APPROCHE SÉMIOTIQUE ET RHÉTORIQUE D'UNE AFFICHE DE 1968

« Or, de ce bénéfice, tiré de la proximité des autres, la figure, contre toute attente, n'était pas plus visible, ni plus présente. » 
Jean Clair, Court traité des sensations.

Anonyme, Retour à la normale… 1968, affiche, 70 x 50 cm.

2 juin 1968.
Le vent de contestation cesse de souffler. Dépités, les étudiants de l'École nationale des beaux-arts, qui ont fait tant d'affiches pour soutenir la cause du changement espéré, élaborent et diffusent ce placard. Trente-cinq ans plus tard, nous regardons cette image qui, par la force des choses, est devenue, outre un témoignage d'époque, un véritable document historique. Comment le lire, c'est-à-dire le replacer dans son contexte ? Mais, au-delà, comment en tirer la « substantifique moelle », se l'approprier au point de faire de cette affiche un énoncé partageable (quelle est sa teneur véritable ?), plus précisément, comment retrouver la logique (l'« économie ») de son énonciation (1) ?
Que faut-il entendre ici par énonciation ? On désignera sous ce terme l'acte même de lecture, autrement dit ce qui fait d'une image un objet au sens recons­truit, un objet dont l'intelligibilité est la résultante d'une série d'ajustements entre les données visuelles, objectives, fournies par l'image et ce que nous avons été capables d'en faire, compte tenu de nos propres capacités de discrimina­tion et de combinaison. Pour être complet, on dira que lesdites capacités sont elle-mêmes dépendantes des répertoires de nos différentes sortes de mémoires (pratiques, savantes, affectives). Par où l'on devine que à partir du moment où l'on passe du voir au regardé, puis du regardé au considéré, une image, si simple soit-elle, réclame une attention soutenue et que son approche n'a rien de commun avec la soi-disant évidence qui la fait rejeter du seul côté de la fascination muette, du décoratif, ou de l'inanité.
Par où commencer ? On proposera la méthode suivante, tout en sachant qu'il s'agit d'un protocole parfois sujet caution, ceci dans la mesure où les compo­sants de l'image, d'une part, et nos classifications, d'autre part, participent simultanément de plusieurs registres dont les linéaments s'entrecroisent. Trois moments jalonneront notre démarche : 1) la description, 2) l'établissement des contextes et l'interprétation, 3) une conclusion.

Description
Sur un placard d'environ 50 x 70 cm, des moutons, la tête basse, se dirigent de droite à gauche. Ils vont dans la direction opposée (gauche/droite) à celle que suit le spectateur qui lit le texte inscrit dans le haut de l'image : Retour à la normale…
Le rédactionnel et les ruminants sont dessinés en réserve sur le fond uniforme de l'affiche, traitée en sérigraphie.

Recherche des contextes
Les contextes d'une image sont de natures variées. On en dégagera trois :
— le contexte sociopolitique (dont la situation de communication),
— le support de médiation,
— les contextes culturels (dont le détail viendra plus loin).

Le contexte sociopolitique
Il est facile à préciser. Le pouvoir gaulliste est à bout de souffle ; le modèle de société qui se dessine (après les « trente glorieuses ») ne correspond plus aux valeurs traditionnelles maintenues à flot, vaille que vaille. Aiguillonné par l'aile radicale du mouvement étudiant, Mai a vu des millions de travailleurs cesser le travail. On a pu parler de grève insurrectionnelle (l'armée a d'ailleurs été mise en état d'alerte). Puis, juin est arrivé, qui a vu la rivière en crue retrouver son lit.

