ENTRE SARCASME ET VOLUPTÉ
FÉLIX VALLOTTON - PREMIÈRE PARTIE

 

Félix Vallotton naît en 1864, à Lausanne (l’année où Manet peint L’Olympia) et meurt en 1925 à Paris. En 1891, il quitte la Suisse (il se fera naturaliser en 1900) pour Paris : il a 17 ans.

Il s’inscrit à la fameuse académie Jullian.
Ce sera un peintre prolixe et complexe : 1700 œuvres (sculptures, gravures, une pièce de théâtre et trois romans dont La vie meurtrière (publié en 1907). 
Vallotton peindra :
- des allégories :

L’enlèvement d’Europe, 1908 (belle diagonale ascensionnelle)


- de très nombreux paysages : dont les fameux Alyscamps d’Arles, 1920 ;
- mais l’artiste brossera surtout des nus :

 La Noire et la Blanche,1913 (qui soit dit en passant pourrait constituer un document sur la question du regard occidental sur les femmes) 

- des scènes de genre (parmi celles-ci, de nombreuses scènes d’intérieur) 

Intérieur avec femme en rouge, vue de dos, 1903.

- des natures mortes, enfin.

 La Bibliothèque, 1923.

Parallèlement à son travail de peintre, Vallotton se fera graveur sur bois, technique qui lui vaudra une première renommée.

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Mais c’est une gageure de vouloir tout traiter.
Et il  serait, par ailleurs, frustrant de faire un rapide survol de l’œuvre.

Aussi, le plus arbitrairement du monde, j’insisterai sur certaines toiles et certaines gravures, non sans avoir situé, cependant, l’artiste dans l’environnement esthétique qui est le sien.

Mais d’abord, pourquoi avoir choisi de vous parler de Félix Vallotton ? Peut être parce que j’ai longtemps travaillé et travaille encore sur l’artiste américain Edward Hopper. Et si j’ai choisi, aujourd’hui, de vous parler de Félix Vallotton, c’est, peut être, pour continuer de parler de Hopper. Je m’explique.
Voici  deux toiles :

Vallotton - Sur  la plage, 1899 ; Edward Hopper - Sunday Morning, 1930.

Ces artistes ont des points communs : 
Ils sont puritains (parce que d’origine protestante). Ce qui relève du paradoxe. Comment, en effet, peut-on être amoureux de la matière picturale (autrement dit, sensuelle) et rester parfois distant dans le traitement de ses sujets ? Ce qui peut se traduire, chez Hopper et Vallotton, par un certain côté abrupt dans le traitement des motifs ; par l’acidité de plages de tons  bien délinéés. Quelque chose de « dur » filtre ici et là, chez ces deux artistes chez qui les choses sont souvent données comme « décapées ».
De cette association (couleurs peu modulées, coupes incisives ou géométrisantes) naît une esthétique spéciale qui m’a toujours séduit.

Entrons dans le vif du sujet.

La loge, 1909 (ou Le Monsieur et la dame dans la loge, 1909, 46x36).

Le sujet est saisi presque cruellement (même si l’humour est là). Identifions quelques éléments pour ce tableau, hoppérien avant la lettre :
-  la lumière sur le mur
-  la situation navrante du couple représenté.
-  le  cadrage inattendu,  et, ici, comme indiscret.
Élargissons un instant notre propos. Les personnages vus au spectacle, notamment dans leurs loges ou au balcon, sont un motif pictural qui remonte au moins au XVIIIe s, époque où l’on sait que le spectacle est un lieu où se faire remarquer : On sait que les peintres, pour des raisons évidentes, furent toujours intéressés par la scène de théâtre (les liens entre le tableau et le cube scénographique sont théorisés à la Renaissance). Mais, leur regard - pour faire tableau - glissa vite de la scène à la salle et, de proche en proche, aux coulisses, aux loges des actrices, aux couloirs, etc.       

Voici quelques toiles sur ce thème de la loge : 

A. Renoir, La loge, 1874 - M. Cassatt, La Loge, 1878 - E. Degas, La loge,1880 - Toulouse-Lautrec, La Loge au mascaron doré, 1893 - F. Vallotton, La loge, 1909

Retenons : Degas, Lautrec, Vallotton.

