LES VOIES DU SILENCE, ARZACH DE MOEBIUS

NB : Les images précèdent toujours le développement qu’elles illustrent

La question que nous voulons traiter est à la fois :

1/ classique puisqu’elle se rattache, fût-ce de loin, à la doctrine de l’Ut pictura poesis. On sait que Simonide, Horace, Ovide pensent que la peinture est une poésie muette traitant à sa façon un récit connu ;  
2/ extra classique car il s’agit, ici, de décrire et d’analyser une suite d’images, muettes, elles aussi, mais dont il faut «entendre » (aux deux sens du terme et peu à peu) le propos. 
Y aurait-il quelque chose d’aporétique dans notre démarche, nous voudrions, malgré tout, aborder, dans lesdites images, le domaine de la phonê, car le silence, tel que suggéré par un visuel ad hoc, doit pouvoir s’écouter imaginairement. Notre objet sera la célèbre bande dessinée de Moebius Arzack : longue narration figurative, énigmatiquement privée de la moindre notation légendaire, sorte d’opéra muet dont l’artiste fait la démonstration qu’il est, quand même, « audible ». 
Toutefois, concernant ce récit, on comprendra qu’il n’est pas de silence stricto sensu qui vaille, mais d’un effet de silence tel qu’on doit pouvoir l’éprouver au cours de la fable lue. 
Notre  intervention se fera en deux temps :  
- Une première partie traitera du sonore supposément perceptible (mais, en fait, supprimé ou étouffé) dans le monde de la fiction dessinée ; 
- Une seconde partie traitera d’Arzack, objet singulier. 
On rappellera d’entrée que le silence - et le bruit qui en est le contraire - n’ont pas la même valeur dans le dessin avant et après l’invention du phonographe (1). 

Exemple : sur cette planche de Cruiskshank (début du XIX°s), les personnages émettent, certes, des « bulles », mais ne dialoguent nullement entre eux. S’il est question de brouhaha verbal (associé en l’occurrence au désordre de la scène), ce brouhaha, aux mots à peine lisibles, est plus signifié qu’effectivement « entendu ».

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La bande dessinée, stricto sensu, genre prolixe en signes sonores a plus de cent ans. Elle a produit des chefs d’œuvre dus à des auteurs tels que McCay, McManus, Herriman, Hergé, Franquin, Matthieu, Ware, Crumb, Spiegelman, Guibert… pour n’en citer que quelques uns.

Outre les paroles contenues dans les bulles, la BD, est souvent truffées d’onomatopées aux couleurs « criardes ». Supprimer ces signes peut devenir un appauvrissement, voire un handicap. 

Autre cas particulier : les bulles peuvent ne pas comporter de mots mais des marques comme le point d’exclamation ou d’interrogation. Se joue  ici  le retentissement mental dont on comprendra qu’il est une sorte de cri étouffé. 

La bulle silencieuse peut connaître d’autres avatars comme le monologue intérieur…

(bois gravés)                

(gravures sur plomb) 

Notons encore ces cas très particuliers comme les œuvres d’un Masereel ou d’un Nückel, qui sont les auteurs de BD dramatiques et muettes (Nückel  était grand admirateur du génial et inquiétant Alfred Kubin, lui-même admirateur de Max Klinger) (2).

Ne pas oublier, non plus, l’extraordinaire Shaun Tan Là ou vont nos pères, BD muette et expressionniste où plane l’ombre de la Shoah. 
On pourrait faire remarquer que ces derniers récits figurés sont plutôt à verser du côté de l’illustration, n’était que leurs images forment les stations d’un long enchaînement narratif, et que le moindre commentaire eût considérablement appauvri la dure sécheresse des situations représentées… « Les grandes douleurs sont muettes » disait Sénèque. 

Infiniment plus souriants, les comics (au vrai sens du terme), usent également de cases muettes, systématiquement ou non. Beaucoup de strips et quelques Sunday pages tablent sur l’absence de texte. Sur cette suite de Cliff Strerret (Polly and her Palls), la restriction du champ occasionne évidemment l’absence d’un quelconque dialogue puisque tout se passe en une mimologie subaquatique. 

