L’HOMME ET SA PEUR DES FEMMES

À partir de deux cartes postales dont les dessins ont pour objet, d’une part, la communication amoureuse, d’autre part, le mariage et ses “dangers”, l’auteur tente d’explorer le substrat sémiotique des deux documents qu’il s’est don­nés. Empirique et intuitive, sa façon de procéder, où règnent les associa­tions d’idées, n’est pas assimilable à une méthode. La première analyse sert « seulement » de propédeutique à la seconde.

Mots clés : isotopie, allégorie, sémiogenèse, hyperbole, sémiologie, image, cartes postales.

AVERTISSEMENT EN FORME DE PRÉSENTATION 
Il n’y a pas de règle toute faite pour analyser les images (1). Tout dépend, évidemment, du genre auquel elles appar­tiennent, des affects qu’elles génèrent (différents, parfois, de ceux sur lesquels misent leurs auteurs). Ces affects dépendent à leur tour des contextes d’émission et de réception. Ceux-ci, enfin, se voient « informés » par notre culture, notre histoire personnelle, notre disposition mentale à associer les idées, etc. 
L’auteur propose ici l’étude de deux cartes postales. La première (Le gardien du phare amoureux) est abordée à titre d’entraînement, ou — pour le dire plus académique­ment — de propédeutique. La première analyse prétend seulement familiariser le lecteur avec notre façon de procéder (qui n’est en rien une méthode). Entrent en jeu la description, le choix des mots les plus justes possible et la mise au clair d’associations d’idées qui nous ont traversé l’esprit. Pour le second document (The Tie that Binds), nous réitérons notre mode opératoire empirique, en espérant que ce dernier servira de facilitateur au lecteur qui aura bien voulu nous suivre. 
Concernant The Tie that Binds, deux parties sont successivement développées : a) la première partie réfère à la conduite qu’il convient d’adopter, lorsqu’on est fille, pour circonvenir les mâles dominateurs ; b) la seconde partie, à l’opposite de la précédente (mais réfléchissant cette dernière), renvoie à la peur qu’éprouve, paradoxalement, le sexe fort face au « sexe faible », peur dont découle, selon nous, le machisme.

DISCOURS DE LA NON-MÉTHODE 
Réfléchissant sur la manière d’analyser les œuvres des maîtres du 9e Art, Jacques Samson (2) se posait récemment la question de savoir s’il existait une marche à suivre et des protocoles -à respecter. Coupant court aux spéculations et généralisant son propos, il écrivait que « l’absolu des concepts n’existe pas en littérature ou en art [pour lesquels] il n’y a pas d’approche scientifique […] au sens que l’épistémologie donne au mot « science » ; [que] seules comptent les lectures esthétiques ou poétiques, c’est-à-dire les approches originales situées au plus près de l’œuvre et qui n’ont d’autre but que d’en rendre compte de la manière la plus sensible […] ». Un peu plus haut dans sa déclaration d’intention, le critique remarquait (il s’agissait de Tintin au Tibet) que l’auteur va au-devant du lecteur, en l’introduisant, mezzo voce, « dans le feuilleté de son récit et dans la particularité de ses formes (où se trouvent) les éléments de sa propre théorisation ». 
À l’instar de Jacques Samson, nous pensons qu’il nous faut inventer le chemin critique qui convient pour chaque œuvre (qui est un « tissage » sémiotique spécifique), de manière à pouvoir analyser ses formants en un certain ordre agencés ; qu’il s’agisse d’une bande dessinée comme le Jimmy Corrigan de Chris Ware ou La Guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert, etc., autrement dit d’une œuvre longue, ou bien, au contraire, d’un travail réduit à la simple surface d’une toile, d’une affiche, d’un photomontage ou, plus restreint encore, d’un dessin de presse, et cela quels que soient les tours rhétoriques susceptibles d’en modeler les contenus. De fait, on partira de la constatation selon laquelle les modifications apportées à un objet ou un ensemble d’objets représenté(s) peuvent, selon telle ou telle modalité, engendrer des effets de sens surprenants. Rappelons-nous les tableaux d’Arcimboldo, ou, plus près de nous, des toiles de René Magritte ou des dessins « paniques » de Roland Topor. Dans tous les cas, le lecteur est confronté à des oeuvres dont il est aisé de comprendre qu’elles sont les états stabilisés —partant signifiants — d’un processus imagier abouti. Bref, qu’ajouter, retrancher ou redistribuer sont des opérations au terme desquelles une image « première » se donne sous la forme d’un avatar qui la précarise autant qu’il la régénère (3). Il apparaît, en somme, que manipuler un dessin revient à le « débrider », à l’ouvrir à ses « caprices », et actualiser ce qui, dans telle ligne ou telle forme, ne demandait qu’à prendre corps. 
Il va de soi que les métamorphoses de l’image quand elles sont des « folies sensées » (cousines des représentations ductiles de la psyché ; voyez, encore, Goya ou Füssli) nous parlent de nous et de notre manière d’envisager le monde. Ajoutons encore ceci : non étrangères à notre façon d’interroger les images où, selon nous, se réverbère la pensée des graphistes, on trouvera dans ce développement des formulations littérales ou métaphoriques (c’est selon) faisant système avec le matériel visuel proposé au lecteur. Ce qu’on pourrait appeler, en empruntant cavalièrement à Freud, « la prise en considération de la figurabilité » (4). Les deux images, analysées dans les lignes qui suivent, sont des « illustrations » où la représentation instaure avec le sous-texte (dont fait partie la légende du second document) des correspondances dont nous nous sommes plu à repérer les indices. C’est à l’aide de ces indices que nous avons, en partie, bâti notre discours.

