LA BOUCHE D'OMBRE OU L'ÉCRAN NOIR DES TÉNÈBRES

« Je ne pus retenir un mouvement d’horreur. Il m’arrêta aussitôt, m’appliqua sur la poitrine sa main imprégnée d’une poussière blanche, et, à ce qu’il me parut, il me magnétisa. »
Reveroni Saint-Cyr, Pauliska ou la perversité moderne (an VI)

Présentation
Ce texte cherche à établir la lecture d’une image retenue en raison même de son caractère incertain, tragi-comique pourrait-on dire. Cote mal taillée de la part de l’illustrateur ou recherche d’un effet expressionniste avant la lettre ? La saisie d’un instant fugitif (bien dans la tradition du XVIIIe s.), superposée au saisissement du personnage tel que les images de terreur en cultiveront le motif, constitue le fonds de cette image improbable, dont l’appréciation doit se garder, en outre, des dangers de l’anachronisme. Se trahit, ici, notre tâtonnement. On voudrait toutefois que ce dernier relève plus d’une propédeutique (est-ce possible ?) que du compte-rendu d’un amateur d’images étrangement pittoresques. En tout état de cause, l’auteur, qui travaille sur les icônes « inquiètes », voire inquiétées, ajoute une unité à sa collection… Pas de mots clés, si ce n’est, en notes, des précisions sur tel ou tel terme utilisé. Arrêt sur image
Soit cette gravure, trouvée sans légende sur un site de l’internet aux contenus disparates. Elle m’intrigue. En tentant de la recontextualiser, j’aimerais dégager un peu de son économie sémiotique. Des indices s’imposent immédiatement : la fille porte une robe légère comme on en portait sous le Directoire. Elle est d’évidence (et surtout !) l’objet d’un rapt évoquant les récits populaires de la fin du XVIIIe siècle, où d’incessants coups de théâtre autorisaient les situations les plus furieusement contrastées. Tandis que je traque une piste de lecture, l’étude d’Annie Le Brun sur le roman gothique, Les Châteaux de la Subversion (1), vient à point nommé : l’image de ce rapt figure dans l’essai de la chercheuse (p. 207) ! Cette dernière l’a trouvée, en exergue (frontispice), dans le roman d’Elizabeth Brossin de Méré : Les Capucins ou le Secret du Cabinet noir. Cette gravure (2) se trouve, de fait, prendre place dans le paratexte d’ouverture du roman (avant même les notifications éditoriales) (3).


Cette illustration est, en outre, dotée d’une phrase extraite du récit : « […] elle pénètre dans le cabinet noir […] ».
L’iconographie de l’ouvrage de Le Brun veut qu’on puisse y compter également la belle et célèbre gravure de Pierre-Paul Prud’hon (p. 223) représentant, au pied d’un château éclairé par la lune, une jeune personne évanouie, nue, dans les bras d’un personnage portant la bure d’un moine (Phrosine et Mélidore, de Pierre Joseph Bernard, 1797).

Gravure de Pierre-Paul Proud’hon
Le voisinage, dans l’essai de Le Brun, de ces deux gravures si différentes me donne un nouvel indice. Pourquoi, alors que ces illustrations sont de nature et d’intérêt fort dissemblables, le rapt de la fille (nommée Joséphine) a t-il été jugé suffisamment emblématique pour figurer chez l’universitaire ? La réponse est aisée. Dans les deux cas - comme le seront les affiches de spectacles à l’entrée des salles d’attraction - ces images constituent d’attirants programmes de lecture et, compte tenu de la situation campée, laissent entendre qu’« on n’a encore rien vu ». Les ingrédients épicés d’un conte gothique sont là, prometteurs. Quels que soient les ressorts de l’intrigue, l’assurance nous est donnée qu’on a entre les mains un récit, sinon d’épouvante, à tout le moins délicieusement inquiétant.

