Les hasards heureux de l’escarpolette de Fragonard ou
LES DESSOUS DE L'IMAGE

« Ah ! mon Dieu, « obscénité ». Je ne sais ce que ce mot veut dire ; mais je le trouve le plus joli du monde.»
Élise, dans la Critique de l’École des Femmes (1663).

Ce texte est la forme ramassée d’un exposé fait en 2021, à l’université de Tours, dans le cadre de L’Intru (Inter-actions, transferts et ruptures dans le domaine des arts et de la culture).

Image 1 - Fragonard, Les Heureux hasards de  l’escarpolette.

Vingt ans avant la Révolution française, en 1769, Jean-Honoré Fragonard peint Les hasards heureux de l’escarpolette. Le tableau fait 81x 64. Il est conservé à Londres, à la Wallace Collection. Dans un parc, une élégante jeune personne est installée sur une balancelle. Un homme, à l’arrière, en bas à droite, tire la corde pour actionner le dispositif. A gauche, comme tombé à la renverse, un jeune homme s’extasie ; son bras gauche, prolongé par son tricorne, est tendu vers la partie la plus secrète de la belle (à l’époque les femmes ne portaient pas de culotte) La composition, avec ce décor compliqué, est typique du style dit « rocaille » ou « rococo ».   

DEUX ILLUSTRATIONS EN EXERGUE :

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Photo de plateau d’une Partie de campagne de Jean Renoir (tourné en 1936, sorti en 1946). Sur cette photo de plateau, le cameraman, lui-même « embarqué » dans le dispositif, est à la jeune fille ce que, l’amant chez Fragonard, est à l’amante. A cette différence près que l’œil de la caméra (lui-aussi à la renverse) fixe le visage de la fille, alors que l’amant, ravi, aperçoit l’objet du désir. Derrière Henriette (Sylvie Bataille), un assistant du réalisateur guide la prise de vue, à l’instar de l’homme âgé de Fragonard qui, dans la coulisse, envoie la fille en l’air.

El pelele — Wikipédia

Image 2 bis
Évoquons El Pelele de Goya. Ce mannequin masculin, est jeté en l’air par des filles qui s’amusent. En regard des Hasards Heureux de L’Escarpolette, il me plaît de voir chez l’Espagnol (et sous les couleurs d’un jeu folklorique), une sorte de réplique critique au tableau du français. Chez Goya, les femmes se vengeraient-elles, au moins symboliquement, de leur condition ? Je vois le Pelele comme une « contre-image ». Une sorte de réponse des bergères au berger !

Difficile  de ne pas regarder L’Escarpolette dans sa différence.

Première partie, La balancelle 

L’Escarpolette est, comme on dit, un tableau de genre, dont la charge érotique est dans le goût des amateurs fortunés de l’époque. C’est une toile de commande dont l’origine est « piquante ». L’historien d’art, Jacques Thuillier, rapporte cette anecdote. Ce tableau a d’abord été commandé au peintre d’histoire, Gabriel Doyen, par le Receveur général du Clergé, Monsieur de Saint-Julien !
« Je désirerais que vous peignissiez madame [en montrant sa maîtresse] sur une escarpolette qu'un évêque mettrait en branle. Vous me placerez de façon, moi, que je sois à portée de voir les jambes de cette belle enfant, et mieux même si vous voulez égayer davantage votre tableau. » 
Gabriel Doyen, offusqué qu’on puisse lui passer pareille commande, dirige Monsieur de Saint-Julien vers son collègue, plus leste, Fragonard.  Ce dernier évite la pornographie et fait de l’évêque un tiers anonyme.
Soit donc une jeune et jolie personne, vêtue de soie rose (presque une poupée, je reviendrai sur cette appellation), qui se balance sur une escarpolette. Sujet universel à l’époque, qui va des tableaux, aux éventails, et des éventails aux motifs des toiles de Jouy (et leurs arabesques), en passant par mille petites sculptures de toutes sortes, sans parler de certains automates (c’est le siècle de Vaucanson).
Cette escarpolette est actionnée par un homme d’âge mûr, assis confortablement sur un muret. Le rôle de ce personnage est ambigu : « il tire les ficelles ». Mais les choses sont-elles si simples ? La fille est-elle victime ? Est-elle consentante ? Ne joue-t-elle pas à être surprise ? En bref, n’y a-t-il pas là quelque stratagème de séduction ? La fille, de fait, ne s’avance que pour se retirer. Fausse ou vraie ingénue ? En bref, qui manipule qui ?
• l’homme d’âge mûr instrumentalise-t-il la fille de son propre chef ?
• la fille est-elle d’accord avec l’homme d’âge mûr ?
• le jeune homme s’est-il entendu avec le tireur de ficelles pour faire croire à la fille qu’il n’y a là, pour lui, qu’un « heureux hasard » ? A quel degré de réalité sommes-nous donc confrontés ? Celle d’un Marivaux devenu libertin, qui s’enchanterait de son stratagème ?