Le contexte médiatique
Plusieurs points doivent être distingués :
— Tout d'abord, la situation de communication. Contrairement au tout-venant des affiches destinées soit à alerter le passant sur telle ou telle nouveauté à ne pas manquer (produit de consommation, spectacle), soit à conduire le spec­tateur à « bien » voter (campagne électorale), l'affiche retenue bouscule le « système d'attente » de l'homme de la rue. Il n'est en effet nullement ques­tion de promotion dans ce placard Il s'agirait même du contraire. Pis — air nouveau —, cette affiche dénonce le comportement de ceux qui sont censés former sa propre « cible » Ce qui, n'était le sursaut des « masses » encore espéré par les gauchistes, ressemble fort à la chronique d'une échec annoncé. Français, réagissez ! Vous reconnaissez-vous vraiment dans cette image ? Ainsi, les étudiants des Beaux-Arts, fût-ce à leur corps défendant, établissent-ils déjà un bilan : les Français qui auraient pu basculer du « bon côté » renouent avec leur apathie première.
— Bien que marquée par le défaitisme, cette affiche s'inscrit toutefois dans une mouvance originale qui voulut que au lieu de subir l'action des médias, l'« avant-garde éclairée » prît l'initiative : se faire à son tour émettrice. Les affiches de Mai 68 (voire celles de juin, pour certaines d'entre elles) sont, de fait, des messages de riposte, et ceci dans la mesure où elles se veulent une contre-attaque tournée en direction du gouvernement, du patronat et de ce que l'on nommait alors l'appareil idéologique d'État.

— Le support de médiation. Ces affiches sont en vérité des affichettes, faciles à transporter et à coller ; leur technique de fabrication (la sérigraphie) en fait des placards peu coûteux. Ces caractéristiques définissent ces images comme des objets de propagande militants crédibles, puisqu'il est patent que nous avons là des manifestes « pauvres », c'est-à-dire non compromis avec de quel­conques relais capitalistes. La simplicité et l'insolence de ces images disent la pureté révolutionnaire des contestataires. L'aspect volontairement fruste de ces placards ajoute à leur efficacité dans la mesure où l'urgence interdit toute finasserie stylistique. Il y a du dazibao (2) dans ces affiches à l'intransigeante sobriété. La formule de McLuhan (« le médium, c'est le message ») n'a jamais été aussi vraie. Quelle différence, en effet, avec les moyens publicitaires clas­siques qui ont commencé, sur la scène institutionnelle, à marquer de leur empreinte la communication politique, à droite comme à gauche ! Ajoutons, pour faire bonne mesure, que, défalcation du ton de ces placards, ces derniers font souvent preuve d'ingéniosité, voire de créativité, ce qui tranche heureu­sement avec les organes classiques de diffusion. La révolution sera gaie.

Les contextes culturels
On regroupera sous ce vocable certains codes signalétiques, mais aussi les données sémantiques, rhétoriques, iconologiques qui informent peu ou prou l'intelligence de cette image, tous éléments constituant une grille de référents à partir desquels quelques fondamentaux sémiotiques pourront être dégagés. Trois séries d'objets seront retenues :
— les codes qui régissent la signification du message écrit,
— le substrat iconologique de l'image,
— les rapports texte/image.

Le message écrit
En regard du dessin, le texte Retour à la normale... se présente comme le fin mot de l'image ; mais, aussi, comme la variante d'une série — qu'on appellera para­digme (3) — au sein de laquelle le slogan semble avoir été choisi pour être actua­lisé. Cette série est constituée d'expressions toutes faites (que dans le jargon des linguistes on appelle « syntagmes figés ») : Retour à la case départ / Retour à l'ordre / Retour à la maison / Retour au bercail. Au vrai, cette kyrielle de formules interchangeables nous conforte dans l'idée que l'extra-vagance des moutons a cessé. L'inconséquence des Français, sujets aux sautes d'humeur, serait-elle une fatalité ? Retour à la normale... connote, tout en le dénonçant — tant l'ironie est forte — l'irrépressible désir de retrouver le statu quo ante, en d'autres termes le « Métro Boulot Dodo » pourtant décrié un mois auparavant.

