De l’homme-machine à l’Homme Nouveau (l’entre-deux guerres)

Texte d’une conférence prononcée au colloque Homo orthopedicus, organisé à Anvers, 2000, par Nathalie Roelens et Wanda Strauven (publié par L’Harmattan, 2002).

Dans une belle contribution intitulée « Métaphysique et inquiétante étrangeté », parue dans le catalogue Les Réalismes 1919-1939, Jean Clair écrivait (1) : « Le succès que devait rencontrer le thème du mannequin ou de l’automate témoign(ait) d’une même inquiétude face à la figure, d’un sentiment général de des-humanisation, en tous points semblables à ceux analysés par Freud ». S’il est difficile de ne pas abonder dans le sens de l’historien d’art qui, dans son étude, convoque à juste titre Chirico, Grosz, Schlichter ou Sironi (on pourrait ajouter Seiwert ou Hoerle), il convient de remarquer que l’anonymat des visages de tout un pan de la peinture figurative d’alors ne renvoie pas fatalement à une vision sombre du monde. L’image de l’homme, ramené aux formes simples de la géométrie, voire à certain artefacts machiniques de l’environnement industriel, a été l’expression d’un rêve positif, comme celui qui s’est exprimé chez Léger, Schlemmer, Baumeister ou Lissitzky ; Lissitzsky en particulier, chez qui les idées de Tatline, lui-même enthousiasmé par les potentialités de l’appareillage moderne, furent un moment déterminantes chez ce créateur. En vérité - comme on peut s’en douter - les choses sont plus complexes qu’on ne croyait : le machinique peut constituer, chez un même artiste, tantôt un modèle, tantôt un repoussoir (nous verrons plus loin que le modèle et l’anti-modèle se mêlent parfois de manière redoutable, mais n’anticipons pas). Ainsi, le dadaïste Hausmann produisit-il des collages, mettant en scène des hommes-machines, dont il est légitime de penser qu’ils constituent des manifestes étonnamment ambivalents.

Image 1 - Hausmann, Dupont-Durant.

Image 1
Version grinçante : soit, de Raoul Hausmann, Dupont-Durand écrit des poèmes (aquarelle, 1920) peinture sur laquelle, d’évidence, plane l’ombre de Giorgio de Chirico. L’androïde au moulin à café est en train d’affiner une pensée mathématiquement programmée : pâles répliques, sans doute, des performances verbales énoncées par l’Eve future de Villiers de l’Isle-Adam ! On présume que les rouages du robot, réglés sur les engrenages de la broyeuse, ont été profilés par un ingénieur dont les plans figurent au fond du tableau. La toile polémique à souhait, illustre bien la dérision dadaïste, acharnée à retourner contre la bourgeoisie ses propres folies et niaiseries. Tout cela tourne rond ou plutôt en rond, au point que le radotage de l’homme-machine semble devenu sa propre fin (2). Ce collage - chiriquien, on l’a dit - est complexe. C’est une œuvre à la fois mélancolique et ironique. Mélancolique parce que le goût pour les nombres (chers à Saturne), la géométrie, les limites strictes du mesurable et du localisable, bref, le programmable, connotent l’enfermement et surtout l’incapacité de faire autre chose que de singer la réelle complexité du monde. Mais outre Dada, il convient de convoquer, ici, les Futuristes.   

Image 2 - Diugelroff, L’Homme rationnel.

Image 2
Nous parlions de sarcasme, sinon d’ironie : ne sommes-nous pas, à nouveau, au cœur du sujet avec, par exemple, L’Homme rationnel de Diugelroff (huile, 1928) ? Marqué par le Bauhaus, l’Italien (d’origine bulgare) explore sur les bases d’un imaginaire industriel (proche de Depero), les métamorphoses de l’homme, démiurge de lui-même. Mais, à la différence du personnage de Hausmann (Dupond-Durand), sur les bords dont on ne sait quelle limite impossible à franchir, « L’Homme rationnel » de Diugelroff a largué les amarres, qui roule - pour le meilleur et pour le pire- sur le train huilé d’une chaîne de montage…

Image 3 - Hausmann, Tatlin at home.       