UNE LETTRE DU BOUT DU MONDE 
Soit — pour nous mettre en jambes — ce dessin de Desclozeaux représentant une falaise abrupte ainsi qu’on en voit en Normandie. Le temps est clair ; passent quelques nuages. Au bord de la falaise, un phare et, au pied de ce dernier, un petit personnage assis. À cette description, il convient, évidemment, d’ajouter que le dessinateur a introduit une modification dans le dessin de la tour : celle-ci est surmontée, non pas d’une lanterne, mais de la plume d’un énorme stylographe. Quant aux nuages, ils sont autant de feuilles (verba volant) chargées d’une écriture serrée. Si nous remarquons, en outre, qu’au pied du phare Desclozeaux a dessiné une porte, il nous vient immédiatement à l’idée que cette dernière vient d’être empruntée par le personnage, sorti pour rêver face à l’élément marin. En bref, qu’il s’agit du gardien du sémaphore condamné à ne pas s’éloigner de son poste de travail. En un instant, des ajustements se sont opérés dans notre esprit qui nous ont conduit à saisir que le gardien, esseulé, est amoureux, qu’il pense à sa bien-aimée, sans doute « exilée » de l’autre côté de la mer, qu’il communique avec elle, non pas à l’aide d’une bouteille jetée à l’eau, mais en confiant ses pensées à ces fumetti que sont les nuées. Aussi, en conclut-on que l’artiste a dessiné un rêve : celui d’un homme, assigné à résidence, envoyant des messages à sa belle par le truchement d’un phare-stylo, devenu, en somme, l’instrument de sa libido sexualis. Avec ce dessin, Desclozeaux nous montre comment — les choses se liguant — se met en place la plus expressive des conjonctures. Dessiner, lorsqu’on est un humoriste, c’est proposer au lecteur un programme de lecture au terme duquel le lecteur se sera fait, lui aussi, décodeur même s’il se trouve que ce dernier ne passe pas tout à fait par les mêmes réseaux sémiotiques que ceux de l’auteur, à l’origine de l’image donnée à lire.

Figure 1 - Temps couvert, dessin de Jean-Pierre Desclozeaux, années 1970. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'artiste.

