Image 1 - Hopper, Sunlights on Brownstones, 102 x 77 cm.                   

SUNLIGHTS ON BROWNSTONES D’EDWARD HOPPER
OU LA NON-ÉPAISSEUR DES PERSONNAGES
À propos du tableau Sunlights on Brownstones

Conférence faite vers 2015 à Tours, Galerie Sainte-Anne.

Il s’agit, ici, de cerner la « vérité » des sujets représentés dans certaines toiles de Hopper : la vérité de l’homo americanus qui s’y profile, avant le Pop Art. Mon attention portera sur une toile en particulier, un tableau, emblématiquement banal (si j’ose dire) et qui m’a longtemps donné du fil à retordre (image 1) Mais, d’abord, quelques mots sur la notion - d’ailleurs polysémique - de composition picturale.

Image 2 - Poussin , Eliezer et Rebecca, 1648.

On a pu dire (et on peut dire encore) que peindre, c’est d’une manière générale faire tenir ensemble (c’est-à-dire com-poser) des motifs où des formes-couleurs en un certain ordre assemblées. Comme dit Maurice Denis. En bref, ça tient ou ça ne tient pas. Naturellement, l’art classique est au premier chef concerné. Convoquons un bref moment ce chef-d‘œuvre de Nicolas Poussin Eliézer et Rébecca, peint en 1648 (image 2). Sans l’analyser, nous percevons le travail de mise en place des figures (les douze compagnes de Rebecca). A savoir, la reprise d’un même modèle de visage de femme, les déclinaisons gestuelles, les mimiques (étonnement, indifférence, etc.), les différences et les ressemblances vestimentaires, les changements d’intensités chromatiques, etc.Toutes ces  figurines déclinées disent d’abord le souci d’un maquettiste qui se serait fait peintre. L’idée de composition picturale, classique ou post classique, a connu bien des avatars, qui a vu des artistes réinterroger la dite composition de façon parfois subversives.

Ne citons que deux artistes :

Image 3 - Arcimboldo (Le bibliothécaire de 1566).

Arcimboldo chez qui l’on oscille entre la quasi-cohésion formelle et le motif emblématique (un sujet livre).

      

Image 4 - Magritte (Le Blanc-Seing, 1965).

Magritte, qui a vu Kupka, fabrique un effet de stroboscopie « détraquée » au profit de l’idée selon laquelle le monde, « déplié », cache des solutions de continuité insoupçonnées.

    

Image 5 - Fernand Léger, Disques dans la ville, 1918.                                    

Voyons encore, cette fois dans l’ordre géométrique cubiste, ce Fernand Léger, Les disques dans la ville, 1918 (image 5). L’œuvre nous dévoile une ville industrielle, ramassée sur elle-même, dont la structure visuelle s’inscrit sous la forme d’un tableau-machine qui tient du collage. On pourrait multiplier les exemples.

Cette juxtaposition, plus ou moins heurtée entre les éléments visuels de la composition se révèle encore de nos jours à degrés divers et là, peut-être, où on ne l’attend pas. Chez le réaliste américain Edward Hopper, par exemple, dont les agencements, parfois subtilement décalés (pour ne rien dire de tel ou tel décadrage), ne laissent de troubler le regardeur.

Image 6 - Hopper, NewYork Movie, 1939.

Voyez, à cet égard, cet effet d’incrustation dans New York Movie, de 1939 (image 6)en particulier, à l’extrême gauche, cette portion d’écran où se trouve projeté le plan esquivé d’un  d’un film indéchiffrable. Nous allons garder cette idée d’ajointement, non raccord, d’adaptation défaillante, de disjonction, en gardant en tête le modèle cinématographique, alors que c’est toujours de peinture qu’il sera question. J’en arrive donc à mon objet, autour duquel nous « tournerons » un peu (en convoquant une petite iconographie).



Soit donc Sunlights on Brownstones, où les composants de l’image travaillent, eux aussi à un subtil décalage, furtivement déceptif. Cette toile est un rectangle de 102 x 77 cm.
Ces personnages, qui recherchent le soleil, n’arrivent pas, dirait-on, à se réchauffer. Ils sont jeunes mais, semble-t-il, déjà casaniers, et sacrifient à un rite ou, à tout le moins, à quelque tropisme routinier : celui de prendre les derniers feux du jour. S’ils regardent en même temps (faut-il dire « ensemble » ?) dans la même direction, ils semblent enfermés, chacun, dans leur pensée. D’emblée, se présente cette caractéristique qu’on vient rapidement d’évoquer. Outre le thème de la solitude (fût-elle, comme ici, une solitude à deux), on veut parler de la disposition des personnages qui a quelque chose à voir avec la composition de la toile, en particulier avec le lien entre les personnages et le paysage.