Ruses éditoriales
Las ! Au cours de la lecture, il apparaîtra vite que Les capucins ou Le secret du cabinet noir n’est rattachable à la littérature « noire » du temps que par raccroc. Les retournements de situations, où l’on passe du désespoir à la félicité, et qui n’ont de cesse de ponctuer ce récit compliqué, n’ont rien qui soit propre à la veine gothique stricto sensu. Si la vérité oblige à reconnaître, cependant, que la gravure en exergue de cette « histoire véritable » exhibe certains des traits récurrents des Mystères d’Udolphe, du Château d’Otrante ou du Moine (4), force est d’admettre qu’il ne s’agit que d’un leurre. Certes, le titre, le frontispice et la ligne de texte accompagnant ce dernier suggèrent l’idée qu’on s’apprête à lire un récit angoissant, avec scènes nocturnes, portes dérobées, prédations sexuelles et autres cruautés ; certes, ladite légende (même si adaptée) est extraite d’un court passage (p. 43) qui fait écho aux épisodes les plus tendus des fictions d’Ann Radcliffe ou d’Horace Walpole :
« On lui dit de monter au troisième ; elle trouve la clef à la porte, elle l’ouvre et entend dans une pièce voisine quelqu’un qui l’appelle […] Elle pénètre dans un petit cabinet fort noir dont la porte se referme aussitôt sur elle ».
Mais, ces lignes ne « tiennent » pas : cet unique et bref passage, pour dysphorique qu’il soit, ne contrebalance aucunement la prodigieuse quantité de scènes « abracadabrantesques », bavardes et larmoyantes dont nous gratifie l’auteur. Déception, donc. La présence de religieux (des Capucins libidineux), celle de jeunes personnes (naïves et peu farouches) ainsi que force situations alambiquées (dont se souviendra le théâtre de boulevard), ne peuvent masquer le fait que le contrat implicite de lecture (5) n’est pas respecté. Il y a tromperie sur la marchandise.

D’un trait de modernité qui s’ignore
Paradoxe, cette tromperie qui gouverne l’économie de l’image va servir notre approche. Confronté aux servitudes éditoriales (il faut vendre !) comme aux obligations de bienséance (ne pas effaroucher la censure), l’illustrateur qui a gravé cette image, proche de ce qu’on nomme aujourd’hui « la restriction iconique » (6), suggère que Joséphine est à deux doigts de se faire violer sans qu’on sache pour autant qui est l’agresseur. De nos jours, le dessin de ce frontispice relèverait presque d’un récit d’horreur parodique : défalcation faite de l’habit de Joséphine, l’esprit de la célèbre série américaine The Spirit (Will Eisner) semble flotter à courte distance… Mais, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, et pour artificieuse qu’elle pût paraître, on peut conjecturer que cette gravure fut conçue pour attirer les amateurs « naïfs » de fictions effarantes, dont les titres commençaient à fleurir (7). A quoi s’ajoute ceci qui veut que, dans le goût de son époque, cette gravure, empreinte d’une fantasmatique sado pornographique, reprend sur un mode, hélas dégradé, un peu de l’érotique du Verrou de Fragonard, liée - entre autres - au traitement des étoffes.

     Fragonard, Le Verrou, 1777 
Ainsi, chez le peintre, les plis de la robe de la fille sont-ils admirablement complétés et prolongés par ceux de la chemise du garçon, alors que les plis du vêtement de Joséphine, qui soulignent son corps (en accentuant la violence dont elle est l’objet), n’ajoutent qu’un surcroît de pittoresque. Ce qui, esthétiquement, n’est qu’un baroquisme de complaisance. Fragonard atteint à l’acmé d’un mouvement où les amants se conjoignent en un tendre combat ; l’auteur de la gravure, en revanche, en nous livrant ce moment de pathos, n’atteint, lui, qu’au ridicule. Notons, enfin, que sur ce frontispice, maladroitement attaché à rendre « décorative » l’attitude de la fille (voyez, encore, ses rubans dénoués !), se repère surtout l’empressement de l’illustrateur désireux de nous montrer ses protagonistes réunis de la manière la plus saisissante et - suspense oblige - la plus elliptique qui soit.
En vérité, cette dernière observation change tout. Pointe, en l’occurrence, un trait original : la mainmise sur Joséphine se donne, dans son artificialité et son exagération mêmes, comme le vrai sujet de la gravure, sujet dont on comprend qu’il était difficilement « scriptible » (et qu’une ekphrasis l’aurait médiocrement rendu).
 
Parenthèse
Il est légitime de se demander si, outrepassant les codes de l’imagerie narrative de son temps, notre graveur n’aurait pas fait (à son insu) une percée dans le domaine de compétence graphique (cf. infra) qu’exploreront, bien plus tard, les dessinateurs d’historiettes récréatives de la fin du XIXe s. : Cham, Christophe, Töpffer, Frost, etc., tous créateurs de vignettes chez qui se font jour des états du monde, jusqu’à eux impensés.