Image 3.
Version optimiste : soit, du même Raoul Hausmann, Tatlin at Home (photo et gouache , 1920). Fervent admirateur de l’artiste russe qui élabore à cette époque la maquette du Monument pour la Troisième internationale, Hausmann fabrique un portrait composite de l’artiste. Le cerveau de l’artiste-ingénieur est remplacé par une machinerie complexe (non exempte d’ironie) ; il est, en outre, associé à un mannequin évidé de couturière où figurent, réalistes, les viscères d’un homme. Ne peut-on dire avec ce chassé-croisé entre organe et organisme, ou l’animé et l’inanimé sont censés échanger leurs rôles et leurs vertus, qu’une nouvelle Corporis humanis fabrica nous est offerte ? Pareil à un Vésale qui aurait rencontré un La Mettrie surréaliste, Hausmann invente un monde d’hybridation merveilleux, où, seuls l’humour et l’iconoclastie pourraient être à la hauteur des enjeux. L’hyper technicité du monde semble annoncer des lendemains roboratifs.

Image 4 - Lissitsky, Portrait de Tatlin (gouache et photo-montage vers 1921).

Image 4
Proche de l’esprit qu’on vient de dire (Tatlin at Home), le collage que Lissitzky consacre au même artiste (de lui du monument La Troisième Internationale), nous montre l’ingénieur impliqué dans ses recherches et expérimentations. Pour célébrer Tatlin, Lissitzsky nous montre ce dernier, en train de tirer des « plans sur la comète » (cette expression, positivement prise, n’est déplacée), mais surtout de conformer minutieusement sa visée aux exigences de ses spéculations constructivistes.
Donnant corps à ces dernières, et les extrayant de son cerveau informé par des pensées mécanomorphes, l’ingénieur a, de fait, le compas dans l’œil.  Cette expression, dont on ne retrouve pas - sauf erreur - l’équivalent en russe, traduit, pour nous, avec bonheur le complexe qui s’établit entre l’homme et son idéal machinique. Pas question, donc, de voir dans l’artefact du compas l’équivalent de quelque prothèse, mais le signe, au contraire, d’un réglage du corps sur une position aussi disciplinée qu’une kunstfigur d’Oscar Schlemmer.
Précisons, sous forme d’incise, que l’« inhumanité » qu’on croit percevoir dans ces kunstfigur, n’est pas, à notre avis,  très éloignée de celle qu’en 1908  Apollinaire réclamait des créateurs (3). Selon le poète ami des Cubistes, l’artiste devait atteindre à un au-« delà de l’humain » dont on ne trouvait nulle trace dans la nature, un infra-humain capable de se calquer, fût-ce au prix de souffrances, sur les objets de ses efforts. En France, Fernand Léger - le « tubiste » des années de guerre - incarne cette vision du monde. 
Revenons à notre propos et avançons l’idée que de Lissitsky à Schlemmer l’« inhumanité » en question (dont on voit bien par parenthèse la part trouble qu’elle recèle) est un mythe particulièrement actif. En faisant la part des choses, il semble bien que Lissitsky (qui travailla aussi pour le théâtre) fasse écho à Schlemmer qui voyait dans ses propres figures des entités qui, parce que privées de leurs capacités ordinaires devaient pouvoir accéder,   à des façons d’être et de bouger extra-ordinaires. Récemment, Laurence Louppe (4) relevait ce paradoxe en déclarant que « la coercition chez Schlemmer provoque des mouvements échappés à l’entrave ». Et l’historienne d’art d’ajouter : « Dans Le Ballet Triadique, les personnages étranges exhibent, en même temps que leur costume, leur propre champ d’activité restreinte, moins comme un handicap, que comme un défi cocasse lancé à l’ordre du monde ».  Pour un peu, et comme symétriquement, le Tatline de Lissitzsky, avec son compas dans l’œil, pourrait fouler la scène. Le rêve d’un homme nouveau, synthèse d’un corps limité et d’une esthétique régénératrice, pour ne pas dire orthopratique, effleure ici.
On sent bien - les travaux d’Eric Michaud, sur ce point nous éclairent (5) - qu’un tel rêve n’est pas dénué d’ambiguïtés. Le modèle de l’homme-machine, qui hante l’Occident depuis Léonard de Vinci, et constitue l’un des doubles dans lequel l’humanité se réfléchit, connaît de 1914 à 1939 des avatars pour le moins divergents les uns des autres quant à leurs significations. Nous avons cru isoler jusqu’ici deux sortes de ces avatars : a) des sortes de robots (Dupont-Durand écrit des poèmes) renvoyant à ce qu’on appelle une anti-utopie ; b) mais, aussi, des hommes-machines utopiques, prototypes d’une humanité nouvelle. Or, voici que des hommes-machines d’un troisième type se présentent à notre attention. Nous voulons parler des figures représentées sur certaines des toiles de la Nouvelle Objectivité allemande. Les Automates républicains de George Grosz (aquarelle, 1920) qui met en scène les anciens combattants rafistolés de 14-18 en est un bon exemple. Les images, cependant, sur lesquelles nous aimerions mettre l’accent sont celles du constructivisme figuratif de l’École de Cologne, en particulier les toiles de Seiwert et Hoerle. Quitte à simplifier outrageusement les choses, ne retenons que Les Travailleurs (huile 1925) de Franz Wilhem Seiwert. 