Les travaux doux/amers de François Ayroles  exploitent l’aphonie. François Ayroles qui est membre de l’OUBAPO (filiale de l’OULIPO), a dessiné Les Parleurs, Les Lecteurs et Les Penseurs. Les Parleurs, notamment, méritent une attention particulière dans la mesure où les paroles censées s’y manifester sont signalées par des ballons saturés de lignes d’écriture illisible, à moins que les ballons ne soient vides. L’illisibilité signifie évidemment le « bla-bla-bla » ; et la vacuité de certaines bulles, l’attente inquiète, puis l’échec - indicible - de la déclaration d’amour : le trou mental qui, soudain, affecte le personnage pris de court. 

Dernière étape de notre première partie : 

La Orilla, BD espagnole de Federico del Barrio atteint, sans qu’un mot soit dit, à la puissance du mythe (3).   

Sur deux pages en vis-à-vis, La Orilla nous conte, à l’aide d’un trait ferme (délinéant des couleurs homogènes) le destin d’une femme. Nous sommes au bord de la mer, c’est-à-dire au bout du monde. L’espace est réduit à ces trois éléments que sont le ciel, l’eau et le sable. Aux premiers âges de la vie sont dévolus de longues cases horizontales (la vision élargie de l’enfance et de l’adolescence est ouverte à tous les possibles). La seconde planche (où se retrouvent les même couleurs à quoi s’ajoutent des carrés noirs à la connotation sinistre) est faite de bandes verticales qui signifient le rétrécissement tragique de l’existence : le bébé est devenu femme, puis la femme devenue vieille est accompagnée de sa propre fille, elle-même devenue adulte. L’échéance ultime est proche. Que serait donc venu faire ici le moindre commentaire, la moindre parole ? Le titre, ambigu à souhait, suffit.

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 Mais voici notre objet principal, Arzach, BD de Moebius (qui vient malheureusement de mourir).                             

Arzach a été publié en épisodes en 1975 et 1976 dans la revue Métal Hurlant ; puis édité la même année sous la forme d’un album aux Humanoïdes associés. L’album est divisé en 4 parties toutes nommées Arzach mais avec des orthographes différentes.  
Sur la couverture de l’album, un personnage, l’air revêche, tourne le dos à un monstre terrifiant si grand qu’il outre passe le champ de l’image. De la gueule ouverte de bête devrait jaillir l’onomatopée d’un abominable grognement : or, rien ne sort. De fait, l’absence de marques phoniques respecte la fonction magnifiante et illustrative, donc muette, de toutes les couvertures.

    

(Voyez avec ce dessin de Tardi rien n’est dit de l’échange téléphonique)

Autrement dit, le dessin des couvertures, quoique narratif, emblématise le récit sous la forme d’un quasi-tableau par définition indemne de notation scripto-verbale. Seul, le titre qui surplombe l’image, fait office de commentaire : de fait, l’Ut pictura poesis n’est pas loin. 

La proximité de l’homme et de la bête s’établit dans un silence étrange : nous sommes au-delà de l’audible : inaudibilité qui intensifie paradoxalement la représentation, ramenée à sa seule force graphique. C’est une sorte de rêve où le sonore est d’autant mieux fantasmé qu’il est muet. Songeons au Nosferatu de Murnau. 

Exception à la règle : à la dernière page  de notre album se trouve un phylactère contenant une parole : « Arzack ». Comme si le personnage pouvait enfin justifier son nom et celui du titre de l’album éponyme, nom qui relate et subsume la geste du héros. Arzack est reconnu/adoubé/baptisé par le grand prêtre d’on ne sait qu’elle religion symboliste.

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Moebius a donc « coupé », le son. Car Arzach - on l’a dit - apparaît longtemps après que les BD ont intégré les équivalents graphiques de la phonê sous toutes formes. Ce qui a pour effet immédiat de plonger le lecteur dans un silence fantasmatique hors-pair.

Sorte d’opéra silencieux (faudrait-il ici évoquer Le Regard du Sourd de Bob Wilson ?), Arzack récuse, répétons-le, le vacarme onomatopéique des super héros, comme on peut récuser la lamentable saturation phonique du monde. 

Chose inattendue, cette inquiétante mutité élargit le champ de notre conscience où, comme dit Bernard Noël, « l’instant se fixe et se dilate ».

L’album de Moebius compte, curieusement, deux sortes de planches : les chapitres 1, 2 et 4 sont faits de cases aux bords plus ou moins réguliers ; le chapitre 3 est, pour sa part, composé de vignettes aux bords rectilignes. 
Ce double traitement des images pourrait signifier que les cases aux bords plus ou moins réguliers se présentent d’abord comme des regroupements d’estampes « en un certain ordre assemblées » ; alors que les cases aux bords bien droits obéiraient à la délimitation des vignettes de bandes dessinées classiques. 
Qu’est-ce à dire du point de vue de notre sujet : le silence ou plutôt l’effet de silence tel qu’il se donne à « entendre » chez Moebius ?