Dessin de A. B. Frost, 1881, Harper’s Monthly, cité par Th. Smolderen, in A. B. Frost, An 2, éd, 2004
Voyez, par exemple, cette case hilarante d’Arthur Burdett Frost (un chat vient d’avaler de la mort aux rats) représentant (8) un moment graphique, aussi analytique dans le détail que synthétique en tant qu’image « conjonctive », où le dessinateur, qui isole le maillon d’une réaction en chaîne, forge d’impayables attitudes et autres « rendus », jamais vus. Par où l’on comprend que, vers 1880, époque où est mis au point l’obturateur des appareils de prises de vue avec lequel l’infra visible est devenu captable, les dessinateurs de fables comiques peuvent encore et toujours « coiffer » les photographes « sur le poteau ». Relativement à ce point particulier, deux cas de figures doivent être envisagés : soit, certaines vignettes atteignent à des « précipités » hautement conceptuels pareils à ceux de Frost ; soit, les cases peuvent offrir des cadrages improbables, parfaitement arbitraires, proches de la gravure du Cabinet noir. Ainsi, en sera-t-il, plus tard (avec des visées bien à lui) de l’excellent Christophe, auteur de La famille Fenouillard (1889), qui exploite (peut-être le premier) les solutions de continuité rendues intelligibles par la nouvelle mécanique des appareils de prise de vues, mais qui sont - au contraire des snapshots - exploitées de la façon la plus cocasse du monde.

Christophe, La Famille Fenouillard, 1895
S’il va sans dire qu’au tournant du XIXe s. la gravure du Cabinet noir n’a rien d’humoristique, la mainmise de l’agresseur sur la frêle jeune personne participe - on l’a laissé entendre - d’une gestion toute nouvelle de la « récitation ». L’ellipse qui la gouverne et qui se trouve avoir partie liée avec l’économie de l’incongruité dans ce que cette dernière peut avoir de « déplacé », fait nécessairement de notre gravure un objet alors inclassable. D’où il découle qu’avec le frontispice les idées de « prise » et de « sur-prise », associées à la survenue du « tout autre », fonctionnent à la façon du plus diabolique des kairos (9). Bien que mal ficelée, l’image du graveur n’est pas dénuée de nécessité.
 
Le modèle déconstruit de l’illustration
En juxtaposant la chambre de Joséphine (qui n’est en réalité qu’une antichambre) et le Cabinet noir, pièces qui sont en principe aussi exclusives l’une de l’autre que le sont, sur les planches, la scène et la coulisse, le graveur a perturbé, en en gauchissant fortement la prégnance, le modèle pictural classique. Décentrée, la situation captée, qui confère à son hors champ une valeur proprement exorbitante, fait de la scène un curieux collage où la déconstruction (centrifuge) ruine largement le modèle des illustrations bien « établies », à savoir centripètes. Ainsi, les mains saillantes de l’agresseur, qui viennent déloger la fille de son assiette, ajoutent-elles à l’attractivité de ce qui se fomente dans l’ombre. Sans doute, est-il judicieux de rappeler qu’à partir de la Régence nombre de gravures de caractère licencieux font également leur part à la présence « périphérique » de voyeurs ou de tiers secrètement impliqués (portes entrebâillées, amants aperçus derrière des paravents, etc.) chargés de pimenter les scènes galantes (10) :  l’imagerie, comme le théâtre, était aux esquives, retraits et ruses en tous genres. Au contraire des illustrations franchement pornographiques, éclairées à la lumière crue de l’exhibition, peintures, gravures et dessins « seulement » érotiques peuvent tirer une part de leur charme des confins de ces instants dont tout laisse croire qu’ils sont aussi des parenthèses où se boutiquent les retournements à partir desquels vont se redéployer positions, rôles et statuts.

Autre hypothèse : notre graveur, qui délaisse la polissonnerie au profit du suspense, a créé une sorte d’isolat (proche de l’insert moderne) dont on conjecture qu’il trouve son origine dans la manipulation des lanternes magiques en usage dans les salons mondains. On gage, en effet, que le passage des transparents peints, lors de la projection des vues (11), dut conduire de temps à autre l’opérateur à opérer des dévoilements partiels ou progressifs de ses images. De sorte qu’avec certains décadrages impromptus, laissant à désirer, purent naître des « entre vues » remarquées en raison même de leur fugacité ou de leur incomplétude, fétichisés en quelque manière : instants dont on se plaît à croire que notre frontispice est l’équivalent imprimé. En tout état de cause, on imagine volontiers que la gravure, dévoilant tout à trac le rapt de la belle (tout en tentant d’en fixer la précipitation), dut dérouter bien des lecteurs, habitués à plus de convenance dans le réglage des poses et tel que pratiqué dans la peinture : conventionnelles chez un Nicolas Lancret ou un Joseph Highmore ou, plus libérées, chez un François Boucher ou un Samuel Hogarth.
 Nous retrouvons la problématique exposée plus haut : à savoir l’idée selon laquelle la gravure du Secret du cabinet noir ne peut plus être appréciée à l’aune des codes réglant l’iconographie classique. De même qu’avec le rapt de Joséphine, les canons de la représentation reçue sont devenus caducs, de même peut-on avancer, parallèlement, que ce qui nous est, d’abord, apparu grotesque (et qui le reste un peu), traduit l’état d’esprit du graveur qui, retraitant le monde reçu des apparences, les distord, cherchant à signifier par là le trouble de Joséphine… Une nouvelle esthétique poindrait-elle ?