Image 5 - Seiwert, Les Travailleurs.

Image 5.
L’aspect général de cette œuvre, qui confine à cette signalétique que ne manqueront d’exploiter les affichistes allemands et français, est fortement marquée par De Stijl ainsi que par les Russes. Mais un tel schématisme doit avant tout son expressivité, d’une part au fait que les hommes y sont plus que partout ailleurs interchangeables et, d’autre part, au parti pris plastique selon lequel personnages et décors, ramenés au rang de pictogrammes, matérialisent, de la façon la plus nette qui soit, le montage structurel de la composition.
Curieusement, et bien que hautement revendiquée, la cohésion picturale n’est que partiellement cohérente avec le propos affiché, ou plutôt excède ce dernier. En termes sémiotiques, on dirait que le signifiant (qui ne s’en laisse pas conter) déborde nettement du signifié. De quoi retourne-t-il ? Si, en bon progressiste, Seiwert grâce à son travail sur la gestaltung (la mise en forme) parvient à nous convaincre de la puissance et de l’homogénéité du prolétariat d’où viendra la révolution attendue, il semble que son tableau semble se retourne contre ce qu’il prône. De fait, ces figures qui connotent la compacité, la dureté tenace, l’inflexibilité, connotent du même coup une terrifiante insensibilité : dotées d’une raideur de somnambules, les ouvriers du peintre, avec leurs orbites creuses sont comme « blindés », voire « galvanisés » comme autant de troupes prêtes à anéantir aveuglément l’ennemi.
Décrivant, récemment le statut de l’individu auquel nous avons atteint, l’anthropologue David Le Breton explique (6) que dans nos sociétés occidentales, « le corps fonctionne comme un interrupteur de l’énergie sociale (alors que) dans les sociétés traditionnelles, il est, au contraire, le relieur de l’énergie communautaire ». Sans doute, pour pallier ce déficit d’être, les hommes du XXe s. ont-ils voulu voir leur statut dans la fusion de chacun dans la masse, dans le passage s’une communication incertaine à un certain type de communion.  Faut-il, alors, concernant un artiste comme Seiwert parler de pis-aller en constatant que, s’ils ne sont pas des « relieurs » ses personnages sont, en revanche, les segments d’un maillage ? Seiwert se déclarait progressiste. Dont acte. Mais, il apparaît que ses prolétaires, pour vaincre l’adversité, et qui ont, en rangs serrés, repris l’initiative, sont déjà une armée. Las ! N’est-ce pas sur ce modèle que la Reichwerh a voulu paraître aux yeux des Juifs et des communistes ?

Résumons.
Les artistes qui, comme tous les hommes valides viennent de connaître l’effroyable première guerre mondiale et qui, par ailleurs, ont compris qu’ils sont irréversiblement partie prenante d’une ère machinique, cherchent une nouvelle symbolique pour se penser en tant qu’êtres-au-monde. De la représentation des « gueules cassées », rescapées des tranchées, mais condamnées au rafistolage, aux individus robotisés d’un ordre de fer ou tout peut justifier tout, en passant par les hommes nouveaux, sujets d’un monde enfin dégagés des pesanteurs de l’histoire passée, l’orthopraxie (le mot est de Jacques Ellul) est à l’ordre du jour, qui veut, scientifiquement et techniquement, reforger les corps une bonne fois pour toutes. 
Les directions d’investigations fléchées tant par le Futurisme que par les mouvances dadaïstes et constructivistes, débouchent sur l’élaboration d’œuvres multiples, mais dont la commune et profonde ambiguïté, donne à penser, avec le recul, qu’elle dut « crever les yeux » des gens d’alors. De cette ambiguïté nous voudrions nous entretenir en nous consacrant à l’analyse d’un document qui, pour faire partie des marges de la création artistique, se situe néanmoins (selon nous) au centre de la question qui nous agite.

