PURITANISME ET REPRÉSENTATION DANS LA 
PEINTURE AMÉRICAINE DES ANNÉES 50 à 70

Avertissement
Tout art est en principe sensuel. Le Minimalisme, sinon une certaine abstraction géométrique, nous a cependant permis de comprendre qu'il est des œuvres où le formel, voire le conceptuel, ne cherche plus la sollicitation multiple du regard (existentielle, es­thétique, symbolique), pour ne rien dire de la fantasmatique du tactile ou de l'auditif, ha­bituellement déclenchée par telle nature morte ou telle scène expressionniste. Sans aller jusqu'aux extrémités d'un Carl André ou d'un Sol Lewitt, par exemple, il est déjà pos­sible de remarquer qu'au sein même de la représentation "classique" la peinture est par­fois le lieu d'un retournement, d'une subversion de sa propre raison d'être, si tant est que l'on veuille d'abord voir clans cette dernière un prétexte à faire jubiler le regard et/ou à faire en sorte que l'on se trouve devant cette déhiscence de la forme où le sujet se met en situation de s'éprouver. Faut-il parler de l'acharnement de ces artistes qui, à l'instar d'un Henri ou d'un Sloan, d'un Grant Wood ou d'un Hopper, passent leur temps à nous "décevoir" ? (Mais comment taire, pourtant, que, dans le cas de Hopper, cette "décep­tion" - voyez Office at Night, 1940, Walker Art Center, Minneapolis - nous émeut pro­fondément ?). Hormis la grande époque de la peinture gestuelle (à laquelle il faudrait, sans doute, ajouter tout un pan de la production des années 80), n'est-il pas remarquable que tant et tant d'artistes se soient ingéniés à produire de toiles foncièrement inaptes à jamais mettre le spectateur "hors de lui-même" ?
Je poserai, ici, par hypothèse, qu'une bonne part de la peinture américaine (notamment contemporaine, mais cela s'appliquerait dès les débuts avérés de l'art d'outre-Atlantique) pourrait se définir comme le lieu où, sauf exception (G. O'Keeffe, J. Pollock etc...) se déclinerait en d'incessants avatars la terreur de succomber au réel.

INTRODUCTION
Dès les premières lignes de son ouvrage consacré au Pop Art, Lucy R. Lippard écrit : "Produit hybride, le Pop a surgi au bout d'une période de vingt années dominée par l'art abstrait, et il s'ensuit qu'il est bien davantage l'héritier de l'abstraction que de la figuration." Sentant qu'une telle assertion a de quoi déconcerter le lecteur, l'auteur désa­morce sa critique naissante en poursuivant ainsi : "Il (le Pop) est beaucoup plus proche d'un Ellsworth Kelly ou d'un Kenneth Noland que du réalisme contemporain." Tirant parti du fait que l'Abstraction se diversifia, entre autres, en géométrisme optique, Lucy Lippard a évidemment beau jeu d'étayer sa thèse. Les aplats biomorphes, puis quasi mi­nimalistes de Kelly, la production dans ce qu'on appelle la Field Painting, des chevrons de Noland ne sont pas sans rapports, en effet, avec les figures et les couleurs épurées de tout un courant du Pop ; mais c'est faire bon marché de ce que représente au sein de l'art abstrait en général l'Abstract Painting en particulier, tel qu'il s'est imposé d'abord et massivement avec Kline, de Kooning, Rothko et surtout Pollock. Dès lors, quels rap­ports tracer, en effet, entre l'engagement physique de ces peintres sur leurs toiles et la distanciation glacée des formes homogènes d'un Wesselman, d'un Lichtenstein ou d'un Rosenquist en ses collages séquentiels ?
