, à la façon d'une crème ou d'un chocolat fondu ? (illustration 11)
Cet effet de coulure, d'enrobage crémeux, qu'on trouve dans la représentation des desserts, sera repris et détourné «salement» par Killoffer en certains dessins où il nous livre, avec une saisissante méticulosité, ses fantasmes régressifs. En 2012, Killoffer expose à la galerie Anne Barrault ce dessin où le fait d'écraser un lilliputien est associé à l'expulsion quasi excrémentielle d'un volume mou et luisant sortant d'un coffre. La merde, ici, fait iconologiquement système avec le sang qui, chez Bachar el-Assad, recouvre “onctueusement” le visage de l'un de ses opposants.

Image/contre-image
Toutes choses égales, nous ne sommes pas très loin de l'enjouement graphique des cartoons américains qui pouvaient donner lieu à d'étonnantes déformations et exagérations de toutes sortes. Déformations qui furent à leur tour prolongées par l'underground et notamment par Crumb qui misera avec génie sur les délires boursouflés de ses obsessions sexuelles.
D'une certaine manière, Killoffer prolonge l'underground, en ce sens que le motif caricatural de l'exagération ou de l'enflure, mais détourné cette fois de l'esprit grotesque en principe comique, peut atteindre malignement à l'atroce. Ainsi en est-il de cette main rouge dégoulinante, appuyée sur la tête de la victime au point de se confondre avec elle, et qui ajoute évidemment à l'infamie du propos. Killoffer, anti-puritain notoire, qui n'a rien à voir avec la bienséance, vise juste ici.
Les livraisons de l'artiste, souvent empreintes de scatologie ou qui témoignent d'une fascination pour le corps soumis à ses servitudes physiologiques (vomissement, sperme, défécation, etc.), témoignent aussi du rejet de la ligne « propre »... sauf à la dénigrer joyeusement ! Voyez ce dessin moquant l'univers des cartoons : ce retournement salutaire, parce qu'il s'agit de s'en prendre à un salaud, fait merveille.
Pour conclure
Killoffer, qui partage avec Topor bien des obsessions, n'est pas, comme lui un illustrateur, mais un cartoonist. Pour ce qui regarde le portrait d'Assad, ce dernier, bien que donné d'un seul tenant, fonctionne sur le mode syntaxique d'un léger différé. Tenants et aboutissants constituent le dispositif articulé d'une métamorphose in process. De gauche à droite, le portrait du tyran passe de l'espace plat de la représentation à la monstration de la main du tortionnaire qu'un effet de zoom grossissant a amené jusqu'à la boursouflure. Le grotesque, sous-tendu par le gaguesque, nous saute aux yeux. C'est drôle, horriblement.


  1. - Rosset, Christian, Légendes de Killoffer. De la clef des champs au charbon, Revue Étapes (design graphique et culture visuelle), n° 210, novembre-décembre 2012, pp. 78-91.
2. - Document aimablement signalé par Bertrand Portevin.