Image 7 - Hopper, People in the Sun, 1960.

Introduisons un élément de comparaison. A côté de Sunlights on Browstones, convoquons : People in the Sun, 1960 (image 7). Toile où les personnages sont placés comme devant un écran de cinéma.
Commençons par le fond de People in the Sun. Quasi autonome dans la géographie du tableau, le paysage - que borde une route - semble se dérouler sous les yeux de ces gens installés au premier plan, ainsi qu’on le serait dans une salle de spectacle. Nous sommes proches du jeune couple de Sunlights on Browstones qui fixe lui aussi, la campagne, un rien irréelle : on va voir pourquoi. 
Autre effet de sens : les uns (sur le pas de leur porte) et les autres (sur leur terrasse) ne s’aventurent pas au-delà des abords immédiats de leur chez soi ou de leur lieu de résidence : nous sommes très loin de l’esprit des pionniers de l’Amérique conquérante.   

Nouveau tableau :

Image 8 - Hopper, Sun in a cafetaria (vers 1960).

Une chose nous frappe décidément : le figement des personnages, en effet plaqués, « presque maladroitement » dans leur environnement. On a pu dire, à se sujet, que Hopper peignait « mal », alors que c’était, je crois, une suprême habileté…

Une remarque éclairera notre propos. Clément Greenberg déclara un jour, sous forme de provocation, que Hopper, s’il était un peintre médiocre, était un grand artiste(1). Au-delà du paradoxe, il y a une intuition dans cette déclaration qui peut éclairer cette façon que nous avons ici de regarder l’Américain. Relativement à la raideur, cette stiffness des personnages de Sun in a cafetaria, notons que l’artiste a ici brossé une double nature morte : l’homme et la femme mais aussi… la salière et le sucrier du premier plan, ces petits substituts métaphoriques du « couple ». Ces deux objets font, en effet, la paire, à l’opposite des personnages. Ces derniers, distribués dans le café (accolé lui-même à l’extérieur) sont, dirait-on, seulement partie prenante du décor. De ce point de vue, le tableau et son anecdote, ramenée à quelque point zéro, a quelque chose d’une illustration platement encyclopédique qui pourrait avoir comme légende : « ceci est un coffee shop new Yorkais ».  Pourtant, cette composition est un dispositif ayant pour finalité d’induire un effet ontologique.

      

Image 9 - Magritte, L’Homme au journal, vers 1918.

Toutes choses égales, cet effet se retrouve chez Magritte, dans son Homme au journal de 1928 (image 9). On peut, en effet, penser, que Magritte, dans ce tableau, considérait qu’absent ou non, le lecteur du journal ne changeait rien à la nature du monde réifié d’une certaine Belgique petite-bourgeoise. Bien dans ses meubles, l’homme se confond avec ces derniers (l’homme dans la première case, est quasiment encastré dans la table). Bref, l’homme au journal n’est qu’un accessoire d’intérieurPareillement, Hopper nous signifie que Sun in a cafetaria est une sorte de discours sur le peu de vie (pour paraphraser André Breton) qui est notre lot. La distribution et le traitement des items, ravalés au niveau d’une commune inertie, font de cette huile le témoignage d’un accablant constat (que n’aura pas désavoué le sarcastique Ionesco).

Mais revenons au figement des hommes. De fait, le peintre ne peint pas des récits ou des anecdotes, mais des situations. Ou plutôt, des impossibilités de récits, des temps morts (ce qu’avait entrevu Degas). Pour mieux cerner, par jeu de différences, ce que cherche à rendre Hopper, voici quelques tableaux américains, peints par Sally Storch (bien après la mort du grand artiste) : toiles ou se dévoile un grave malentendu (images 10 et 11).

Images 10 et 11 - Sally Storch.   