Image 6 - Affiche L'Intran.

Image 6
C’est d’un manifeste publicitaire qu’il est question. On veut dire que la rhétorique en lui durcit le symbolisme qui le travaille. En bref, la signifiance qui affleure dans l’affiche, plus visiblement que celle qui constitue les « œuvres ouvertes » des peintres constitue pour nous un objet d’analyse privilégié. Il s’agit de la célébrissime affiche de Cassandre : l’Intran(7) de 1925 (« intran » est l’abréviation du mot « intransigeant » qui est le titre d’un grand journal de droite, bien connu des Parisiens entre les deux guerres).
On peut dire de cette affiche, où la simple idée de tracé régulateur est de loin dépassée, que son géométrisme dicte la forme représentée. Si l’on préfère, que la figure découle des principes de construction mathématique auxquels Cassandre aima toujours sacrifier. N’est-ce pas à un éloge de la rationalité graphique que se livre l’affichiste ? On tient, en effet, que le principe régulateur, revendiqué ici comme moyen, n’est pas loin, de se prévaloir comme fin.
Il est donc, ici question de vanter les mérite de l’Intran, et pour ce faire de présenter ce dernier comme le plus court intermédiaire entre ses propres sources (dénotées par l’éventail des lignes télégraphiques et leurs plots de porcelaine) et le public (hors champ) qu’il s’agit d’informer quotidiennement. Véritable entre-deux, l’Intran est représenté sous les traits d’un crieur de nouvelles dont le profil grec contribue à faire de ce dernier une allégorie. Ceci renforçant cela, le nom, au front - voire au fronton - du journal, et perpendiculaire à l’arête du nez, ne pouvait pas trouver meilleure distribution pour se faire bandeau.
Le texte, en noir, puis en réserve, sitôt franchie la limite du visage (on dirait qu’il sort tout armé du cerveau du messager), fait système avec la sécante supérieure du réseau des câbles ; les principe de composition chers à Schwitters, ou Lissitzky, déjà nommé, chez qui la typographie pouvait rompre avec l’horizontalité (pourvu que l’orthogonalité fût sauve) font merveille. Il y a dans cet élégant artefact peint, à la fonctionnalité stricte, un rêve d’esthète dont on devine que l’ordre qu’il préconise n’est pas séparable d’une vision totalisante (on n’ose dire totalitaire : Cassandre n’étant pas un homme d’extrême droite) du monde. En rupture avec l’esprit des années folles, cette reconstruction, claire et nette des choses, dit, à qui veut l’entendre, le désir d’en finir avec les affèteries et les complaisances. À tous les sens du terme, cette affiche est édifiante. Faut-il aller jusqu’à dire qu’en elle se proclame une morale, voire un moralisme ? « La plus haute délectation de l’esprit humain, disait Le Corbusier, en 1922, dans sa profession de foi : Le Purisme (écrit en collaboration avec Amédée Ozenfant) est la perception de l’ordre, et la plus grande satisfaction humaine est la sensation de collaborer ou de participer à cet ordre ». Si Cassandre était en froid (pour des raisons triviales) avec Le Corbusier et Ozenfant, force est de reconnaître que l’affichiste adhérait aux conceptions des tenants du Purisme. L’art de Cassandre, également très proche des travaux de Baumeister et de Schlemmer, témoigne donc avec force de ce qu’est, dans les années 20, le courant moderniste. Il s’agit de contrôler, au plus près les formes de la création, voire, comme chez l’auteur du Ballet triadique (Schlemmer) de décliner tout un vocabulaire algorithmique.
Branché sur le réseau des fils qui convergent en un terminal qu’on admet être une oreille, l’humanoïde de Cassandre semble d’autant plus réglé (= fiable) que sa silhouette, dégagée à l’emporte-pièces, fait système avec l’angle droit formé par les câbles extérieurs du faisceau tendus sur les plots qu’on a dits. De sorte que le personnage peut être alternativement reçu comme le récepteur-machine des courants qui convergent vers lui et comme l’émetteur des lignes de force qu’il envoie vers ses destinataires. Ayant intégré ces courants pour s’en faire l’écho, la figure qui allégorise la Communication est, à la lettre un haut-parleur. Réception/diffusion, mouvements centripètes et centrifuges : l’androïde-journal ne vit que de se confondre avec le rythme soutenu de la vie quotidienne. La technologie, à tout le moins cette technologie qui voudrait faire de la froide mécanique une sorte de seconde nature (celle qui hante Métropolis) n’est pas loin. 
Paradoxalement, à cette sécheresse géométrique correspond un durcissement psychologique capable de ré-humaniser le robot de Cassandre. L’intran est son nom, qui confirme le messager dans son rôle pathétique : la vérité quelle qu’elle soit doit être clamée, proclamée, partant réclamée. Et l’aspect tendu du personnage (dont l’œil tricolore rappelle la cocarde phrygienne des Marianne républicaines) n’est pas sans lien avec la nécessaire célérité d’une information que la psychologie et la morale ont tôt fait en urgence, sinon en alerte. 