Remarque
Sur notre affiche, le paradigme verbal n'est donné qu'en amorce. Mais comme nous avons reconnu dans le texte (et grâce à l'image) un début de série, ledit paradigme est aisé à établir. Or, il arrive qu'un message soit formé du dévelop­pement même d'un paradigme, à l'instar du « Métro Boulot Dodo » qu'on vient d'évoquer. Trigramme aux unités bisyllabiques où chaque segment rime avec les autres, ce texte est une formule (une petite forme) que sa structure mono-tonique dote d'une réelle efficacité. Une telle systématicité intrigue, qui semble soudain ne pas être le fruit du hasard, mais le chiffre vrai d'une réalité. Cet autre placard Civic / Indic / Flic (un rien boiteux puisque flic est mono­syllabique) participe du modèle de Métro / Boulot / Dodo, dessiné de la façon qu'on voit, verticalisée, si l'on ose dire. Le slogan, massif, de cette affiche ne cherche-t-il pas à nous convaincre que le rapprochement entre homophonie et synonymie est la « preuve » de son bien-fondé ? De surcroît, tout cela tient dans un carré, à la manière de certain monogramme... Pure rhétorique évidem­ment, où le sentiment de I'« ajustement » stylistique du message a tendance à se confondre avec la « justesse » supposée de sa teneur.

Le substrat iconologique de l'image
Le mot “iconologique (4)” demande à être précisé. Sous ce vocable (qu'on veut fédé­ratif), plusieurs niveaux d'analyse, en effet, sont à prendre en considération :
— Le niveau iconographique, lui-même distribué en deux sous-catégories :
• les représentations attestées,
• une certaine imagerie psychique.
— Le niveau iconologique proprement dit, qu'on peut diversifier également en deux sous-classes :
• la catégorisation des motifs,
• la sémiogénèse.

Iconographie
Notre document fait peu ou prou système avec des représentations attestées. Ce troupeau qui revient au bercail est perçu par le lecteur comme étant affligé d'un comportement stupide, pour tout dire « moutonnier ». Il renvoie à ces conduites aveugles dont Rabelais, avec la mésaventure de Panurge (Quart Livre), a définitivement fixé la figure. En outre, ce type de références littéraires (et/ou quasi proverbiales) est intégré depuis l'Antiquité, depuis laquelle se succèdent les fables animalières (d'Ésope aux bandes dessinées d'aujourd'hui) qui méta­phorisent les moeurs humaines. Les clichés abondent en cette matière qui susci­tent mille et une caricatures.
Considérer cette affiche en regard de ce qu'on pourrait appeler la « scène psychique » (fantasme, rêve) est chose plus difficile et par définition évanes­cente. On tient cependant que ces moutons qui, après avoir commis quelques incartades, reviennent à leur point de départ réveillent plus ou moins allusi­vement des représentations mentales un jour ou l'autre éprouvées par tout un chacun. On veut parler de ces postures où s'hallucine le tropisme du regressus ad uterum, dont la sortie est synonyme de malheur. Au-delà de la condamna­tion des « moutons » par les étudiants de Mai, s'éclaire en filigrane le noir désir de l'inertie qui « ramène la vie à la matière (5) ».

Iconologie
Les moutons, dans notre zoo imaginaire, font partie d'une famille animale où, selon les cas, ils s'actualisent en agneaux (mystiques ou non), brebis ou béliers. La géographie de l'image est à ce sujet particulièrement instructive.
On l'a dit, les moutons se dirigent « côté jardin ». En un mot, ils reviennent. Autrement dire encore, ce retour qu'ils manifestent se présente comme le second et dernier acte d'un scénario qui, sans nul doute, les vit se diriger d'abord « côté cour » « Le flux les emporta(it). »
Reste que le dessin de l'affiche équivaut au terme final d'une sorte de diptyque dont on évoque la phase dynamique, phase qu'un simple retournement du dessin (défalcation du slogan) représente parfaitement : « Le reflux les remporte. » Ouverture versus fermeture : un modèle de composition très prégnant (celui des « arrivées » et des « sorties » en usage dans la scénographie puis dans la narra­tion figurative ) sous-tend la composition de notre document.