Image 3 - Fragonard, Les Heureux hasards de l’escarpolette (détail).
Double jeu ou pas, la fille, est quand même en émoi, et s’éprouve en situation de risque. Objet Métaphorique de cet émoi, l’escarpin qui s’envole et, qui - s’envolant - laisse voir son intérieur ombré. On sait, à ce sujet, la valeur sexuelle que peut porter un escarpin féminin. 
Cet escarpin, qui vole sur fond de nuées orageuses, est typiquement ce dettaglio dont parle Daniel Arasse dans Le Détail (« pour une histoire rapprochée de la peinture »). Autre dettaglio, la jarretière de la jambe gauche, qu’on voit à peine, qui est discrètement remarquable (pour utiliser un oxymore). Les jarretières qu’on ajuste ou qu’on défait sont légions dans la peinture.

Voyez l'image 4 : 

Image 4 - Joseph Highmore (d’après le roman Pamela de Richarson). 

Continuons dans la veine des dettaglii. Aux pieds de la belle, se trouvent des instruments aratoires, dont un râteau ! Sans doute, les jeunes gens sont-ils partis pour « jardiner » à l’écart du château qu’on aperçoit (si l’on regarde bien) dans le lointain. Faut-il voir une référence à l’amour qui se « cultive » ?
Autre dettaglio : le jeune homme porte sur son vêtement une rose qui se trouve être du même ton que celui de l’étoffe de la robe de la belle. L’amant arbore-t-il une décoration aux couleurs de la femme aimée (tradition de l’amour courtois) ? Impossible, à ce sujet, de ne pas mentionner que la jeune personne, symétriquement, a épinglé sur sa robe une fleur gris bleu, en rappel du vêtement de l’amant… (il faudrait encore parler du petit chien, à droite, etc)…

Passons à la balançoire. C’est est un objet de prédilection pour nombre de peintres. Les filles qui pratiquent ce passe-temps disent le bercement de la nonchalance heureuse. On trouve chez Fragonard, outre Les Hasards Heureux de l’escarpolette, deux autres balançoires : La Balançoire, vers 1775, La Petite Escarpolette, 1780). S’y décline le passage de l’insouciance (qui voit Eros, cependant, décocher ses flèches) au divertimento dans un paysage préromantique. Il conviendrait de convoquer d’autres escarpolettes (Lancret, Goya, Grund, etc.) sans parler des « bascules » (Fragonard, Baudouin).

Deuxième partie - Pourquoi avoir choisi de parler de L’Escarpolette de Fragonard ?

Parce que, outre qu’il est, selon l’expression consacrée, un magnifique « morceau de peinture », ce tableau est, selon moi, une machine à voir sophistiquée, dont le dispositif-même mérite attention. À commencer par le placement du personnage central, notamment son bas-ventre, au croisement supposé des cordes qui soutiennent son siège.
Et qu’est-ce donc que cet « heureux hasard » ? (dû à la malice du tireur de ficelles ). C’est un espace-temps interstitiel, une pliure entre un avant et un après, mais aussi la convocation du « clandestin ». Ce qui a pour vertu de fétichiser cet instant fugitif
Parenthèse :
La convocation du « clandestin » est déjà à la mode dans la peinture hollandaise un siècle auparavant. À commencer par Vermeer (ex La lettre d’amour). Au vrai, « la scène surprise » existe depuis longtemps dans l’Europe du Sud, mais sous couleur de peinture d’Histoire. Souvenons-nous du tableau de Tintoret Suzanne et les Vieillards, deux cents ans avant L’Escarpolette). Il reste que Suzanne est destinée à un public de cour aristocratique ! L’Escarpolette, à la fin du XVIIIe s., quant à lui, est peint pour de riches bourgeois réunis en privé - c’est le « petit goût » - bourgeois, chez qui le discours biblique n’est pas le premier souci.  
Dans la peinture de genre, « la toilette des femmes » glisse naturellement à l’imagerie coquine, voire à la franche polissonnerie, avec effet d’impromptu (le sujet est inépuisable). 