Seconde parenthèse
La structure syntaxique de notre image évoque certaines cases ultimes de comic-strips, lorsque, amorçant la suite du récit
(tout en privant le lecteur d’en savoir plus), le dessinateur a recours à ce qu’on pourrait nommer « l’anticipation frustrée ». Un tel artifice, lié à la « restriction iconique » (cf. supra), dont les cartoonists usent volontiers, connaîtrait, avec Le Cabinet noir, une version quasi expérimentale ! Artefact narratif en tout cas novateur. Est-ce d’ailleurs un hasard si le frontispice du roman de Brossin de Méré, où le désir de savoir du lecteur est d’autant plus exacerbé que l’image se veut (perversement) incomplète, si ce frontispice coïncide avec la naissance du roman-feuilleton, dont les daily strips constitueront un avatar fameux ?

R. Poïvet,  13, rue de l’Espoir, Les Humanoïdes associés, 1980
La vignette, ici reproduite, extraite de la longue série 13, rue de l’espoir est la case terminale d’une livraison journalière (la suite au prochain numéro) de Raymond Poïvet (12). Comparable au frontispice qu’on sait, mais produit dans les années 1980, ce panel actualise le vieux thème dont les auteurs gothiques se firent une spécialité : l’irruption de l’horrible dans un vase clos prétendument protecteur. Proche de la limite droite de la vignette (c’est-à-dire la clôture de l’univers « viable »), l’héroïne, assaillie, côtoie soudain l’infra monde… Fermons notre parenthèse.

Effet de cauchemar ?
Risquons cette lecture. L’étrange motif des deux mains, qui participe à la perturbation « scénariographique » de notre gravure, eut, s’il avait été plus adroitement instauré, peut être favorisé la charge de fantastique (13) dont la situation est grosse. Mais, en la matière, n’est pas Heinrich Füssli qui veut !

Henrich Füssli, Le Cauchemar, 1871  
 Considérons son Cauchemar (1781), par exemple. L’espace mental de la dormeuse, qui est envahi par l’effrayante « jument de la nuit » (night mare), se présente à nous d’une manière autrement plus effrayante que celui des « vraies » mains du capucin fouillant l’espace de la gravure où se tient la jeune personne, dont tout nous laisse penser, justement, qu’elle ne délire pas. Un doute affleure, cependant, sur ce point…
Retour au tableau du peintre suisse. Il ne s’est pas seulement agi pour Füssli de brosser, d’une part, la dormeuse la tête renversée, avec au premier plan, à gauche, des fioles de somnifères reposant sur un guéridon et, d’autre part, le rêve-même de cette femme, oppressée par le singe ricanant posé sur sa poitrine et bouleversée par l’arrivée intempestive de « la jument de la nuit » (nightmare = cauchemar). Il s’est également agi pour l’artiste de représenter deux scènes inextricablement mêlées : la rêveuse tourmentée par son rêve et le rêve de la dormeuse se voyant elle-même dormir tandis qu’elle est assaillie par les monstres de son délire opiacé (14).
Et si, in fine, il en allait pareillement pour Joséphine se voyant se rendre à son terrible rendez-vous ? Au moment où le lecteur découvre le frontispice, ce dernier peut, encore, s’interroger sur l’état d’esprit de l’héroïne. Ne serions-nous pas, alors que rien n’est explicite, confronté à la scène d’un rêve où Joséphine se verrait « agie », comme en état second, aimantée par le désir ? Mais - on l’a dit - un fort déficit de crédibilité existe entre la toile de Füssli qui associe, avec « bonheur », la rêveuse - et le cauchemar qui la tourmente - et cet instant du Secret du Cabinet noir qui, bien que traversé d’accents perturbants, ne recèle, de fait, aucun trait patent d’onirisme.