Qu’on nous passe, à cet égard, cette remarque purement conjoncturelle : n’est-il pas troublant de constater que le personnage qu’on vient de décrire et précisément la créature d’un graphiste nommé Cassandre, dont le nom renvoie à celle qui, à Troie et sentant le malheur poindre, prédisait la catastrophe ? Quoi qu’il en soit, nouvel Hermès, le porteur de nouvelles se fait l’écho de la rumeur du monde alors que le jour n’est pas encore levé. Il y a en effet, du veilleur ou plutôt de l’éclaireur dans ce personnage déjà sur la brèche.
L’Intran, titre tronqué sur le bord de l’image, et dont l’axe oblique rappelle vaguement le défilement du papier des rotatives, donne son nom à l’un des chefs-d’œuvre incontestés du médium affiche. Se signifie en lui, avec une économie impeccable, un message prescriptif (achetez l’Intran) qui repose à son tour sur un méta-message dont la particularité est d’être à soi seul un véritable art poétique : ce placard qui vante les mérites de la communication est elle-même une communication en acte. Capable d’articuler en une interface exemplaire input et output. Le placard de Cassandre, en outre, a la force des meilleurs logotypes.
Après la face claire du manifeste, abordons sa face sombre. Pour ce faire, revenons un instant à Oscar Schlemmer (proche d’un certain point de vue des puristes français), qui prônait dans ses compositions d’avant 1919 le renoncement aux couleurs franches au profit de surfaces aux contours lissés et précis, à Schlemmer, donc, qui déclarait (8) : « il nous faut le nombre, la mesure et la loi pour ne pas être engloutis dans le chaos ». Dans ces paroles dirigées contre les expressionnistes, irrationnels, et les futuristes chez qui peuvent se lire tout autant le désir d’un « retour à l’ordre » qu’un appel, selon le vœu de Gropius à une « conception unitaire du monde », une hypothèque demeure, analogue, toutes choses égales, à celle qu’on a relevée plus haut chez les constructivistes figuratifs. On veut parler de l’ambiguïté résidant dans l’accent, non pas tant porté sur la nécessité de la mesure, que sur le pari de la contrainte, contrainte, dont on peut penser qu’elle peut se retourner contre le sujet. Si, chez l’auteur du Ballet triadique, un nouvel espace peut être développé à partir d’une image du corps de l’homme, l’inversion des signes n’est pas loin, qui peut mener, comme dans la pensée totalitaire, à déduire l’homme d’un cadre posé a priori
S’il n’est pas question (soyons net sur ce point) de voir chez Cassandre le moindre indice laissant supposer que l’affichiste pouvait avoir quelque sympathie que ce soit pour la pensée totalitaire, il convient toutefois, de faire ressortir que son esthétique et sa rhétorique participent d’une vision du monde que la pointe moderniste du fascisme et du nazisme, saura, peu ou prou, capter à son profit. Par exemple, comment ne pas voir que la figure hyper tendue de l’Intran, qui crie les nouvelles dans la nuit, évoque la Panique, dont, à de certains moments l’extrême droite (italienne notamment) aimera cultiver l’image ? Comment, encore, ne pas remarquer que, hurlant avec les loups, la réaction politique de l’entre-deux guerres diffusera le discours prophylactique où il sera sans cesse question d’un combat titanesque de la lumière contre l’ombre, de la rectitude contre l’informe, de l’intégrité des choses « droites » contre le « gauchissement » des valeurs etc. ? Comment, enfin, ne pas noter que le personnage de l’Intran aurait pu aisément prêter son profil alarmiste à telle ou telle campagne en faveur de l’atticisme mythique d’un art opposé aux œuvres « décadentes », voire « dégénérées » (entartete kunst) ?
Pour superbe qu’il soit, le dessin de Cassandre, parce qu’il met en scène l’épure rectifiée d’un androïde, s’expose comme une image décapée, enfin dégagée des scories qui en retardaient l’affirmation.  Le double modèle du robot insensible (et pour cette raison incorruptible) et du visage allégorique d’une Grèce retrouvée laisserait présager, pour un peu, la célébration de quelque archétype racial pas très éloigné de de ceux auxquels mussoliniens et nationaux-socialistes tentèrent de donner vie. 
Dans sa magistrale étude, Un Art de l’éternité(9), Éric Michaud parle de l’esthétique hitlérienne qui, s’étant vouée à la dynamisation des masses, aspira à lui donner un art foncièrement monumental, où ses héros de pierre, figés pour toujours, disaient l’assomption de tout un peuple. Toutes choses égales, il y a du monumental dans l’allégorisme de la figure vigile de Cassandre. Ses dimensions ont beau être modestes, ce profil se grave en nous, dont la forme parfaite correspond à sa fonction. Rétrospectivement, nous tremblons à l’idée que les graphistes fascistes auraient pu s’emparer du placard de celui qui - dix ans plus tard (1935) -  dessina Normandie  (cette forteresse flottante vantant la  tranquille puissance de la France). 