Edgar Degas, expert en cadrages improbables, réalise ce pastel saisissant de nouveauté. Le personnage est à peine vu. Peindre ce qui est à peine visible est un paradoxe que n’effraie nullement Degas (ni Hopper, ni l’Italien Cremonini, etc). Chez nos artistes - dont Degas, puis Vallotton - le peu dit d’autant plus qu’il dit peu (l’équivalent visuel d’une litote). Choisir de montrer ce qui est à peine cadrable est un paradoxe fort efficace.
Il y a, en effet, dans cette captation de l’à peine visible, quelque chose de notre propre inaptitude à saisir pleinement les choses. Voyeur impénitent, Degas piège son personnage qui, ne se sachant pas vu, fait de nous des observateurs indiscrets. Ce « bout de femme », perdu dans ce milieu vide (ce bout du monde), pique décidément notre attention.

En 1893, Toulouse Lautrec reprend le cadrage de Degas. Mais il l’anecdotise en recentrant son personnage armé de jumelles auquel il confère une dimension caricaturale. Voyez l’homme, en léger contre-bas, qui la regarde regarder.

En 1909, Vallotton peint donc La loge. Il adoucit la contre-plongée  et ramène l’homme à moins que rien. Bien, que proche de Degas et de Toulouse-Lautrec, Vallotton y va de sa vision du monde : Il ajoute l’abstraction des grandes plages unicolores, réduit l’anecdote pour insister sur la situation (pittoresque ou ridicule).
Les trois peintres nous disent que le spectacle est aussi dans la salle où se joue une part de la comédie sociale. Notons aussi que l’abstraction, décidément, pointe le nez… si j’ose dire.

C’est d’une micro-comédie bourgeoise, intimiste et grinçante, qu’il est question, où les rôles discrètement distribués, n’en sont pas moins patents. Dans ce couple vu en contreplongée, c’est la femme qui domine. L’homme, quant à lui, n’a pas, dirait-on, « la liberté d’émerger ». Il est quantité négligeable. Qu’il se contente de son sort ! La misogynie perce.
Si l’on devine les traits de la femme sous son ample chapeau (nous verrons plus loin d’autres femmes en chapeau), on voit bien en revanche une certaine crispation dans sa main (gantée de blanc) que souligne l’ombre portée, sous le bourrelet proéminent du garde-fou. Le visage, coupé net par le balcon, n’est pas pour rien dans cet effet de monstration sans concession. L’esprit cruel d’Octave Mirbeau, ou de Jules Renard n’est pas loin.

Nous promener dans  l’œuvre de Félix Vallotton va nous confirmer que le malentendu règne entre les sexes.
Voyez à cet égard ce très beau bois gravé de 1898, L’Argent.

Cette œuvre fait partie de la série Intimités sur laquelle nous reviendrons. Le tableau Le Balcon qu’on vient de voir était « tranchant ». La gravure intitulée L’Argent ne l’est pas moins. C’est également d’une composition très brutale qu’il s’agit, réduite qu’elle est à ces deux couleurs (n et b), qui sont aussi les valeurs les plus opposées qui soient (la plus claire/ la plus foncée).
Le rapport de domination du mâle qui fait corps avec l’ombre dont il est la pointe avancée, est formidablement prégnant. L’homme, dont on ne voit que le profil, mord, de la façon la plus dure sur la figure féminine, réfugiée près de la fenêtre. Pour elle, l’espace est irrespirable. L’obscurité qui gagne, personnifiée par ce seigneur et maître, fait de ce dernier une insondable poche de noirceur.
Je l’ai dit, la question des rapports hommes/femmes est un sujet à part entière chez Vallotton qui voit, chez les uns et les autres, des raisons d’être sans grande illusion sur la nature humaine. La guerre des sexes, chez l’artiste, est une réalité.   

Orphée dépecé par les Ménades, 1914, 150 x 200 cm.

Voyez, à cet égard, cette allégorie bizarre : Orphée dépecé par les Ménades (ou les Bacchantes). Les rôles de dominance peuvent changer (même si socialement et statistiquement les mâles l’emportent largement).
On sait qu’Orphée après la mort d’Eurydice est poursuivie par les Ménades près de l’île de Lesbos et que celles-ci déchirent sa dépouille. Assujetties à des rôles seconds, et depuis tant de millénaires, Les femmes seraient-elles prêtes à prendre leur revanche ? Oui.

La Chaste suzanne, 1922, 54 x 73 cm.