S'il convient, de fait, de se poser la question du passage de l'Abstract Painting au Pop à l'instar d'Antonio del Guercio (1973), je pense qu'il faut avant tout prendre en considération trois choses :

  1. se souvenir que les épigones des maîtres de la peinture gestuelle qui s'étaient précipités dans la brèche ouverte par leurs illustres devanciers atteignirent rapidement au plus convenu des académismes, partant, que des voies d'exploration nouvelles devaient être ouvertes ;
  2. rappeler que, portés sur un laps de temps très court à un point d'incandescence encore jamais vu aux USA, l'hermétisme et le style héroïque de l'École de New York suscitèrent une réaction anti-intellectualiste dans le milieu artiste même, et que, dans ce dernier, se fit jour le besoin d'un retour à une réalité plus immédiatement tangible, ou plus exactement à une figuration reconnaissable de cette dernière ;
  3. faire ressortir, enfin - j'allais dire surtout - que le Pop, parce qu'il s'inscrit dans la lignée des Précisionnistes (et, dans une certaine mesure, de Hopper), permettait de re­nouer avec le courant puritain dont certains Expressionnistes Abstraits avaient paru scandaleusement s'éloigner. De fait, si elle est à mille lieues de toute idée de délectation, la peinture de Pollock, de Gorky ou de Motherwell dit pourtant, au delà de la souffrance ou de l'ascèse, la vertigineuse implication du corps dans leur quête, fût-ce, comme chez Rothko, pour "remonter" jusqu'au chromatisme épuré qu'on sait. S'il existe donc un lien entre Le Pop et l'École de New York, ce lien ne peut être, à mon avis, que de nature dia­lectique (une chose appelant son contraire) et non pas philogénétique comme, sans doute par goût du paradoxe, Lucy Lippard tente de le définir. Je redirai, toutefois, au bénéfice du critique, le fait que les "Géométristes" d'une certaine Field Painting (pas celle de Morris Louis, mais celle de Frank Stella) affectèrent très vite - c'est-à-dire dès la fin de la peinture gestuelle - de présenter un art qui, héritier de Mondrian et d'Albers, prônait évidemment l'abandon de toute compromission avec la dynamique surréaliste d'un ima­ginaire rendu à lui-même. La distanciation glacée dont je parlais il y a un instant et qui caractérise le Pop dans ses manifestations majeures n'est donc pas tout à fait absente -c'est vrai - de la grande peinture abstraite des années d'après guerre.

UNE FAÇON D'ÉVITER LE RÉEL
Qu'il s'agisse du Pop Art ou du Photoréalisme des années 70, et bien avant eux des Immaculates, de L'Ash Can School ou du courant illusionniste de la fin XIXe siècle (de Peale à Harnett en passant par Haberle), la mimésis, on le sait, est aux USA une des voies par laquelle ne cesse paradoxalement de se signifier une certaine répugnance vis-à-vis de la chair, à tout le moins une profonde suspicion à l'égard des sens. Je veux dire, à l'instar de l'auteur de Palpable Truths (Tissot, 1984), que l'imitation, en ne s'attachant qu'à l'extériorité des objets, permet précisément de faire silence sur l'être-au-monde des choses ; qu'en tout état de cause il ne saurait être question de "fixer des vertiges", et, quand bien même cela serait, ces vertiges, ramenés aux dimensions du trompe-l'œil, ne pourraient être rattachés, in fine, qu'aux seuls domaines de la spéculation intellectuelle.
On connaît le célèbre tableau de Raphaelle Peale, After the bath (1823, exposé à Kansas City). Double stratégie déceptive que celle de la toile : non seulement l'objet du désir est confisqué (je n'ai "droit" qu'à un bras et à un pied malicieusement entouré de fleurs), mais le voile qui nous en sépare à jamais - et vers lequel, tels les oiseaux de Zeuxis - j'irais volontiers vérifier de quoi sa matière est faite, ce voile est également l'objet d'un retrait puisqu'il n'est qu'un mirage de voile. Vanité des sens abusés (la vue, le tact) mais vanité, aussi à n'en pas douter, des plaisirs qui ne peuvent qu'être à leur tour source d'aveuglement.