Troisième Partie :

Passons à l’intertexte, à savoir aux référents qui ont pu informer, implicitement ou explicitement, le travail de l’artiste ; mais aussi les référents qui peuvent inconsciemment ou consciemment informer notre lecture.
Quatre référents : 
1 - le théâtre (2 sous-parties : le thème de l’apparition et Commedia dell’arte) ;
2 - les poupées, marionnettes et automates ;
3 - les éventails ;
4 - les lanternes magiques.

1 - Le théâtre
L'apparition concerne la fille en tant qu’elle paraît ou, plutôt, apparaît. Car, si nous sommes dans un parc, nous sommes, aussi, dans un théâtre de verdure discrètement aménagé pour le spectateur, c’est-à-dire pour l’amant qui est son représentant. Il est chargé de voir « pour nous ».  
Au vrai, la « scène » actualise une arrivée aérienne, éminemment baroque. C’est la forme anecdotisée d’un motif d’opéra où des personnages surnaturels (ange, dieu, déesse, spectres) se produisent, comme par magie, les dei ex machina. Quoi qu’il en soit, la jeune demoiselle sur sa balancelle apparaît un peu comme une déesse sortant de la machinerie théâtrale. Interférence bouleversante dans le train-train quotidien : c’est, comme on dit, la « divine surprise ».  
Cette dea interfère sur la vie du jeune homme, voyeur littéralement « atterré » !! Elle a la grâce, elle est plaisamment libérée de la « pesanteur », physique et morale, à tous les sens du terme. Elle sort, pourrait-on dire, de sa réserve (c’est-à-dire de la coulisse comme de la morale dominante). Mais, quelque chose de théâtralement grotesque (ce qui fait partie de l’esprit rococo de l’époque) se crée ici : la rime entre la jambe droite et la branche un peu « croche » au-dessus de la fille. Cette sorte de contre-point ironique est bien dans l’air du temps. Il n’empêche, tout cela se fait dans un climat électrique : l’orage monte. Voyez les nuées.
• La Commedia dell’arte
Se produit ici quelque chose comme l’association de l’esprit libertin français et du génie italien de la Commedia dell’ arte, devenue preste et leste. On peut voir une Colombine naïvement délurée (ou finement perverse), un Arlequin « atterré », ici favorisé par le sort ; enfin, un rusé coquin, sorte de Pantalon libidineux ; tous personnages qui se distribuent soudain en un montage extraordinairement calculé (qui méritait d’être fixé et qui l’est !!!).
Le mouvement de la balancelle atteint à son apogée - il est pour nous - « ce bel éclair qui durerait » (pour parler comme Apollinaire, dans La Jolie Rousse). La pétrification du jeune voyeur et la gracieuse crispation de la fille font évidemment système avec la posture des statues qui se prêtent au jeu (ce poncif de la peinture de l’époque). Mais, d’autres références pourraient se prêter à notre attention pour, une sinon une réévaluation, du moins pour une relecture de notre tableau (ce thème second, non traité, mériterait, à soi-seul, un long développement).   

 2 - les poupées, non-animées et animées (marionnettes et automates)
La coquette de Fragonard est une sorte de poupée (qu’on anime, presque une marionnette) ; (Au XIX°, on fera  d’ailleurs des Heureux hasards de l’ Escarpolette un petit théâtre de marionnettes). L’idée de la poupée est bien là. De sorte que cette jeune personne évoque pour moi le roman érotico-fantastique de Bibiena, paru en 1747 : La poupée ( paru chez Desjonquières). Ce récit raconte l'histoire d’une poupée (exposée dans une vitrine).  Achetée par un jeune ecclésiastique, elle se transformera en sylphide en chair et lui enseigne l'amour. Elle est sexuée comme le seront certains « jouets » (voir image 5). 

Image 5 - Poupée sexuée.

Cette fille manipulée de Fragonard évoque, encore, ces jouets mécaniques qui, « remontés » fascinaient les spectateurs : nous sommes, au reste. Les personnages animés font fureur dans les salons (Vaucanson).