La boîte de Pandore
Peut-on rendre compte de ce hiatus en termes « iconologiques » ? Oui, si l’on tient compte du fait que le tableau de Füssli mêle savamment les degrés de réalité de la scène peinte, alors que le frontispice du roman renvoie, plutôt, à l’esprit des fantasmagories, célèbres sous la Révolution, pour leurs tapageuses et démonstratives séances d’illusions. Soit dit en passant, on mentionnera cette caricature de 1792 qui, participant de cette scénographie de la peur, fort en vogue sous la Convention, montre Mirabeau, un an après sa mort, sous la forme d’un squelette sortant d’une armoire dissimulée dans les appartements du roi Louis XVI ?

Anonyme, Mirabeau sortant de l’amoire de fer,  1792, Gallica,  BNF
S’extrayant d’un vulgaire meuble de rangement, l’homme politique, sorte de Commandeur macabre, laisse entendre que les hommes, sans le savoir, côtoient l’Hadès dans leur quotidien (cf. infra). Qu’un peu d’inadvertance s’en mêle (lapsus), la vie aurait vite l’allure d’un sursis. 
Retour au frontispice
Question : est-il extravagant de voir dans le frontispice du Secret du Cabinet noir, le symptôme de ce goût d’une époque incertaine qui, habitée par l’insécurité, est capable d’inventer, sinon le fantasme du « cadavre dans le placard » (16), du moins celui de la Camarde frayant chez les vivants ? Dans ce registre, comment ne pas citer les mots du formidable prestidigitateur Robertson qui, au cours de l’une de de ses performances fameuses, à Paris, en 1798, s’écrie au sujet de Marat assassiné : « puisque je n’ai pu rétablir (son) culte (…),  je voudrais au moins voir son ombre ! » ? (16) Quoi qu’il en soit, l’intertexte, formidable, est là, qui fait surface, procédant des memento mori.
Fort de cette remarque, aggravons les choses : l’illustrateur a-t-il voulu nous signifier que, pensant courir chez son amant, Joséphine comprend in extremis le danger qui la guette ? Que ces bras, où elle se précipite (à rebours du sens de lecture) et qui sortent du noir (comme on sortirait d’un tombeau) sont ceux d’un revenant ? En bref, est-il concevable que le graveur, proche en cela de l’esprit gothique, ait voulu sacrifier à ce à ce qui deviendra plus tard la peur expressionniste ?
Mais il y a plus encore. Les images, peintes ou gravées depuis des siècles, montrent que, depuis toujours, les personnages représentés sont aptes à commercer avec les héros mythiques, les anges, les dragons, etc. qui participent, au reste, de leur gloire. C’est le règne accepté des mirabilia. Le domaine de la simple imagerie reprend évidemment à son compte cette capacité des icônes à neutraliser la frontière ontologique entre présentation et représentation, a fortiori entre songe et réalité. Aussi, sera-t-il question, souventes fois, de camper des personnages dont on se demandera - délicieuse hésitation - s’ils sont vus ou l’objets de visions. Fût-elle frappée d’inquiétante bizarrerie, l’avancée de Joséphine nous est-elle donnée comme effective ? ou bien - usons de l’oxymore - la jeune femme vit-elle un cauchemar ?
On l’a laissé entendre : sans doute, aurait-il fallu que l’illustrateur se fût interrogé plus avant sur l’art et la manière d’« inquiéter » efficacement sa gravure. Autrement dit que le graveur, en recourant à l’insertion, dans le périmètre de son image, d’une plage pleinement encrée, eût fait de celle-ci moins une zone d’ombre qu’une zone de ténèbres ? Il nous semble, in fine, que l’artiste aurait pu mener à bien l’effet recherché (mais cela était-il concevable à l’époque ?) en faisant de cette zone noire d’où jaillissent ces mains un outil syntaxique de première importance : à savoir un « dériveur » méta sémiotique capable de mener le lecteur (plus astucieusement qu’il ne l’a fait avec le black-out au-delà de la porte), jusqu’à l’idée de ce contre quoi toute image s’oppose : ce fonds obscur qui - parce que refoulé dès lors qu’on trace quelque limite - tente de se faire jour.

Anonyme, Le Monde, janvier 2018
Récemment, dans le quotidien Le Monde, faisant état des harcèlements sexuels dont les femmes sont victimes, via les réseaux sociaux, un dessinateur proposa ce panel sur lequel une femme regarde à quelque distance un écran électronique foncé (parfaitement sinistre), « crevé » par des mains baladeuses en quête de proie. L’écran, désigné, à la fois, comme fenêtre et comme cache, signifie que, sous couleur de faciliter les rapports humains, le médium peut être un piège redoutable, pareil à quelque nouvelle boite de Pandore.