Sally Torch peint des tableaux formellement hopperiensmais qui nourrissent l’idée fausse selon laquelle Hopper serait un peintre de genre (ou des moments « volés »), c’est-à-dire un peintre narratif. Sally Storch, en une sorte de trompe l’œil / trompe l’esprit, peint, elle, des « choses vues », de basse intensité narrative, certes, mais d’une autre nature que les compositions brossées par l’auteur de Sunlights on Brownstones. Pour le dire autrement, les personnages de Hopper et de Storch ne sont pas logés à la même enseigne. Sans doute, faut-il préciser les choses.
Y a t-il un lien entre l’aspect déceptif des situations peintes par Hopper et la manière dont celles-ci sont brossées et composées ? En d’autres termes, qu’est-ce qui fait que la vie, ne « prend » pas chez l’Américain alors qu’elle est présente chez Storch ?

Le titre du tableau - Sunlights on Brownstones - dans son ambiguité même, nous donne déjà une indication de lecture.
Si le nom de Brownstones désigne un lieu-dit, le mot Sunlights, au pluriel, signifie tout autant la lumière du soleil (vouées à l’éclairement) que celle des projecteurs : les « sunlights » voués à l’éclairage des décors lors des tournages de cinéma.
Observons bien ce tableau. Il est fait de deux parties jointives : d’une part, la façade de cet appartement double et les personnages qui lui sont associés (j’allais dire qui sont « assortis »), d’autre part, le paysage, séparé du premier plan par une bande claire qui matérialise une voie de circulation. À bien y regarder, ce tableau est une sorte de collage peint pour lequel Hopper a désiré que les composantes soient saisies dans leur conjonction, mais sans que la suture des plages mises bout à bout soit trop évidente. « Discrète et cependant remarquable ». Ce qui, par parenthèse, fait de Rooms by the Sea (1951) un cas extrême en la matière (image 12). L’aplomb très abrupt de ces pièces donnant immédiatement sur la mer est bien servi par l’effet de collage que je cherche à approcher.

Image 12 - Hopper, Rooms by the Sea, 1951.

Rien de cela chez Storch, chez qui un certain pittoresque à la mode prévaut, que l’œil humaniste des photographes (les petits faits vrais) a concouru à répandre. Chez l’Américain, la patte de l’artiste, plus rugueuse, induit des effets rêches qui veulent que Sunlights on Brownstones - pour nous en tenir à cet exemple - nous montre des rochers, aux arêtes vives, et comme découpés dans du carton ! Même chose pour la forêt, dense, vigoureusement brossée, étrangement surmontée d’un remarquable ciel bleu digne de Magritte. Les personnages, de leur côté, sont peints de manière plus lisse, ainsi que le fronton de l’immeuble, fermement surligné d’ombres étroites et verticales.

Hopper, qui sait évidemment son métier, a d’évidence voulu qu’il en soit ainsi. Pourquoi ? Pour la raison, sans doute, que l’artiste cherchait à subvertir le modèle vériste : son propos n’étant pas de capter un moment vu, mais d’en bricoler un équivalent et qui fût comme visionné. On veut dire que ce paysage n’intéresse Hopper qu’en en tant qu’il est accolé, inséré dans le dispositif général discrètement hétérogène, à limite de l’onirisme.

Image 13 - Hopper,  7 A.M.

Cet effet de collage infra-disparate (mais disparate quand même) se retrouve dans cette toile 7 AM (image 13) : un coin de rue dans une petite bourgade). Cette fois, la nature, un rien brouillée, a quelque chose du procédé irréalisant, dit de « transparence » subtilement recherché par  le réalisateur de Rear Windows, compulsivement attaché à ce que peut voir (ou deviner) James Stewart depuis son appartement de New York. Les exemples de « transparences » surabondent au cinéma, de Rivière sans retour (de Preminger) à Vertigo, North by North West ou Marnie chez Hitchcock par exemple où, parfois, personnages et décors ne sont pas tout à fait de la même « texture » (images 14 et 15). L’écran peut devenir un espace agrégatif fédérant des motifs que le grain de l’image, l’exposition lumineuse, la délinéation des figures différencient discrètement, comme si deux qualités de représentation venaient se conjoindre sans se confondre tout à fait.

Images 14 et 15 - Hitchcock, Vertigo et Marnie.