L’affabulation graphique de Desclozeaux nous émeut, qui nous dit que l’état amoureux ré-enchante le monde. Elle nous montre également que l’image, à mi-chemin entre la rationalité sémiologique et la pensée magique, dépend d’une économie signifiante bien particulière, sorte de « mimologique » capable de changer le cours des choses, comme soumises à l’humeur de l’artiste. Innombrables, à cet égard, sont les dessins de presse et/ou d’humour qui, prenant les vessies pour des lanternes, réinitialisent (au sens informatique de to reset) l’environnement auquel nous sommes assujettis. Aussi, dira-t-on que le phare de Desclozeaux, érigé en stylo pour les besoins de la cause, a prêté sa forme pour pallier le manque grandissant affectant son personnage. Nous reportant aux travaux de Michel Tardy (5), on nommera « sémiogenèse » l’ensemble des opérations faisant des « tenants » graphiques d’une configuration répertoriée de nouveaux « aboutissants ». Par où l’on saisit que si la sémiogenèse est métalangagière (et dépendante d’une rhétorique universelle), les effets de sens produits par l’artiste sont, en revanche, d’essence poétique, originaux par excellence, c’est-à-dire surprenants et irréductibles à quelque règle programmatique que ce soit. Bref, ce petit bonhomme qui s’ennuie, inversement proportionnel à la tension qui semble l’animer, nous touche, comme nous touchent ces naïfs (ô Pierre Etaix) chez qui le désir se dévoile tout à trac. Le regard perdu dans le lointain, le personnage laisse le phare, qui vise plus haut que lui, se charger de la correspondance. 
Cette « fantasmoplastie », proche de celle qui conduit les hommes à halluciner des figures (menaçantes ou réconfortantes) en lieu et place de la réalité ordinaire, fait écho aux glissements, « sautes d’humour » et autres lapsus des artistes dont le crayon (ou le coup de ciseaux), aggravant une inflexion première, rencontre soudain la forme propre à conforter leur divagation. Le processus revient alors à contrôler suffisamment les dérives de la forme pour qu’une cohérence nouvelle — la sémiogenèse qu’on a dite — fasse du donné visuel de base une métamorphose aussi lisiblement continuée que peut être filée une métaphore. 
La sémiogénèse en question (redisons-le) est une opération partiellement rhétorique puisqu’il s’est agi d’introduire un peu de « bruit » dans l’image d’un objet x ou y sans que celle-ci soit pour autant complètement oblitérée. Deux objets fondus en un sont ici proposés à la sagacité du lecteur : un phare et un stylo (en vérité, trois formes et non deux, puisque le phare-stylo est aussi l’image maquillée d’un phallus). Ce à quoi s’est ajouté le fait que les informations visuelles du dessin sont devenues les emblèmes d’une scène de genre improvisée (l’écriture et l’envoi de la lettre d’amour), sorte de « précipité visuel » inattendu, mais qui arrive le mieux du monde.

UNE IMAGE DUPLICE

Figure 2 - The Ties thats Binds, carte postale, années 1920.