 3 - Les éventails

 

Image 6
Le motif de l’escarpolette - pourvu qu’il soit indemne de polissonnerie - est typique de ceux dont raffolent les utilisatrices d’éventails. En vérité, nous allons voir que les choses ne sont pas si simples.
Mais, en quoi, pourrait-on, à bon droit, rapprocher notre tableau Les heureux hasards de l’escarpolette des éventails ? 
La réponse est liée au thème iconographique en question. Je veux dire que le dévoilement est lié lui-même au support (l’éventail) qui s’ouvre et se ferme. Ouvert/fermé, il cache/il dévoile. En d’autres termes, l’éventail, repliable sur lui-même, est une sorte d’écran modulable où apparaît et disparaît une scène qui peut relever, certes de la fantaisie ornemaniste, mais aussi du badinage, voire de la coquetterie (au sens que j’ai dit plus haut). Il est ici question d’une équivalence entre le degré d’aperture de l’éventail et celui des jambes en juponnées de la belle.
Cette idée de matrice monstrative, je l’ai retrouvée dans les images érotiques à tirettes (ce qui est également un sujet à part entière), mais aussi, explicitement (= hors du pli) dans certains éventails. Rappelons, ici, que les éventails nous viennent de Chine, où abondaient, dans les milieux « réservés », les éventails à sujet érotiques.
• Quant à l’association de la forme de l’éventail comme support  symbolique du corps ouvert/fermé de la femme,  je ne l’ai trouvé, stricto sensu, qu’au XXe, dans une collection d’objets rares : images 7, 8 et 9 ci-dessous.

Ces jambes qui s’ouvrent et se ferment à partir de la pliure sexuelle, me ramènent au tableau de Fragonard où, de fait, les jambes ne s’écartent et ne se ferment qu’à partir du point (caché, certes) où convergent en une sorte de lieu géométrique les cordes de la balancelle (je l’ai dit), mais aussi le bras de l’amant. Surdétermination, donc. 

4 - La lanterne magique (pour terminer), mon référent le plus fragile.
Ce tableau de Fragonard m’a toujours semblé entretenir des liens avec les lanternes magiques, à savoir avec les images projetées sur écran depuis la fin du XVIIe s. Dans les quelques études que j’ai pu consulter, on parle des publics concernés par ce médium et des thèmes illustrés : pédagogiques, drolatiques et érotiques. De fait, l’imagerie leste ne pouvait pas ne pas avoir eu son public particulier.
J’ai mené, à ce sujet, des semaines durant, des recherches iconographiques sur Internet, avec de maigres résultats.
Précisons les choses : je cherchais, non pas des gravures érotiques (elles foisonnent au XVIIIe s.), mais des images érotiques projetées sur un écran en présence d’un public (je ne  trouvai que des vues à sujets politiques).
Ce semi-échec est en vérité instructifOn va voir pourquoi.
Reprenons. La lanterne magique est mise au point par l’opticien hollandais Huyghens au XVIIe s. Son usage, qui se répand vite, est largement pédagogique, récréatif et, dans certains milieux - on l’a dit - érotique.

Image 10 - Lanterne, verre peint, XVIIe s.
Il s’agit de verres peints de la fin XVII°s ( Hollande), traitant des privautés masculines. Le dispositif optique permet d’avoir le sentiment de pouvoir isoler un objet privilégié (quel qu’il soit) et de l’explorer à volonté (s’enchanter des détails…).
Je passe ici sur les images de projection, récréatives ou de nature encyclopédique (nombreuses mais explicitement non érotiques).

Image 11
Cette gravure projetée est d’un certain Riballier (qui est un graveur du XIXe s) qui représente le Marquis de la Fare exhibant, avec sa lanterne, des vues érotiques (sans que ces dernières le soient explicitement). Ce marquis officiait à la cour du Régent (Mémoires du Maréchal de Richelieu), connu pour ses frasques. Le film de Tavernier Que la fête commence évoque ce cinéma avant la lettre dans une courte (et désopilante) séquence avec l’Abbé Dubois - Jean Rochefort). Dans le film, le réalisateur montre des dessins de Carrache illustrant l’Arétin. La séquence est des plus suggestives, qui renvoie à la pratique dont nous aurions aimé trouver l’équivalent dans des gravures de l’époque. Or, sur ce point précis nous n’avons (encore) rien trouvé. S’il est - comme je l’ai dit - très facile de trouver des gravures pornographiques dès la fin du XVIIe s., il est quasi impossible de trouver des illustrations représentant des scènes de projection à sujets pornographique, avec leurs spectateurs. Hypothèse : ces images auraient-elles été détruites à la Révolution par mesure de prudence ? Pas la moindre trace de machines optiques dans les gravures pornographiques que les satiristes faisaient circuler à la veille de la Révolution et qui représentaient Marie-Antoinette se livrant à la débauche. 