Résumons de nouveau.
La fusion de la forme et de la fonction qui est, soit dit en passant, une des caractéristiques majeures du design et qui entretient une forte congruence avec la vision machinique du monde, fait de l’Intran un document iconologique hautement signifiant. Optimiste, et faisant l’éloge du Progrès, il ne peut masquer la part redoutable qui fait de l’affiche la synthèse des forces antagoniques de l’époque. L’homme-machine, qui s’y révèle, n’est pas éloigné des figures schématiques de la propagande, celles du sport, en particulier celles de l’olympisme reconfiguré par le IIIe Reich. Dans une réflexion sur le dressage des corps, non sans lien avec la pensée de Michel Foucault, Jean-Marie Brohm écrivait, il y a quelques années, « qu’à l’usine, comme dans le sport, le corps instrumentalisé devenait un objet  planifié, réglé dans un cadre cohérent ; et qu’entretenu comme une mécanique (…) chargée d’exalter  la puissance, l’athlète n’(était) plus qu’un être anonyme, inexpressif, géométrisé ». À se reporter aux manifestations sportives organisées par le IIIe Reich et en considérant une de ses affiches, le discours de Jean-Marie Brohm de charge d’accents inquiétants.  

Image 7 - Affiche nazie.

Image7
Le corps de cette femme ne s’articule-t-il pas sur le « double » qu’est pour lui la croix gammée ? La flexion des membres qui dit le corps « rompu » aux exercices athlétiques connote aussi (mais de telle sorte que le message soit naturalisé) l’allégeance à la structure du svastika (bras d’un côté, jambes de l’autre). Cette croix gammée, au second plan, qui métaphorise l’état en tant que méta-machine, n’est-elle pas ce par quoi l’automaticité des corps est foncièrement requise ? 
Sans doute, ne sommes-nous pas prêts de retrouver cette soumission dans le manifeste de Cassandre dont la raison d’être est la vigilance. Nous saisissons que la ligne qui sépare la fiabilité conquise grâce au progrès technologique du désir de se voir délivré de l’«insoutenable légèreté de l’être », que cette ligne, donc, est parfois bien floue.

-

1 - Jean Clair, Les réalismes (1919-1939), Paris 1989.
2 - The Spirit of the time, 1919, qui annonce de son côté la Maria métallique de Métropolis, fait partie du même paradigme que Dupont-Durand.
3 - Éric Michaud, Fabriques de l’homme Nouveau, Art et esthétique, Paris, non daté.
4 - Laurence Louppe, Oscar Schlemmer, Musée Cantini, Marseille, 1991.
5 - Éric Michaud, Un Art de l’éternité, Paris 1996.
6 - David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, 1992.