1 (mai) ; 2 (juin)

En termes actantiels, nos herbivores, en passant du moment 1 au moment 2, ont changé de statut. Si, en juin, ces animaux sont lus comme des moutons sur le chemin du retour, nul doute qu'en mai ces derniers eussent donné à penser qu'ils étaient des béliers, sûrs de leurs forces. Mai : époque des bouleverse­ments, où l'on allait voir ce qu'on allait voir, où les forteresses de la réaction allaient tomber justement sous les coups de boutoir des offensives bestioles (on sait qu'un « bélier » est aussi une arme d'assaut destinée à enfoncer les portes). Juin : époque des fièvres retombées.
La pensée structuraliste (dont on se réclame) avance que le sens naît de la diffé­rence. Nous ne saurions, ici, mieux dire. Ces moutons de juin sont des anti­béliers, ou des béliers « désactivés », dont la passivité se mesure à la perte de la mâle assurance qui avaient pu les animer le temps d'avant.
Du point de vue de ce qu'on nommera la « sémiogenèse » (à savoir l'engen­drement des signes dans un contexte particulier), notre affiche fonctionne, elle aussi, sur le mode de la commutation. Un signifiant, aux multiples occur­rences, est donné :

qui, selon qu'il est actualisé (ou évoqué) comme participant d'une direction (à) ou de son contraire (g), aura pour signifié soit « détermination conquérante », soit « passivité résignée ». Orientées de gauche à droite, les cornes caprines symbolisent, de fait, la tête baissée des « fonceurs » ; à l'opposite, de droite à gauche ces mêmes cornes, mais à la torsade inversée, symbolisent la « tête baissée des protagonistes défaits » ou des « perdants ». Vae victis, malheur au vaincus !
La systématicité d'un message pluricodique se dégage ici de façon exemplaire, dont les strates se calquent les une sur les autres. Avant de procéder plus avant, donnons-nous une définition du code. Un code est un ensemble d'au moins deux unités qu'on appellera signes, ensemble réglé par un système de corres­pondances terme à terme. Si, par exemple, tel signifiant (qui est la face sensible d'un signifié) est affecté d'une altération et que cette altération entraîne l'appa­rition dans ce contexte d'un nouveau signifié, nous avons alors la manifestation d'un code. Ainsi, en est-il des feux de croisement du code de la route :

Fort de cette définition, et en usant de l'abréviation suivante :

on déclinera la double série de codes ci-après :

Le motif de la tête baissée

Mais un autre effet se dégage, dont la prégnance est loin d'être négligeable. On veut parler de cette sorte de vertige provoqué par la répétition du motif de la spirale.
Orientées dans le sens gauche/droite, ces cornes tourbillonnaires auraient volon­tiers renforcé l'idée que à l'instar des vagues moutonnantes de la mer, ces béliers-rouleaux n'avaient de cesse de monter en puissance ; que les lignes de défense du capitalisme allaient s'effondrer. Las ! Sur l'affiche telle qu'elle fut placardée, ces spirales curieusement « entêtantes » disent (ou peuvent, ou veulent dire) l'aliénation somnambulique d'une France désireuse de renouer avec ses vieilles habitudes.
Un autre code peut donc être formalisé qui, pour reprendre le même signifiant, sous-tend un nouveau signifié :

En regroupant ces différents codes, un stéréotype se dégage. On posera en effet qu'un stéréotype est la forme surdéterminée d'un processus de qualifica­tion. En l'occurrence, ce stéréotype est double et on pourrait le schématiser comme suit :