La prestation des illusionnistes, qui font mine de nous présenter la réalité afin de dire perversement la plaisante inanité du métier de peintre, n'est pas, cependant, la seule façon de dresser cette barrière entre la fatale et insondable substance du réel et nous mêmes. Ce même tableau, en effet, peut être lu d'une autre façon : l'empiriste soumis­sion aux objets, que la tradition n'a cessé de maintenir, n'est pas non plus étrangère à cette attitude constante par l'intermédiaire de laquelle (et sous l'ardent besoin d'authenti­cité) il nous faut vérifier que nous vivons la disgrâce, et que la hideur du monde en somme, en particulier celle du sexe, doit nous empêcher de succomber au mal. Ce que nous dit encore, à sa manière le tout premier Pollock de Woman (circa 1932, collection Lee Krasner Pollock).
L'artiste qui n'a pas encore franchi le pas qui le mènera à refuser les pièges muti­lants de la ressemblance, représente une horrible matrone nue, grimaçante, cuisses entrouvertes. En tenant ainsi cette nouvelle Gorgone à "distance respecteuse" (réduite de surcroît aux dimensions d'un support de modeste surface : 35,8/26,5 cm), le peintre ne me fait-il pas comprendre qu'en objectivant sa hantise il se protégeait alors du réel dans lequel il allait bientôt s'immerger ? Si les peintres européens réussirent souvent à susci­ter, au sein même de la représentation, qui en interdit en principe l'exercice, l'épiphanie d'une vision neuve (de tel portrait de Tiepolo à Giacometti en passant par Munch ou Van Gogh), les Américains, à l'inverse (je pense aussi bien à Stuart Davis, à Charles Sheeler, ou à Richard Estes), les Américains semblent considérer la peinture réaliste comme ce qui les mettrait à l'abri des risques d'une trop grande compromission avec la vertigineuse épaisseur de l'existence : Davis : Lucky Strike, 1921 (Moma), Sheeler : Incantation, 1946 (Brooklyn Museum), Estes : Bus Reflection, 1972 (collection part.).
Je veux parler de cette propension partout vérifiée, pour ce qu'on appellera "la lettre de l'image". Entendons cette probité un peu myope que cultivaient déjà en leur temps les austères fabriquants de natures mortes du nord de l'Europe, et où l'accent mis sur l'aspect permettait justement de faire l'impasse sur le prospect, soupçonné, quant à lui de complaisance coupable envers les séductions mondaines (rappelons que le pros­pect, c'est la préférence donnée à la perspective classique et aux implications imaginaires attachées à cette dernière).

LA VIE TENUE À DISTANCE
Alors que ses sujets, saturés de sexualité, sont apparemment aux antipodes du ri­gorisme puritain, un Wesselman : Great American Nude, 98, 1967 (Sidney Janis Gal­lery, NY) ne m'offre-t-il pas lui aussi, contre toute attente, de ces représentations du monde marquées au premier chef par l'obsession de l'aseptisation : cet effet de netteté signifié par un dessin si soigneusement simplifié qu'il induit avec force l'idée de con­trôle. Il y a, véritablement, du garde-fou dans les images lisses de ce peintre, désancrées à ce point qu'il n'est désormais plus possible d'y lire autre chose que le bonheur con­forme ; c'est-à-dire, en filigrane, une forte réticence pour la vie.

Collage à la baignoire, 1963, Wallraf-Richartz Museum, Cologne. L'euphorie, factice, dont ces oeuvres veulent rendre compte est d'autant plus saisissante que les formes épurées qu'elles mettent en scène sont, en fait, autant de peaux d'emprunt dans lesquelles le spectateur est appelé à se glisser ; le contraire, en tout cas, de ces béances par l'entremise desquelles l'art nous met jouissivement en situation de risque. Conscient de n'être qu'un témoin, à la fois lucide et pervers, de son époque, l'auteur des Grands Nus Américains écrivait (Lippard, 1969) : "j'éprouvai la nécessité de verrouiller mes pein­tures à double tour pour que rien ne bouge, de sorte qu'en devenant statiques et ano­nymes elles accumulaient une énergie accrue."