Posons par hypothèse que les planches de la première sorte, qui relèvent aussi, parfois, d’un géométrisme très contrôlé, peuvent être associées à des ornements clôturant la composition sur elle-même.

     

Et qu’à cet égard (parce qu’ornées), les images en question ont tendance à minorer leur vertu narrative, c’est-à-dire transitive ; la « vitesse du récit » se réduisant alors au profit de d’une disposition esthétisante. De sorte qu’entre l’effectuation du récit (la récitation) et le baroquisme avec lequel il entre en concurrence, ledit récit a tendance à se porter du côté de l’illustration, contrée où tout se tait. 
D’une façon générale, l’illustratif et le décoratif qui s’y agrège ont peu de chose à voir avec la phonê. Ceci étant lié à cela, le mimodrame dont l’action, amortie, se passerait comme au ralenti, impose, sauf exception, le silencieux spectacle de son déploiement.

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La seconde sorte de planches (le chapitre 3), aux vignettes strictement cadrées, réfère pour sa part à un autre univers : un méta-univers depuis lequel s’organiserait l’univers d’Arzack. 
Tentons d’éclairer notre lanterne.

Arrive un passage où Moebius, se faisant auteur de science-fiction, nous montre sur l’écran, jaune, d’un laboratoire baignant dans une lumière rouge, le ptéroïde (la monture ailée d’Arzack) allongé sur le dos, mort d’épuisement. Dans la case bleue qui suit, se trouve le référent : l’oiseau mort et son maître, qui paraît attendre quelque chose (il fait les cent pas). 
L’écran jaune nous donne une vision au second degré de ce qui se passe à l’extérieur de la cabine bourrée d’appareils.

   

Après un réglage technique dont nous ne comprenons pas bien le fonctionnement, l’animal ressuscite et le héros peut reprendre son voyage.  
Aussi étrange qu’elles puissent être, ces cases du chapitre 3 se lisent comme celles d’une BD classique, à cette exception près que, là encore, pas un mot n’a été dit. On aura évidemment beau jeu d’avancer qu’aucune précision verbale ou bruitiste n’était nécessaire et, que de la fable (ch. 1, 2, 4) à la  méta-fable (ch. 3), science fictionnelle et merveilleuse (au sens de Villiers de l’Isle-Adam) (4), toute parole explicative eût été déplacée, à tout le moins dérisoire. 

Nous sommes aux antipodes des explications aussi alambiquées que pseudo rationnelles que Jacobs - lui aussi féru de science-fiction - avait cru devoir produire dans ce passage de La Marque Jaune. À l’inverse, Moebius a choisi une nouvelle fois de se taire : « trop de preuves fatiguent la vérité » disait Braque. 
Pareillement, trop de précisions bavardes eussent asséché l’imaginaire de cet épisode énigmatique dont l’allure technicienne, et d’une notable précision graphique, est inversement proportionnelle à sa « lecturabilité ». Fable et méta-fable sont donc logées à la même enseigne : celle de la plus absolue mutité. Pour que l’histoire sans parole soit bien reçue, il fallait aussi que la méta histoire ne le soit pas moins. 

    

Retour sur ces cases déjà vues, où une sorte de mécanicien redonne vie au ptéroïde. Ce mécanicien est l’acteur du méta récit, en bref le deus ex machina (même si besogneux). Doté de la puissance des divinités en principe muettes, il n’a besoin que d’un geste pour faire basculer les choses de tel ou tel côté (ce que Barthes appelait le numen). 

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Un mot sur l’économie diégétique d’Arzack, à propos de laquelle nous voudrions faire la différence entre le récit et le scénario.   

Ayant relu maintes fois cette bande dessinée, il nous a semblé qu’avec thème du voyage initiatique en tête, Moebius « extravaguait » (comme pouvait le faire McCay ou Forest) pour voir ce que ça allait donner. La question pour lui était, dès lors, à peu près la suivante : Comment donner corps  à ce qui n’advient que sous le crayon considéré comme  prolongement du cerveau libéré des poncifs qui nous entravent. En d’autres termes encore,  dessiner de la sorte  était-ce attendre que se joue « le vieux mystère de la comparution des figures » ? (5). 
De même que Kleist disait que la pensée ne précède pas la parole et qu’elle naît avec elle (6), de même, pourrions-nous dire que le scénario écrit ne précède pas le récit et que Moebius cherchait à savoir « ce qu’il s’efforçait de dire uniquement au moment où le véhicule de son expression (le dessin, seul) prenait la forme qui lui est propre ».   