Remarque sur l'intertexte (6)
Ce type de fonctionnement structural n'est pas rare, qui fait des images uniques des formes sollicitantes, ouvertes au jeu des compléments ou des variations.
Prises dans le réseau médiatique, et nécessairement soumises aux valences de l'intertextualité, les images uniques ont souvent pour vocation de susciter des formes autres dont elles seraient in fine les avatars. Les images publici­taires, les dessins d'humour, certaines œuvres d'art (de Manet à Lichtenstein en passant par Magritte) usent du fait qu'ils se présentent comme « secondes » par rapport à des images « premières ». Retour à la normale... est une affiche dont le programme de lecture est à cet égard parfaitement clair. Ce manifeste permet de reconstituer sinon sa partie manquante, du moins les « tenants » d'un scénario dont nous n'aurions ici que les « aboutissants ». En somme Retour à la normale... est une image d'image qui suppose de la part du lecteur une sorte de rétrospection mentale.
Ce mode de fonctionnement rhétorique est souvent lié à l'économie paro­diques des images qui misent d'abord sur la capacité du spectateur à faire le va-et-vient entre ce qu'il voit (l'image réelle « seconde ») et telle ou telle repré­sentation « première » mais in absentia. Avant d'explorer plus avant le fonction­nement de notre affiche, un autre exemple (puisé dans la publicité, mais réfé­rant au cinéma) devrait achever d'éclairer notre lanterne.
Nous avons tous vu à un moment ou un autre ( sans être toujours sûrs de nos références) l'image de Marilyn Monroe, sur une bouche d'aération, en train de rabaisser ses jupes « volages ». Extrait d'un film-culte (et pourtant mineur... 7 ans de réflexion, de Billy Wilder, 1955), ce plan est devenu une sorte d'icône symbolisant la comédie hollywoodienne.
Or, pour faire la réclame de ses chaussettes, la firme Kindy produisit, il y a une vingtaine d'années, un remake fort drôle de cette scène.
Pour peu que l'usager des transports en commun (abribus) ait pu se remémorer la scène en question, l'image offrait un amusant spectacle. Reconfigurée de la sorte, la scène revisitée par Kindy présentait des changements de rôles dont une permutation mentale permettait d'apprécier la valeur :
L'homme (l'ancien voyeur) est devenu un fanfaron ne craignant pas d'exhiber ( si peu que ce soit) ses « dessous » : des chaussettes Kindy ( qu'il aurait été dommage de cacher). Le sosie de Marilyn, prudemment en retrait de la bouche d'aération et plaquant de façon préventive ses jupes, s'esclaffe : il a échappé, aurait dit Georges Brassens, aux outrages du « vent fripon » . N'ayant rien à perdre, le pseudo-Tom Ewell ( la vedette masculine du film) singe à sa manière le personnage de la vraie Marilyn autrefois piégée. En somme, riant de la clownerie de l'homme, la femme rit aussi sur elle-même et prend la mesure de la situation où elle aurait pu se retrouver... Ces personnages à qui « on ne la fait plus » rejouent pour « du beurre » une situation déjà vécue.
Résumons. Nous faisons le trajet entre la publicité réelle et le plan du film remémoré. Passant de l'image parodique, in praesentia, au modèle in absentia, nous nous faisons, à la lettre, notre petit cinéma. Chassé-croisé, où l'échange des rôles équivaut soit à un « déplacement », au sens quasi freudien du terme, soit à une hyperbole inversée (une litote ?) au sens de la rhétorique. En tout état de cause, la relation structurale entre la publicité et l'image filmique instaure un espace de réévaluation où se signifie une transformation. Comme dans notre affiche Retour à la normale..., la publicité Kindy est une image unique qui, pour n'être pas lacunaire, implique toutefois la convocation mentale d'une situation d'origine destinée à connaître une suite.