À la suite de l’élaboration de cette paraphrase, que ne commande aucune procédure nettement préétablie (hormis la nécessité d’une description aussi serrée que possible), donnons-nous une autre image « manipulée ». Figure 1 : soit cette carte postale anglaise de l’entre-deux-guerres qui représente à la fois la cravate d’un homme pris en gros plan et une sorte de Lilliputienne, vue de dos, qui tente d’embrasser (au sens strict du terme) son partenaire, au cou duquel elle se pend. Mais cette double hyperbole, à savoir le jeu du Micro et du Méga (la Grandeur/la Force versus la Petitesse/la Faiblesse), pousse le stéréotype Masculin versus Féminin avec trop d’insistance pour ne pas se voir réinterrogé. Si tel est le cas, la proposition visuelle que constitue la carte postale est alors de l’ordre du retournement de sens : dispositif selon lequel la morale à tirer serait la suivante : tel est pris qui croyait p(r)endre. La légende (The Tie that Binds), qui accompagne ce curieux deux-en-un, et induit la teneur globale du message de connotation — « hommes, méfiez-vous des faibles femmes » —, étaie, de fait, le message de prévention, machiste, véhiculé par cette carte. Ceci confirmant cela, nous saisissons qu’au-delà de cette mise en garde destinée aux hommes célibataires, l’image libère des représentations secondes qui, pour allusives qu’elles soient, constituent une nébuleuse aussi complexe qu’inquiétante. Tentons d’en distinguer les linéaments. 
Commençons, pour ce faire, par exhumer le document dont notre carte postale procède sans doute. 
Soit ce photomontage (anonyme) des années 1910 (figure 3)(6). Dadaïste avant la lettre, ce dernier interroge suggestivement les rapports hommes-femmes. Tout est en place pour que, prenant le relais de cette image première, l’auteur de la carte The Tie that Binds en parachève l’efficace. 
Démonstratif à souhait, The Tie that Binds, scène quasi fantas(ma)tique, signifie que, pour la gent masculine, « les liens sacrés du mariage » ne sont rien d’autre qu’une fatale duperie. Cette duperie repose sur un paradoxe aussi inattendu que peut l’être un retournement de situation : la cravate — attribut viril par excellence —est transformée en instrument de soumission. 
Sur quel fondement repose ce paradoxe ? La cravate, en principe, dit l’homme acquis aux bonnes règles du savoir-vivre ou, mieux encore, l’homme désireux de montrer que, bien éduqué (voyez son habit), il sait bien se dominer, in fine brider ses passions. N’y a-t-il pas, au reste, dans cette cravate, un peu de ceinture dont on sait que celle-ci partage le corps en deux parties : le haut, la partie noble, et le bas la partie « ignoble » ? Ceci gouvernant cela, ne peut-on voir dans la cravate cette autre ceinture qui marque la césure entre le siège de la raison et les appétits sensuels qui n’ont de cesse de « remonter » du corps ? D’où il découle que s’attacher à une femme revient à renoncer officiellement à sa vie (non contrainte) de garçon. Par voie de conséquence, encore, se marier (être l’homme d’une femme) équivaudrait donc à « se faire cravater » dans tous les sens du mot. Peur de l’autre sexe. 
On l’a suggéré plus haut : cette condensation femme/cravate est polysémique à souhait. Le symbole de la misogynie appuyée (célibataires, les femmes sont des “étrangleuses”) qu’on peut lire dans cette image contient son propre contraire :

Figure 3 - Carte postale, années 1910.

l’injonction androphobique, à savoir le mot d’ordre selon lequel, face à ces malins (eux, les hommes), il nous faut (nous, les filles) être doublement malignes. La cravate, on l’a saisi, peut être en effet interprétée en fonction d’une grille de lecture ultra-féministe. À preuve, tel que représenté, ce mari, en position de force, a tout d’un tyran. Aussi, convient-il que, pour contrer la domination des machos par définition imbus d’eux-mêmes, les femmes sachent ruser, et qu’à la limite elles feignent de s’amoindrir (se faire petites) pour l’emporter. Nous revient en mémoire, à cet égard, le titre de cette pièce du répertoire britannique She Scoops To Conquer (Elle s’abaisse pour vaincre) d’Oliver Goldsmith dont on dirait qu’il a influencé l’auteur de The Ties that Binds (7). 
Quoi qu’il en soit, le fait que la fille soit comme une suppliante devant ce Très-Haut, par définition sublime, peut fonctionner comme une parfaite ironie. Si tel est bien le cas, alors la différence d’échelle dans le traitement des personnages ne peut pas ne pas moquer ce Mâle sûr de lui et dominateur. En un mot, l’hyperbole, surjouée, induit sa dépréciation. 
Poursuivons dans cette voie. Excédant les limites de la représentation, le Mari, celui dont le regard (hors champ) pèse d’autant plus que sa compagne est incapable de lui tenir tête (au propre et au figuré), est comme divinisé. Effet de sens connexe : ce surmâle est l’objet d’un culte sur l’autel duquel ladite suppliante est venue se sacrifier corps et âme en échange de sa sécurité. Jouant la victime, la petite femme (il y aurait presque du Christ (8) dans ce personnage aux bras écartés) semble venue s’en remettre à son seigneur et maître. En somme, tout se passe comme si le mariage était la présumée manifestation — hautement risible dans ce cas — de la millénaire loi du plus fort, loi à laquelle le deuxième sexe, prétendument persuadé de son infériorité, ne peut qu’obéir ! « Laissons les hommes croire, mes sœurs, que nous sommes leurs dupes. Nous n’en serons que plus fortes pour les manœuvrer à notre aise. » (9) 
À la nature du regard des femmes sur la fatuité des hommes, ajoutons ceci : cravaté de la sorte, le Mari, qui porte beau, ne se présente-t-il pas, précisément, comme décoré de la femme dont il a fait son épouse ? 
On pourrait croire que la première lecture de The Tie that Binds s’achève ici. Tel n’est pas le cas. Aggravons les choses, si c’est encore possible, en passant de l’idée de décoration à celle de trophée. C’est ce que met en scène la Surréaliste Mimi Parent, en 1959, lorsqu’elle expose La cravate en cheveux (10). L’œuvre est constituée de la chemise d’un homme avec, en guise de cravate, de longs cheveux ayant d’évidence appartenus à une femme. Traduisons : la chemise de ce Don Juan est ornée de la chevelure de sa dernière conquête ! Hyperbole des hyperboles, le collectionneur de femmes s’est fait chasseur de scalps ! Tout est dit, les « mecs », décidément, n’ont pas le beau rôle.