Cultivant en outre le délire psychédélique et ses « extra-vagances », Moebius, taiseux, son vague thème en tête rend ici hommage à Philippe Druillet

- illustrateur qui ne disait pas son nom - dont on sait que le bruit et la fureur de ses premiers séries mais aussi ses liturgies (à n’en pas douter  fantasmatiquement psalmodiées) étaient le plus souvent indemnes d’indices vocaliques ou bruitistes.

Terminons-en. Le parcours d’Arzack est une odyssée où s’opère un changement radical. Au début du récit, chevauchant son ptéroïde, Arzack s’était approché d’un château-montagne.

Horreur : une horrible monstre femelle y vivait. Et Arzack de repartir à tire-d’ailes. Rien n‘avait été dit, pas la moindre remarque émise : il est des vexations qu’on garde pour soi.               

Après la « panne » du chapitre 3, l’homme est revenu à son point de départ. Et, tout a changé. Arzack découvre que l’horrible femelle s’est  métamorphosée en une jolie jeune femme.
Quatre cases : ne retenons que la première. 
Ce passage (6) est tout à fois fonctionnel et emblématique. Car, Il est des cases qui, tout en s’agrégeant à leurs semblables, transcendent leur simple statut d’unité syntaxique. De tels passages sont in fine ce qui dote certaines œuvres - dont celles de Moebius - de la profondeur de certaines no noise land, comme la BD Là ou vont nos pères, citée plus haut.

La case en question manifeste la perspicacité (au sens étymologique du terme) du héros passe-murailles, qui, à la faveur de la nuit observe incognito la belle fille. Or, si la transition (le fait de transiter) est le propre des personnages aventureux (qui voyagent  de case en case), force est de noter qu’avec Moebius la transition se fait ici sur un mode hautement signifiant.  
On veut dire que le rectangle de lumière dont s’est approché le personnage est jaune. Jaune comme le métal précieux tous les trésors du monde approché dans le secret. Tout bien considéré, la lumière, qui diffuse jusque sur le visage du regardeur, est, en principe, à l’origine de tout récit où l’aura de l’objet le convoque sans qu’un mot soit nécessairement dit. Car le silence est d’or. 
Le mythe n’est jamais très loin dès que l’anecdote a trait au symbolique. Seuls, les artistes sont capables de couler dans leurs bandes dessinées de tels dessins. Ceux-ci - lorsqu’ils sont silencieux et non seulement muets (car il est un mutisme verbeux) - témoignent de la capacité de certains dessinateurs de savoir inventer des moments de graphisme pur aptes à laisser remonter des images premières, des images sourdes, encore non contaminées par les paroles ou les mots : les mots ou les paroles qui - certes - étayent la signification, mais affadissent le sens. 
Arzack est une bande dessinée rare.

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Notes

1 - Ut pictura poesis. Il s’agit de la doctrine des arts dans l’antiquité. Ut pictura poesis est une expression latine qui signifie littéralement « comme la peinture, la poésie », c'est-à-dire « la poésie ressemble à la peinture ». Elle est tirée d'un vers de l'Art poétique d'Horace. Elle est devenue, surtout depuis la Renaissance, un thème incontournable de la critique littéraire et artistique sur la correspondance des arts.
2 - Remarque de Thierry Smolderen in Naissances de la bande dessinée, Les impressions nouvelles, pp. 118-129, 2009. 
3 - David A. Beronä, Le roman graphique des origines aux années 50, La Martinière, 2009. 
4 - Viviane Alary et Danielle Corrado Mythe et bande dessinée, Presses universitaires Blaise-Pascal (Clermont-Ferrand) ; voir en particulier le texte de V. Alary « La bande dessinée sous le signe d’Hécate et de la Sphinge ». 
5 - L’Eve future de Villiers de l’Isle-Adam mêle science-fiction et merveilleux (comme, plus tard le Futuropolis de F. Lang), de sorte que nous frôlons le fantastique. 
6 - Kleist cité par Richard Shiff dans son article « De la marionnette à la mire », catalogue Cinéma et expressionnisme, Musée des Beaux-Arts de Lyon, 2005. 
7 - ibid.