En somme, à l'instar du monde publicitaire dont elles ne sont que les formes quintessenciées, les toiles de l'artiste sont, à mon avis, célèbres pour la façon qu'elles ont, sous couleur de s'offrir dans leur facilité vulgaire, de se dérober au questionnement de l'être. Choisis d'abord pour leur aptitude à évoquer le plaisir immédiat, notamment le contact physique, tant est suscité le fantasme tactile, voire oral, avec un épiderme parti­culièrement bien mis en valeur (bouches, seins, zones de bronzage différentiées), ces corps de filles, comestibles à souhait, sont pourtant exposés, comme dit Gilbert Las­cault (1973) "pour ne pas être aimés", tant domine cet apprêt destiné à n'en faire que des nourritures pour lbeil. "Offertes au regard pour pouvoir se refuser au goût" (Lascault, ibid.). Difficile de ne pas voir là l'évitement qui se trouve au coeur de toutes ces mimé-sis, secrètement soulagées de rater leur objet. Calvinisme dévoyé, ambigü, mais calvi­nisme quand même que cet exhaussement d'un monde décalé, dont la facticité s'offre en dernier ressort comme la forme en creux de ce besoin d'authenticité partout présent dans l'histoire américaine.

UNE ENTREPRISE DE DÉSAMORÇAGE
Je parlais plus haut d'un lien de nature dialectique existant entre l'Abstract Pain­ting et le Pop. Qu'on en juge, précisément.
1966 : sur une toile intitulée Coups de brosse verts et jaunes, (huile sur toile, 214/458 cm, Musée d'Art moderne de Franckfort), Roy Lichtenstein peint sur fond de trame bleu (les fameux Ben Day dots) l'équivalent pop de ce qui pourrait être tenu pour une performance de l'Abstract Painting des années 50. Sous couleur de pastiche qui moque selon ses codes à lui - Lichtenstein - l'esprit et la manière de l'Expressionnisme Abstrait, l'artiste me donne la démonstration en acte d'un véritable désamorçage de ce que fut, avant l'ère des happenings, l'art "as experience". Si l'on voit, de fait, dans la peinture gestuelle ce qu'elle eut de plus existentiellement poignant ; dans la recherche d'un Kline, par exemple, les traces d'une quête sans cesse déportée vers un ailleurs que les balafres en porte à faux des toiles disaient tragiquement ; si, avec Pollock, l'indé­terminé du dripping s'impose à moi comme l'expression la plus haute de ce désir de coïncider avec la terre-mère, arrachée enfin à la confortable mais mortifère entropie de la programmation technologique (Argan, 1982) ; bref, si l'École de New York en ses flamboyantes heures fut bien ce qu'elle fut, le tableau de Roy Lichtenstein constitue dès lors à mes yeux - en dépit qu'il en ait - une entreprise exemplaire de normalisation. Ramenés au traitement surcodé que nous connaissons tous (c'est-à-dire le codage propre à l'artiste d'un codage d'imprimerie déjà donné), ces "coups de brosse verts et jaunes" ont été privés à jamais de leur force originelle. Signes et non plus symptômes, ils ont tout perdu de cette indétermination hasardeuse dont je parlais il y a un instant et où le peintre, fou de lucidité, tentait de retourner à la nature. Fût-ce de manière souriante -mais d'aucuns diraient cyniques - Coups de brosses verts et jaunes scelle emblémati­quement le retour de l'art dans le domaine quelque peu aride de l'anti-sensualisme.