L’HOMME ET SA PEUR DES FEMMES 
Le machisme, nourri au lait de la peur des femmes, s’y révèle de spectaculaire façon, comme on va voir. Cette femme, qui s’est pendue au cou de l’homme, représente malgré sa petitesse — on l’a suggéré — une lourde menace pour ce macho. Outre le « cravatage » de ce dernier, la carte The Tie that Binds ne fait-elle pas écho à la métaphore : « se faire passer la corde au cou » (c’est-à-dire « se faire passer la bague au doigt »), ce qui suppose, pour rester dans ce registre, morbide, qu’on s’est résolu à « enterrer sa vie de garçon s. Mais ceci n’est rien en regard du cauchemar qu’on s’apprête à décrire. 
Quelque chose d’effrayant pointe dans ce fantasme dont on dirait qu’il est relatif à la psyché d’un dormeur tourmenté. Est-ce forcer les choses de déclarer que l’auteur de la carte postale a disposé la femme de telle sorte que, posée là où les rabats du col cassé de l’homme se rejoignent, sa tête paraisse dotée d’une coiffe pareille à celle de certaines moniales ? Si l’on admet que le sacrifice inconditionnel de cette « belle du seigneur », entrée en mariage comme on entre en religion, est une posture longuement élaborée par l’auteur, une scène d’horreur se fait jour, soudain : la perfide n’est pas tant l’amante que la mante religieuse (jeu de mots inévitable) s’apprêtant à dévorer celui qu’elle semble chérir. 
Image-gigogne : celle de la morsure, pis, de la castration. Derrière la vision onirique, le mythe n’est pas loin qui veut que, dans certains récits, la bouche des femmes commute avec leur sexe. On songe au dernier avatar de ce motif, à savoir le vagin denté (la vagi na dentata) du succube du film Teeth de l’Américain Mitchell Lichtenstein (11), bien décidé à faire payer aux hommes le viol dont il fut victime. On songe, enfin, aux goules d’Edvard Munch qui, feignant l’amour éperdu, réduisent silencieusement leurs proies qu’elles emprisonnent de leurs rouges chevelures. Pareille à ces infernales créatures, la petite mariée de notre photomontage, mi-sorcière, mi-vampire, n’aspire qu’à émasculer le mâle ivre de puissance, dont la pomme d’Adam peut être croquée. 
Cette vision d’horreur ne se dit que dans la mesure où elle s’entredit. D’où, sans doute, la fascination du lecteur devant cette image qu’il ne comprend qu’à demi-mot. Sous le prétexte de nous amuser — c’est une carte postale — The Tie that Binds nous donne en vérité un document aussi troublant que révélateur, qui n’est pas sans rappeler la façon dont fonctionnent les lapsus. Foncièrement misogyne, à moins qu’elle ne se fasse (on l’a dit aussi) le truchement d’une androphobie pure et dure, cette image « gothique », comme surgie du romantisme noir, accuse un tel degré d’âpreté dans les rapports hommes/femmes qu’elle donne le vertige. 
Et le mythe, à nouveau, de se faire jour, en un ultime retournement des rôles. Avec The Tie that Binds, Hercule, bientôt, ne sera plus Hercule. C’est aux pieds d’Omphale qui, pour l’heure, prépare son cou (coup ?), que l’homme-dieu va devoir faire allégeance (12).