La relation texte-image
Le lien visuel entre le slogan Retour à la normale... et l'illustration mérite à son tour d'être approché de près.
La redondance qui s'établit entre le haut et le bas de l'affiche, et qui fait du dessin des moutons une explicitation du texte, mime le circuit d'une boucle bouclée. Le sens de l'écriture (occidentale), qui a valeur inchoative, est pris en relais par le dessin dont la valeur terminative a été signalée plus haut. Achèvement d'un cycle où l'on voit bien que la partie engagée n'a débouché sur rien . « Beaucoup de bruit pour rien », aurait dit Shakespeare, contempteur du peu de réalité des gesticulations humaines. « Continuons », aurait pu ajouter le Sartre de Huis clos, alors que sur les personnages qui n'ont pas avancé d'un iota tombe le rideau final.
Ce minithéâtre de l'absurde, où plane aussi l'ombre de Samuel Beckett, offre un aspect « poétique » inattendu. Par « poétique », nous entendons cette néces­sité que l'artiste arrive à produire entre l'énoncé du message et l'énonciation qui le prend en charge. Le linguiste Jakobson fait de la fonction poétique une des caractéristiques du langage, dont la forme la plus pure se retrouve dans la poésie. La fonction poétique peut qualifier un bon slogan, un dessin d'humour, mais elle caractérise aussi, évidemment , les oeuvres d'art : un toile comme Cri de Munch, un collage comme Le violon d'Ingres de Man Ray, ou un calligramme de Michel Leiris sont à cet égard des exemples de choix.
Observons, par exemple, comment opère la fonction poétique (selon Jakobson) dans Le plongeoir de Narcisse de Leiris (après quoi nous reviendrons à notre affiche).
Soit ce poème visuel tel qu'on peut le trouver dans le recueil intitulé Mots sans mémoire (NRF).

Le plongeoir de Narcisse

Le plongeoir de Narcisse, qui dit à la fois la complaisance maniériste de la contem­plation de soi et le risque encouru à cultiver outrageusement son image, dissé­mine dans l'espace de la page les lettres du nom de l'auteur . Cette dissémi­nation prend la forme d'un escalier (en bas à gauche : escalier que l'on gravit pour atteindre le plongeoir), puis c'est l'extension du corps qui prend son élan dans l'espace (en haut à gauche) , la plongée proprement dite ( en haut à droite) et le reflet de cette dernière dans l'eau de la source (en bas à droite). Michel Leiris décline son identité selon un axe de symétrie (horizontal = la surface de l'eau) qui évoque la « duplicité » du miroir. En résumé, on pourrait avancer que l'énoncé et l'énonciation sont ainsi organisés que, contre toute attente, l'arbitraire des signes est vaincu. La forme, indissociable des effets de sens obtenus, proclame victorieusement l'autonomie de l'oeuvre, gagnée sur l'inertie des « mots de la tribu ».

Conclusion : vers l'idéogramme
Revenons à notre affiche.
Retour à la normale... est une composition « poétique » dans la mesure où le message ultime, autrement dit l'énoncé (Retour à la normale.... = un coup pour rien), est pris en charge par la structure même de l'affiche considérée dans son ensemble. Son parcours et son évaluation rhétorique (l'énonciation) réinventés par le lecteur lestent le message d'une force sans pareille dans la mesure où l'idée de la boucle bouclée, « initiée » par le texte et refermée par le dessin, est une quasi-démonstration en acte.
Nous ne saurions, enfin, nous arrêter sur le constat de l'efficacité poétique de notre placard sans aborder cette autre dimension du rapport texte/image tel qu'il se dessine et se devine de plus en plus souvent dans les « visuels » contem­porains. À savoir, cette contamination sémiotique qui s'opère volontiers entre le verbal et l'iconique.
Certains logotypes, marques ou certaines bulles de BD :

présentent des configurations ou le continu (l'iconique) et le discontinu (le verbal) neutralisent au moins partiellement leurs traits distinctifs : les lettres « s'iconisent » tandis que les dessins se « littéralisent » ; aussi, obtenons-nous des objets graphiques (7) proches de ceux qui furent en usage avant les oukases de la typographie, qui, comme on sait, eut en horreur les mélanges de la lettre (masculine) avec l'image (féminine) : on veut parler de la notation idéogra­phique. Les idéogrammes sont, en effet, des signes en voie d'abstraction que leur dimension mimétique rattache à la langue dans la mesure où ils ont soit une valeur phonétique, soit une valeur syntaxique. Nous sommes proches des hiéroglyphes égyptiens, voire des idéogrammes chinois qui forment des textes où la place des signes est tributaire de la place mise à disposition et de la forme du support (8).
Pour ce qui regarde Retour à la normale..., force est donc de constater que texte et image s'accordent dans un espace où chaque langage tient compte des servitudes codiques de l'autre. Les moutons « reviennent » d'autant plus « lisiblement » que le slogan classiquement écrit de gauche à droite se charge, pour contrer le sens suivi par les moutons, de la valeur vectorielle des directions conquérantes. Le » En avant » , de fait, se calque sur le sens de la lecture.