Retour à Hopper.
Observons ce pan de nature. Il offre, décidément, un effet de léger flou à l’instar des paysages (urbains ou non) que Hopper, dans maints tableaux, passe son temps à longer, sans y pénétrer vraiment. En somme, le décor est qualifié comme dans People in the Sun. Mais, si le décor de Brownstones est en quelque sorte « ajouté » au reste du tableau, il en va de même des personnages eux-mêmes (qui, eux ne sont pas flous) et sont presque plaqués au perron privatif de leur immeuble. Frappé, eux aussi, d’une certaine raideur - notamment la jeune femme - le couple ne se présente pas à nous en tant que doté d’une existence autonome. Le jeune homme et la jeune femme évoquent plutôt des modèles chargés de figurer des rôles ou des fonctions dans des illustrations démonstratives. À l’instar, de ce qui se passait - toutes choses égales - dans les images publicitaires de Hopper dans les années 25/35 : images 16, 17, 18, 19. Sur ces images promotionnelles les personnages n’étaient pas dans le décor, mais étaient partie prenante du décor (promu par les marchands de rêves des magazines ; cette rhétorique est toujours active de nos jours).

Images 16, 17, 18 et 19 - Hopper, Images publicitaires, années 25/30.

Certes, il n’est pas question, ici, de promouvoir quoi que ce soit. Pourtant, Il y a encore quelque chose de publicitaire dans cette image en ce que ces personnages ne sont pas tant des habitants que des « habiteurs » possibles (des sortes de primo-accédants à la propriété). Ces gens, en outre, sont habillés en fonction de leur environnement, chromatiquement adaptés : lui, a un pull vert qui « rime, avec les frondaisons, elle, une robe bleue en accord avec le ciel. Ils « font bien » dans le tableau, on peut les « voir en peinture ».

Allons un peu plus loin.
Sunlights on Brownstones a presque la facture d’un projet de maquette pour le tournage d’une scène de cinéma. Pas de psychologie, juste le « meublement » d’un lieu par des « objets humains ». Ou, si l’on préfère la disposition de mannequins en lieu et place d’acteurs déjà sur la sellette, mais alors que la caméra n’a pas commencé à tourner

     

Image 20 - Détail de Sun on Brownstones.

Avec Brownstones, tout se passe comme si Hopper avait sorti des modèles de sa réserve pour les disposer, non pour en faire - encore - le moment d’une scène, mais, seulement pour donner au chef de plateau des indications positionnelles.
Bref, dans Sunlights on Brownstones, Hopper a fait prendre place à la fille et son compagnon. Mais de telle sorte que le couple, adapté à son environnement, n’en soit que l’extension humaine. Ce dispositif peint est proche de celui de Gas (1940), où le pompiste fermant son établissement se confond presque avec les machines à distribuer de l’essence. On pourrait encore citer Western Motel de 1957 (image 21), où le personnage, de passage, est là en tant qu’usager : un client passe-partout au même titre que le mobilier interchangeable d’un motel.

     
Image 21 - Hopper, Western Motel, 1957.

Cette non-personnalisation des sujets de la scène hopperienne, annonce ou rejoint la dépersonnalisation, voire la pétrification des humains du Pop Art. Voyez cette installation de George Segal (image 22)Movie House, 1966.

     
Image 22 - Georges Segal, Movie House.

Hopper est évidemment tout sauf un réaliste au sens banal du terme. C’est un peintre d’idée, un conceptuel qui, maquillant son jeu, laisse accroire qu’il est un quasi documentariste (d’une certaine manière, il en est un aussi). Au vrai, tout porte à penser qu’il navigue entre la métaphysique d’un Giorgio de Chirico et les stéréotypes des années 60/70. En multipliant les simulacres, l’artiste nous parle de ce peu de réalité qu’évoque Rimbaud dans Une saison en Enfer (« Nous ne sommes pas au monde »).
Hopper, désespérant ? Pas plus qu’Andy Warhol ou Richard Lindner. Il est là, en tout état de cause, pour nous éveiller à l’intranquillité, c’est-à-dire tenter de nous réveiller. Sa platitude de ses icônes est d’une profondeur sans pareille.

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1. Le critique Didier Semin qui cite Greenberg (Edward Hopper et le modernisme, L’Echoppe, 2012) écrit ceci : « Peu d’artistes auront été, au XX°s., aussi universellement respectés que Hopper : Alfred Hitchcock au cinéma, Alberto Giacometti, Milton Avery, Richard Diebenkorn etc….et Hergé  (les esprits chagrins qui contesteraient l’idée que Hergé soit un grand artiste, peuvent refermer tout de suite le petit livre qu’ils ont dans les mains ; il n’est pas pour eux).