C'est sous la forme du compromis - un art froid pour un contenu "chaud" (la nourriture, mais en général la marchandise, dont le sexe et l'art, devenu lui aussi objet de transaction) que le Pop peut-être, au moins dans un premier temps, abordé. Par "froideur" j'entends tout ce qui, dans les œuvres de Wesselman, Rosenquist ou Wharol est redevable d'une rhétorique de la vitrine, de cette monstration déréalisante et glacée qui fait immédiatement de tout objet une image de cet objet ; autrement dit une forme ex­sangue, et par là même "horriblement rassurante", réduite à l'épaisseur de la couche de peinture toute entière dévolue à ses effets de surface.
Lichtenstein, encore : Nature morte avec cruche d'argent, 1972 (129/152 cm -Seattle). Au contraire des anciennes "vies coites" où l'étoffe des choses, dépouillées de leur endimanchement me disent le paisible et le fatal de la vie et de la mort, inextrica­blement mêlées dans "leur éclairage de destin" (Ponge, 1977), le démarquage auquel se livre notre artiste a réussi à se débarrasser de toute idée de volupté. On sait que Duchamp puis Léger et Ozenfant, qui marquèrent peu ou prou les Précisionnistes des années 30, s'étaient acharnés à se défaire de cette sensualité picturale, ce piège à bons sentiment.
En 1923, Charles Sheeler réalisait cet étonnant Auto-Portrait (Moma) où l'homme et l'obscène contingence à lui nécessairement attachée disparaissaient derrière ce téléphone, intermédiaire neutre et en quelque sorte prophylactique. Le Pop art, de ce point de vue, procède de Charles Sheeler, de Morton Schamberg ou de Ralston Crawfod chez qui les formes hard edge signifient à qui veut bien l'entendre le geste d'un art bien décidé, tranchant ainsi dans le vif, à ne garder du monde que son épure. Toutes choses égales, ces grains de raisin du tableau de Lichtenstein, réduits à quelques plages de cou­leur signalétique, comme le ventre kitcsh de la cruche, ne se donnent également que pour ce qu'ils sont : le lieu d'un traitement graphique seulement destiné à médiatiser les effets de réel traditionnellement associés aux objets brillants ou aux jeux de la perspec­tive ; lieu en regard duquel il ne nous est évidemment plus permis de nous délecter ou de nous perdre ; lieu utopique, certes, frappé au coin de l'humour, mais qui dit aussi que la chair du monde - qu'à sa manière Edward Hopper refusait et sollicitait tout à la fois - est enfin clairement exclue.

SPECTRO-GRAPHIE
Le retour à la figuration opérée par le Pop art n'avait rien à voir avec le réalisme stricto sensu ; c'est le photoréalisme (que les Français nomment "hyperréalisme") qui réinstalle l'effet de réel sur la toile. Outre une attention portée au seul décor de l'american way of life, la filiation entre ces deux courants de la mimesis tient dans le fait que toutes ces images en général proscrivent les valeurs tactiles de l'iconographie classique. Le Pop me signifiait que les items exposées n'étaient qu'à consulter, collec­tionner ou échanger, bref, qu'ils devaient rester hors d'atteinte ; les toiles de Richard Estes, Ralph Goings, Don Eddy ou Robert Cottingham, parce qu'elles sont des repro­ductions à très haute définition de photographies (au reste réarrangées), manifestent d'abord leur quasi-immatérialité : mais ce surcroît de fidélité aux apparences ne se donne que pour autant que les choses en viennent plus fortement à se dérober. Il y a, en effet, entre les objets de l'environnement quotidien et les hallucinantes répliques peintes repré­sentant lesdits objets, le contraire d'une relation de reconstruction du monde, mais, seu­lement l'espace d'une tragique perte de substance : décors fantômes, "interminable pro­mulgation de l'absence" (Clair, 1980). Parlant du réalisme dans sa pointe extrême, Klein écrivait dans La forme et l'intelligible (1970, p. 375) : “Reproduire l'apparence de la réalité, c'est renoncer à la vie ; s'astreindre à ne voir de la réalité que l'apparence, c'est transformer le monde en spectre.”