Apparitions

Gravure anonyme, fin du XVIIIe s., illustration de The Spectre de Charles Andrews, 1789 (cité par Annie Le Brun)  
Poursuivons notre lecture métaphorique. On a noté qu’avec ce type d’images la chose vue n’était pas toujours bien séparable de la vision. Ceci découlant de cela, le pandemonium vers lequel Joséphine court à sa perte, est assimilable, encore, à ces lieux où, frappés d’un certain quantum d’irréalité, les personnages se présentent comme des apparitions. Un exemple, puisé dans l’iconographie du livre d’Annie Le Brun, éclairera notre lanterne. Soit ce frontispice du roman de Charles Andrews, The Spectre (1789), où l’on peut voir, sous une lune pleine, un homme et une femme séparés par une étendue d’eau dont on comprend qu’elle travaille à  « naturaliser » l’illusion dont l’homme est le jouet (17) : le lointain garantit l’effet d’aura. En s’en tenant à la gravure, coupée de son contexte, et telle qu’elle se présente au lecteur confronté pour la première fois au frontispice des Capucins, n’en va-t-il pas de même pour l’homme qui, à l’instar de Joséphine, pourrait ne pas loger à la même enseigne que son vis-à-vis ? En définitive, que ces mains terribles sortent, ou non, de la chambre contiguë à la pièce traversée par Joséphine, ou soient reçues comme les mains d’un improbable monstre, peu importe. Compte, seule, l’idée que la fille habite le refuge de tous les dangers.

Au-delà de la porte
Un dernier trait de gothicité informe selon nous cette gravure. On aura remarqué que la chambre où se tient Joséphine possède une porte dont l’ouverture est commandée par une serrure installée sur la face externe de l’huis. Ce qui signifie que l’héroïne ne peut être en sécurité dans la mesure où celle-ci ne contrôle nullement l’ouverture du réduit où elle se trouve. Dans Les Mystères d’Udolphe, Anne Radcliffe, qui nous entretient de la situation d’Emilie dans le château où Montoni la tient cloîtrée, écrit (p.323) :
« Elle ferma la porte et s’efforça de l’assujettir ; et l’examinant d’avantage, elle s’aperçut que du côté de la chambre elle était sans verrous, et que de l’autre, il s’en trouvait jusqu’à deux. En y plaçant une chaise pesante, elle remédia à une partie du danger mais elle s’alarmait toujours de dormir dans cette pièce écartée, seule, avec une porte dont elle ignorait l’issue et qu’elle ne pouvait condamner. »
Notant ce trait dans Les Châteaux de la subversion, Annie Le Brun ne manque pas d’écrire (p. 103) que « la délimitation conjuratoire ne modifie en rien l’inquiétude qui l’a exigée ». Se claquemurer est chose impossible. En bref, le carré de ténèbres d’où sortent ces deux mains est une entrée en matière.
On ne croit pas si bien dire. Si maintes couvertures illustrées de romans populaires de la fin du XIXe s. sont proches de ce deviendront les affiches de spectacle, les frontispices représentent volontiers une scène du récit dont le détail est une sorte d’immixtion par anticipation opérée dans le récit, conçu comme une substance parcourable ad augusta (parfois) per angusta  (souvent). A l’image de l’exergue des Capucins, le lecteur, en lieu et place de la jeune personne, va donc avoir à connaître les arcanes (Le Secret) d’une d’une storia obscure (celle du Cabinet noir). Ouvrant le livre qu’il a dans les mains, il passe symboliquement le seuil que Joséphine, située à son propre niveau de réalité, voit d’emblée s’épaissir. Les battants, escaliers, arches, descentes, trappes, couloirs, sas, poternes etc., qui ponctuent depuis trois siècles l’itinéraire des aventuriers cryptophiles, trouvent ici un motif archétypal surdéterminé (pour parler à la fois comme Jung et Freud). 
« Elle pénètre dans un petit cabinet fort noir dont la porte se referme aussitôt sur elle ».
A l’image mentale de l’impossible retour en arrière, vient s’en agréger une toute dernière, renvoyant, quant à elle, au scénario de la catastrophe annoncée. Si l’on s’en tient strictement au frontispice, Joséphine franchit la limite à partir duquel la mécanique du malheur peut s’enclencher. On craint évidemment le pire, non pas tant la mort que les « derniers outrages », dont le vase haut perché dans l’antichambre, et qui vaut pour La Cruche cassée de Greuze, est la métaphore (19) 

Un dernier référent peut être cité :
La juxtaposition de l’antichambre et du cabinet noir, c’est-à-dire le fait que la césure, depuis laquelle « les fantômes peuvent venir à la rencontre du sujet » (18), se situe au cœur même d’un intérieur ordinaire (cf. supra). Toutes choses égales, convoquons Le Philosophe en méditation de Rembrandt.