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Notes 
Ce texte est la seconde version, largement remaniée, d’un développe­ment dédié au photomontage, The Tie that Binds, paru dans notre Éloquence des images, PUF, 1993.

  1. Jacques Samson, Lectures en bandes dessinées, Montréal, Éditions Mémoire, 2015, p. 54.
  2. On sait qu’à partir de ceux qui se nommèrent eux-mêmes « Les Incohérents », s’instaura cet humour graphique, visuellement déduit, entre autres, des expressions de la langue (exemple la métaphore « avoir un chat dans la gorge » peut donner lieu à un dessin inattendu). Les Incohérents, grands parents des Dadaïstes, ne sont pas sans liens avec Le Club des Hydropathes et les Zutistes. Sur la question des rapports loufoques du texte et des images on se reportera à notre Images à mi-mots, Les Éditions Hybridations, les rencontres du texte et de l’image, sous la direction de Laurent Gerbier, collection « icono-textes », Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2014. Voir également Figures du loufoque à la fin du XXe siècle, Publications de l’université de Saint-Étienne, sous la direction de Jean-Pierre Mourey et Jean-Bernard Vray, 2001.
  3. Sur « la prise en considération de la figurabilité », voir notamment la troisième partie du chapitre VI de l’ouvrage de Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, Paris, PUF, 1971 (19001. (N.D.L.R.)
  4. Voir les travaux de Michel Tardy, en particulier « Le Renard appris ou désappris, ou de la nécessité des dérèglements », Communications, 33, 1981, p. 223-237.
  5. Robert Benayoun, Érotique du Surréalisme, Jean-Jacques Pauvert, 1965, p. 65.
  6. Oliver Goldsmith, 1773, She Stoops to conquer. C’est du titre que nous parlons, pas de la pièce elle-même. Cette dernière décrit la stratégie d’une femme dont le handicap est d’ordre social : il lui faut gommer les traits de l’aristocrate qu’elle est pour séduire l’homme qu’elle aime et qui se trouve être de moins bonne extraction qu’elle (nous sommes au siècle de Beaumarchais !).
  7. Avec une tout autre signification, le motif iconographique de la femme-Christ sur la croix est très présent dans !’oeuvre du Belge Félicien Rops (admiré de Baudelaire).
  8. Mimi Parent, femme surréaliste, est féministe (comment ne pas l’être dans son cas ?), voir Érotique du Surréalisme, op. cit.
  9. Difficile, enfin, de ne pas considérer que le document remonte l’entre les deux guerres où la recherche d’un époux était un fait social brûlant. Des millions d’hommes avaient été tués ou mutilés. D’où l’hystérie des filles anxieuses de se « caser n,
  10. Teeth (« Dents ») est le titre d’un film de 2007 réalisé par l’Américain Mitchell Lichtenstein. L’héroïne a pour nom Dawn (Aurore).
  11. Ovide, Héroïdes, livre IX, 55. Réduit à devoir filer la laine, Héraclès aux pieds d’Omphale a été peint par Diziani vers 1750, nausée des Beaux-Arts de Bordeaux.

Bibliographie 
Benayoun Robert, Érotique du Surréalisme, Jean-Jacques Pauvert, 1965. 
Fresnault-Deruelle Pierre, Éloquence des images, PUF, 1993. 
Fresnault-Deruelle Pierre, Images à mi-mots, Les Éditions nouvelles, 2008. 
Gerbier Laurent (dir.), colloque Hybridations, les rencontres du texte et de l’image, coll. « icono-textes », Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2014. 
Mourey Jean-Pierre, Vray Jean-Bernard (dir.), Figures du loufoque à la fin du XXe siècle, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2003. 
Ovide, Héroïdes, livre IX, 55. 
Samson Jacques, Lectures en bandes dessinées, Montréal, Éditions Mémoire, 2015. 
Tardy Michel, « Le Renard appris ou désappris, ou de la nécessité des dérèglements », Communications, 33, 1981, p. 223-237.