Robert Cottingham : Kurtz, 1977 (University of Virginia, Charlottesville), Ra­dios, 1977 (Whitney, N.Y.).
Et lorsque cette réalité en est réduite à n'être plus formée que par ces signes géants que constituent les enseignes de magasins, c'est-à-dire ces artefacts en principe destinés à renvoyer à autre chose qu'à eux-mêmes, mais que le peintre a cru devoir rete­nir comme élément central de ses toiles, il semble que nous atteignons à une sorte de comble. Reflets de signes qui sont avant tout des index (au sens de la pragmatique), ces toiles me disent que l'artiste en est arrivé au point de concevoir l'esquive du monde sous sa forme la plus achevée : la vitrine, ce lieu de l'inertie entièrement maîtrisable, a même commuté avec qui n'en est plus que le substitut littéral. Les lettres, certes, ont beau avoir ce relief hyperbolique qui les hausse au rang des référents qui meublent ou peuplent les rues et les magasins, elles connotent massivement la perte de tout contact avec l'empirie. Derrières ces signes nécessairement arbitraires et déjà réifiés, la vie, trop forte, n'est plus qu'un bruit lointain, supportable désormais.

POUR CONCLURE
Dans Les Corps conducteurs (1971), Cl. Simon, à propos d'un personnage écri­vait : “(qu'il était maintenant) transporté dans un ailleurs lointain, proférant des paroles inaudibles, à l'écoute de paroles inaudibles enregistrées et renvoyées, non par un interlo­cuteur de chair et d'os mais par l'oreille et la bouche d'ébonite qu'il maint(enait) contre sa propre oreille et sa propre bouche.”
Précédant l'écrivain, Richard Estes peignait, en 1968, Telephone Booths (collection Thyssen-Bornemisza) où nous était donnée à voir une batterie de quatre ca­bines, chacune contenant un personnage dont les formes se confondaient, au reste, avec les reflets renvoyés par les vitres et les chromes des habitacles. Sauf exception (et c'en est une) les toiles de Estes sont dépourvues de toute présence humaine. Il fallait cepen­dant que ces cabines fussent occupées pour atteindre à leur véritable dimension emblé­matique : groupés et pourtant séparés, ces hommes et ces femmes ne sont-ils reliés à leurs lointains correspondants que pour n'avoir pas à se retrouver ensemble ? Protégés de leurs semblables et sous couleur de communiquer, ces hommes et ces femmes "fonctionnent" seulement, trop heureux - mais est-ce le mot qui convient ? - d'échapper à cette épreuve de vérité qu'est la confrontation, si banale soit cette dernière.
Autrement dit, tout se joue comme si le vieux fond de puritanisme qui ne cesse d'irriguer la conscience américaine venait de trouver un nouveau terrain d'application. La raréfaction des rapports réels entre les hommes ne cessant de progresser semble faire le lit de la peinture imitative toujours encline à s'en tenir à la fine et épurée pellicule des apparences, apparences jamais si convaincantes que lorsque les choses se figent en leurs miroitements vains et multiples. Trompe-l'oeil au deuxième degré (des peintures de pho­tographies), l'Hyperréalisme, par l'entreprise duquel l'artiste régresse jusqu'à se faire co­piste - c'est-à-dire machine -, est d'évidence la peinture la moins sensuelle qui soit : rien dans ces images lyophilisées, qui soit de nature délectable. Congruence d'un propos quasi désespéré ("cette promulgation de l'absence") et d'une technique admirablement adaptée, sans reste : regard clinique porté sur le réel impitoyablement remis à sa place. Cette place du pis-aller dont parlaient déjà les Pères Pèlerins. De la morale à l'état pur.