Voyez encore : La Chaste suzanne (1922) où la prétention des hommes à « avoir » les femmes est raillée. En vérité le sujet n’est pas neuf. Rappelons-nous le tableau maniériste d’Artemisia Gentileschi, Suzanne et les vieillards, superbement misanthrope :

La scène de Vallotton a été saisie dans un café. En la baptisant La Chaste Suzanne l’artiste fait de cette toile une ironie mordante. Comme dans Le livre du prophète Daniel de l’Ancien Testament, deux vieux lorgnent sur une jeune personne (qui a tout à perdre). Les deux vieux libidineux, déplumés, sont évidemment prêts à tout pour assouvir leur besoin de chair fraîche. On ne sait si, comme chez prophète Daniel, il est question d’un chantage. Mais peu importe : les deux vieux barbons, qui se croient tout permis, ont le pouvoir de l’argent. Reste que… les yeux de Suzanne disent qu’elle n’est pas dupe. Peut être même s’amuse-t-elle du jeu des deux chauves ? Va-t-elle en tirer parti ? Car La Chaste Suzanne - qui sait ? - est, peut être aussi une manœuvrière.

Après cette entrée en matière resituons Vallotton dans son temps.

Quelques mots sur l’époque :

Georges Seurat, La Tour Eiffel,1889, 24 x15 cm.

1889 : date repère. C’est l’année de l’Exposition universelle. La tour Eiffel s’offre aux yeux ébahis de tous les visiteurs. La France voit sa puissance économique recouvrer sa vigueur, et sa politique colonialiste en accompagner l’essor. Elle cherche à oublier la Guerre de 1870 et le traumatisme que fut, pour beaucoup, la Commune de Paris de 1871.
- Dans le domaine des arts,  les peintres académiques tiennent le haut du pavé : Debat-Ponsan, Merson,  Gérôme, Bouguereau, etc...

Debat-Ponsan, Avant le bal, vers 1886.

Gérôme Pollice verso, 1872.

Bouguereau, La Naissance de Vénus, 1877.

Ceux qu’on appellera les peintres novateurs sont  peu connus, sauf exception.

Ce sont les Monet, Caillebotte, puis Seurat, etc.
Quant à Manet (qui meurt en 1883) ou Degas (qui disparaît en 1917), ils sont achetés par les collectionneurs éclairés (notamment américains).
Rappelons, en passant, que Cézanne (qui meurt en 1906) ne vend rien ou presque, même s’il est admiré par les jeunes élèves des académies. Et que Van Gogh, qui s’est suicidé en 1890, n’a pas vendu une toile.
En 1889, une école, discrète, se constitue à Pont-Aven, ou les jeunes artistes vont, avec les beaux jours, changer d’air.

Gauguin - Sérusier - Ch. Filiger.

Ces  gens exposent mais ne vendent rien.
Un peu avant l’expo universelle de 1889, à l’Académie Julian à Paris, des jeunes gens, dont certains connaissent les gens de l’École de Pont-Aven, se regroupent et se donnent le nom de Nabis (en Hébreu, naabim, les initiés).
Citons-en  rapidement :

Bonnard, La partie de crocket, 1890 ou 91 - Ed. Vuillard, Au Lit, 1891 - Maurice Denis Paysage aux arbres verts, 1893 Georges Lacombe, Mer jaune ( Camaret), 1893 - Roger La Fresnaye, 1908 (futur cubiste, nabi tardif) - Félix Vallotton, Les Passants de 1895.

Cette toile de Vallotton,  de 1895, est typique du mouvement Nabi auquel Vallotton s’est s’agrégé en 1893. Ces personnages, bien délinéés, forment des plages homogènes mais contrastées qui viennent à n’en pas douter de la contemplation des toiles de Pont-Aven (et sans nul doute des estampes japonaises).
Que sont les Nabis ? et en quoi Félix Vallotton s’inscrit-il pleinement (entre 1893 et 1900) dans leur groupe ?
La facture picturale des Nabis est aisément repérable en ce que ceux-ci ont tendance à faire de la peinture de chevalet un art  plat ou la hiérarchie  des plans s’estompe. En outre, les personnages sont commes des concrétions  à peine plus denses que l’environnement dans lequel il apparaissent.

Vuillard - Bonnard : l’égérie du groupe, Misia Natanson, qui se confond avec le fauteuil, est "bien dans ses meubles”.