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Notes
1. Il y a une énonciation à l'émission... mais aussi une énonciation à la réception. En lisant, le lecteur retrouve une part (qu'il fait sienne) de l'économie sémiotique qui préside à l'élaboration du message. On doit cependant tenir compte du fait que le sujet de l'énonciation n'est pas nécessairement identique à l'émission et à la réception.
2. Dazibaos, affiches de la Révolution culturelle chinoise appliquées sur des panneaux où tout un chacun pouvait, en principe, placarder propositions et professions de foi.
3. Le mot « paradigme » est emprunté au matériel conceptuel de la linguistique structurale. Les paradigmes sont les classes virtuelles au sein desquelles sont puisées les unités actualisées sur l'axe des combinaisons syntaxiques (le discours).
4. En histoire de l'art, l'iconologie réfère soit aux travaux de Panofsky, soit à ceux de Warburg. L'économie de l'image telle que nous la concevons procède plutôt de l'iconologie du deuxième type, où l'image est considérée comme une forme provisoirement stabilisée et dont le statut est tributaire d'une logique (l'« iconologique », selon nous) proche de la « prise en considération de la figurabilité » (3e partie du chapitre 6 de L'interprétation des rêves de Freud), figurabilité où la rhétorique visuelle a aussi sa part.
5. Paraphrase d'une formule célèbre de Bergson qui disait de l'habitude qu'elle « était une force de mort qui ramenait la vie à la matière ».
6. L' intertexte est le réseau à jamais ouvert des rappels et réminiscences formels qui « s'éclairent » sous telle ou telle figure visuelle ou expression de la langue. L'intertexte biblique est omniprésent dans Les chants de Maldoror de Lautréamont. Regarder le tableau de Magritte, L'esprit de géométrie, c'est considérer le thème iconogra­phique de la Vierge à l'Enfant comme son substrat intertextuel. 1.e sentiment qu'une image est toujours sine image d'image est une manifestation de l'intertextualité.
7. Par exemple les lettres historiées des manuscrits médiévaux. Sans parler des rébus. Sur ce point, voir J.-F. Lyotard, Discours, Figures, Paris, Klincksieck, 1972.
8. Sur ce poinr, on se reportera à l'étude d'Anne-Marie Christi, L'image écrite, Paris, Flammarion, 1995.

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Bibliographie
- Bougnoux, D., « L'efficacité iconique », dans Destins de l'image. Nouvelle revue de psychanalyse, 44. Paris, NRF, 1991.
- Bougnoux, D., « Le plaisir économique des images », dans Peut-on apprendre à voir ? Paris, L'image/ENSBA, 1999.
- Christin, A.-M., L'image écrite, Paris, Flammarion, 1995.
- Didi-Huberman, G., L'image survivante, histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002.
- Fresnault-Deruelle, P., « Réflexions sur une affiche de Villemot », dans Recherches poïétiques, 7, AE2CG Éditions/Presses universitaires de Valenciennes, 1999.
- Fresnault-Deruelle, P., L'éloquence des images, Paris, PUF, 1993.
- Fresnault-Deruelle, P., « Savignac : l'intelligence souriante », dans Étapes, n° 9. Paris, éd. Pyramyde, 2002.
- Lyotard, J.-F., Discours, Figures, Paris, Klincksieck, 1972.
- Melot, M., L'Œil qui rit, Paris, Bibliothèques des arts, 1975.
- Roque, G., Ceci n'est pas un Magritte. Essai sur Magritte et la publicité, Paris, Flammarion, 1983.