Gravure tirée du Philosophe de Rembrandt, vers 1632  
Installé près de la fenêtre qui l’éclaire, tant physiquement qu’intérieurement, le penseur, s’il est situé près d’un feu rassurant (que tisonne une femme), se tient entre une porte menant à la cave et un escalier allant au grenier, tous artefacts conduisant en ces zones où il ne fait pas toujours bon s’égarer. En d’autres termes, le songeur se situe prudemment en retrait de ce qui peut déboucher sur le domaine de la « nuit », ce que le scénographe allemand Walter Rörhing, qui travailla pour le cinéma de l’entre-deux guerres, évoque si magistralement dans les années 1920 (20). Mais, à l’évidence, Joséphine, qui n’a pas lu Pascal « ne sait pas se tenir en repos dans une chambre ». Et, de se précipiter.

Conclusion
Retenue d’abord pour son aspect presque risible, cette gravure, où se réverbèrent mille échos de l’imagerie « noire » contemporaine des Lumières, s’est offerte à nous pour son apparente maladresse. Mais, aussi, pour l’expressivité inattendue de son économie signifiante. Risquant des rapprochements qu’une recherche intertextuelle, mieux étayée, aurait peut-être ramenés à un jeu de ressemblances moins fortuit, nous avons tenté de faire la part des choses entre notre intuition, notre musée imaginaire et ce qu’une certaine approche de l’image fixe nous apporte depuis quelques décennies. Les apports de la médiologie, de la sémiologie, de la critique littéraire ou ceux de l’histoire des arts, ne sauraient - nous en sommes persuadés - tenir, en effet, pour négligeable la part de subjectivité qui informe le regard de tout observateur. Qui plus est, le graveur, qui produisit le frontispice du roman d’Elizabeth de Brossin de Méré, n’a pas pu, lui-même, ne pas miser sur des effets dramatiques dont nos fantasmes sont nécessairement empreints. C’est en cherchant à traquer ces effets, et à les décrire, que nous avons mis notre travail sur le métier, encore et encore.
  

Notes
(1) Annie Le Brun, Les Châteaux de la subversion, Tel Gallimard, 2010
(2) J’ai trouvé une première fois cette image dans le mensuel Charlie (années 70). Je l’ai retrouvée récemment dans le livre d’Annie Le Brun, opus. cit.. Le livre de l’universitaire, consacré au roman gothique, donnait les références de cette gravure anonyme :  Elizabeth Guénard (alias Brossin de Méré), Les Capucins ou le Secret du Cabinet noir, 1801 chez Marchand à Paris. J’ai trouvé ce livre sur le site Abe Books. La commande est arrivée très vite chez moi (et à un prix défiant toute concurrence). Il s’agit d’un reprint exécuté à... New Delhi ! Globalisation !
(3) L’édition utilisée ici date de 1815, comme on peut voir. Une rapide recherche permet de comprendre que le roman est le fait de la seule Elizabeth Brossin de Méré et que le nom de M. De Faverolle est une notation de convenance.
(4) Horace Walpole, Le Château d’Otrante, Monk Lewis, Le Moine, Ann Radcliffe, Les Mystères d’Udolphe, etc.
(5) Philippe Le Jeune, Le Pacte autobiographique, 1975.
(6) « La restriction iconique » a été théorisée comme telle par Thierry Groensteen, dans ses travaux de l’Oubapo (Ouvroir de Bandes dessinées potentielles). Voir la contribution de Th. Groensteen, in 9° art, 10, 2004. Bien que non nommée comme telle, la restriction, peu répandue, est cependant une vieille lune. En voici un exemple tiré du frontispice du Seau enlevé, poème, anonyme, chez Didot l’Ainé, Paris, An VIII, où l’on peut voir, sur le bout d’un lit, à gauche, à côté d’une épée, les pieds  entremêlés et superposés d’un couple. A droite, surgissant du fond de l’image, un personnage qui n’est pas sans rappeler le Malatesta de Dante (peint par Ingres).