 

Image 12 - Frédéric Schall, lanterne magique, 1810.
La première image érotique (même pas porno !!) trouvée, avec image projetée devant un public, est une gravure colorée du français Frédéric Schall (1810). L’image reste sagement allégorique : nous sommes d’ailleurs sous l’empire ; le climat permissif de l’Ancien Régime est loin. Cette image montre chastement des amants initiés par Eros.
Ce n’est que plus tard, dans le siècle, que viennent les objets que nous cherchons.

Image 13 - Boudoirs, gravure du XIXe.
Soit cette image anglaise (1830) intitulée Boudoirs qui représente deux midinettes en train de s’initier, grâce à une lanterne magique, aux mystères charnels de l’amour. Nous sommes dans une soupente…  

Retour à notre propos 

En quoi y a-t-il, malgré tout, un lien formel entre de possibles gravures projetées érotiques du XVIII et L’Escarpolette de Fragonard ? Autrement dit, en quoi le tableau de l’auteur de Baisers à la dérobée me conduit-il à fantasmer la scène des Heureux hasards comme le sujet projeté par d’une lanterne magique ?
Ce lien est matérialisé par la plage de lumière circonscrite - une sorte de halo optique - isolant la fille indiscrète qui se détache sur un fond éclairé.

Image 14
Voyez ce tableau de Lancret (autre escarpolette, avec ses voyeurs) et la plage circulaire de lumière où se détache la belle et sa jupe, comme vue « sous son meilleur jour ». Paradoxalement, « l’isolement » de la fille est comparable au procédé ultra classique visant, depuis toujours, à mettre en valeur les sujets religieux, à tout le moins extra-ordinaires, « s’illustrant » au sens premier du terme (lustrum = éclat). L’imagerie pieuse (image 15Pasquale Rossi, XVIIIe s.) comme l’imagerie fantastique (image 16, Von Eckarthausen, 1790) ressortissent à cet égard du même traitement, qui table sur un effet d’épiphanie.


 Image 15 - Pasquale Rossi, XVIIIe s. ; image 16 - Von Eckarthausen, 1790.

• Remarque :
À cet égard, et toute polissonnerie mise à part, Fragonard anticipe quelque peu sur la lignée qui mène aux « magiciens » de l’image de la fin du XVIIIe dont les dispositifs avec leurs halos luminescents constituaient de quasi-théâtres optiques (25 ans après Fragonard). Un sujet pointe ici : la fantasmagorie que nous ne traiterons pas ici.
Revenons une dernière fois à Fragonard et à son possible sous-texte (le modèle de l’image projetée par la lanterne magique).
Deux autres indices me poussent à envisager l’idée que Fragonard n’a pas pu ne pas être influencé d’une manière ou d’une autre par ce qu’on pourrait appeler l’« appareil optico théâtral ».

Image 17 - Fragonard, Le Verrou.
1 - Le rond luminescent du Verrou (1777) : qui vient capter l’objet propitiateur (image 17) .
2 - La visée, enfin, du voyeur des Heureux Hasards qui allonge le bras, ce bras qui métaphorise l’œil dardé et qui fait de l’objet du désir une cible. Des visées, phalliques abondent. J’en ai trouvé d’ailleurs un magnifique exemple dans cette gravure du roman pornographique, Dom Bougre, portier des Charteux,1741 (image 18).

Image 18 - Dom Bougre, portier des Chartreux.

Sur cette image se conjuguent la libido sciendi et la libido sexualis, où l’œil s’hallucine en phallus.  

Conclusion

Bref, si chez Fragonard, le modèle optique du voyeurisme ne s’impose pas dans son tableau, il fonctionne aisément  tel un palimpseste ou une préfiguration.
Le dévoilement érotique, fut un thème avec lequel nous avons tourné comme un papillon autour de la lumière. Nous avons vu que sur Les Heureux Hasards de l’Escarpolette, Fragonard condensait explicitement des thèmes comme le voyeurisme, l’effraction visuelle et l’apparition. Nous avons évoqué des objets comme les poupées, les éventails, la lanterne magique, tous objets réactivant ou oscillant autour de l’imaginaire du mouvement et son figement, comme dans l’imagerie de mode (autre sujet non traité) : image 19. 

Image 19 - Image de mode.

Nous avons, surtout, pu noter les liens qui pouvaient s’établir, métaphoriquement et/ou structurellement, entre le support (comme l’éventail) le médium (la lanterne magique) et le thème traité (la provocation érotique). Voyez encore cette « condensation » inattendue : image 20 (XXe s.)Sur un éventail déplié, devant un public entourant une lanterne magique, le manipulateur de l’appareil (Pierrot) projette sur écran une scène d’amour.

Image 20 - Éventail, XXe s.