(7) Par exemple : Pauliska ou le démon de la perversité (1796), les Mille et une folies de Nougaret (1771), etc.
(8) Arthur Burdett Frost est un auteur américain de la fin du XIXè, rédécouvert par Thierry Smolderen (cf. Naissances de la bandes dessinée) et réédité par Thierry. Groensteen : L’Anthologie de AB Frost, Editions de l’An 2, 2004. A B Frost influencera W. Mc Cay. Il n’est pas sans lien avec l’auteur anglais G. Cruishank dont l’économie graphique annonce celle de l’Américain.
(9) Le kairos, chez les Grecs, c’est l’occasion saisie au bon moment. Le kairos est ici le fait de l’antihéros qui, préparant son coup, n’a pas laissé à sa proie le temps de « prendre les devants ».
(10) Au nombre des artistes galants, on comptera, par exemple, Niklaas Lafransen (dit Lavreince), Jean-Frédéric Schall, Pierre-Antoine Baudouin, Michel Garnier, etc.
(11) Cette idée nous est venue en lisant une réflexion de d’Hervey de Saint-Denys extraite de Les rêves et mes moyens de les diriger. Cette réflexion rapportée dans Machines à voir, pour une histoire du regard instrumenté (XVII-XIXèsiècles), anthologie établie par Delphine Gleizes et Denis Reynaud, Presses universitaires de Lyon, 2017. D’Harvey (p. 366) parle du déréglage de la lanterne magique à partir duquel peuvent être réactivés des souvenirs oniriques ne demandant qu’à ressurgir. Mutatis mutandis, le dessin du frontispice, coupé de ses entours, a pour nous l’allure d’un segment de cauchemar soudain « réactualisé ».
 (12) La série de Raymond Poïvet,13 rue de l’espoir a été rééditée par Les Humanoïdes associés, dans les années 1980. Ce que l’on a sous les yeux est la case finale d’un strip paru dans la presse quotidienne. On pourrait parler, dans ce cas, d’une « unité commerciale de narration ».
(13) Est-il licite de parler de fantastique au sens du roman fantastique tel que défini par Tzvetan Todorov (Introduction à la Littérature fantastique, Le Seuil, 1970) ? Remarquons qu’il est coutumier de marquer la naissance du roman fantastique avec la nouvelle de Cazotte Le Diable amoureux (1772). Le Démon qui se fait piéger par Alvare dont il tombe amoureux (un comble), apparaît d’abord sous l’étrange apparence d’un chameau effrayant dans une sorte de chapelle. Le graveur du Cabinet noir connaissait-il ce texte ?
(14) La présence de fioles sur le guéridon indique assez que la dormeuse est sous l’empire de la drogue. Ajoutons que l’expression Night Mare désigne aussi bien « La jument de la nuit » que le cauchemar. Ce rêve peint, comme bien d’autres (Le rêve de Sainte Ursule de Carpaccio, par exemple) se qualifie de la façon suivante : il réunit le rêve du rêveur et le rêveur lui-même dans un espace qui ne peut être qu’onirique.
(15) L’expression « le cadavre dans le placard » (the skeleton in the cupboard)
 est attribuée à Thackeray, 1845). Elle est l’objectivation métaphorique d’un fantasme évidemment beaucoup plus ancien où ne peut qu’interférer la terreur des memento mori.
(16). François Martin Poultier d’Elmotte, extrait d’un texte cité in Machines à voir, Anthologie établie par Delphine Gleizes et Denis Reynaud, PUL, 2017, p. 328.
(17) Le brouillage de la frontière ontologique entre présentation et représentation est, pour ce qui regarde l’image, l’un des truchements par lequel s’opère le sentiment d’« inquiétante étrangeté » (Freud).
(18) Cette formule est une paraphrase de « sitôt passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre ». Cette phrase mythiquement associée au film de Murnau, Nosferatu, est citée par André Breton dans Les Vases communicants.
(19) Le vase, tant dans les lettres que dans l’iconographie morale, est le corps métaphorique des femmes vierges. Le tableau de Greuze, La Cruche cassée (1773) reste à cet égard emblématique.
(20) Walter Rörhing travaille pour le cinéma expressionniste allemand. Il réalise beaucoup de dessins préparatoires ainsi que des maquettes. Dans ses décors figurent force escaliers reliant des plans de la manière la plus sinistre qui soit. Sur les décors expressionnistes, avatars des décors imaginaires de la littérature gothique, on lira avec profit Le Cinéma expressionniste allemand, splendeurs d’une collection, La Martinière, La Cinémathèque française, 2006.