VALLOTTON ET LA GRAVURE 
FÉLIX VALLOTTON - DEUXIÈME PARTIE

 

 Le confiant, 1895.

La gravure est ce qui permet à Vallotton de gagner sa vie. Il fera environ 200 gravures. Deux périodes : a) jusqu’à 1900, b) en 1917 sur la guerre.  
Ses gravures sont faites sur « bois de fil » et non sur « bois de bout » (section dure qui permettrait de représenter les détails). Ce qui l’intéresse ce sont les ensembles contrastés (le bois de fil s’y prête bien). 
Avec ce médium, Vallotton dira, parfois crûment,  sa vision du monde. 
Il est de tendance anarchisante ( tendance largement présente à l’époque). 
Pessismiste et sans concession. Il grave des sujets sociaux : 

 La manifestation, vers 1890 - A vingt ans, 1894 - L’Anarchiste,1892 - L’ Echaffaud, 1894

Ces gravures peuvent être adoucies par l’humour, même si le sujet est grave : comme l’Affaire Dreyffus.

À la terrasse d’un café (article de Zola, L’Aurore 1998).

Vallotton - on l’a compris - ne peut être que Dreyfusard ! 
Il fera aussi des lithogravures. En mars 1902, il coordonne un des numéros les plus surprenants de L'Assiette au beurre, intitulé « Crimes et châtiments » qui se compose de vingt trois lithographies dont voici trois reproductions où se dégage la hargne de l’artiste contre les pouvoirs établis, l’innommable machisme, etc  :

L’Assiette au beurre   

Petite parenthèse : 

Vallotton, illustrateur parfois féroce, n’a rien envier à un Jossot viscéralement anarchiste. Un Jossot qui aurait  assez bien trouvé sa place à Charlie Hebdo. Jossot, révolté notoire est anti état, mais aussi anticolonialiste, anticlérical et est connu pour ses dessins à la “vachardise” célèbre.  

   

La seconde série de gravures est dédiée à la guerre de 14. 

C’est la guerre (série de 1917)

Série qui, sans nulle doute, inspirera le grand dessinateur Jacques Tardi : C’était La Guerre des Tranchées (lui aussi anarchisant).

Ces images de guerre, gravées  par Vallotton, seront accompagnées par quelques huiles : en voici deux :

Tirailleurs sénégalais - Verdun (très proche du rayonnisme et du Futurisme)

Mais, revenons  aux gravures en général. 
Dans les années 1890, ces gravures n’ont pas toutes trait au domaine politique. Elles peuvent être des scènes de genre, enjouées ou amusantes comme : 

 Le joyeux quartier latin, 1895

 La vitrine de Lalique en 1901

Ces gravures peuvent être parfois sarcastiques, comme l’Absoute :   

L’Absoute, 1901 

Quelques mots sur ces gravures 

Le motif des personnages, vus de dos, est assez fréquent chez Vallotton (on l’a vu il y a un instant avec La Vitrine de  Lalique
Ici, au-delà de l’assistance, se trouve le catafalque, objet principal, ramené à rien. En revanche, le premier plan de la gravure est meublé d’objets insignifiants : des chaises vides. Entre le catafalque et les chaises vides, tous ces gens, en deuil, fusionnent dans le même anonymat. L’indifférenciation des hommes induit sourdement mais puissamment l’idée de leur absence de personnalité. On pensera que tous ces personnages ne font que participer mécaniquement à un rite. Pis, la ligne désordonnée des chaises, formant une kyrielle sautillante d’objets incongrus, confère à la scène un air d’humour grinçant. 
Petite parenthèse 
L’Absoute (avec sa foule monolithique) peut faire songer par analogie au tableau très peu connu d’Émile Bernard Intitulé L’Enterrement de Van Gogh.    

Les chers confrères sont venus assister aux obsèques du « suicidé de la société » (comme disait Artaud). Ils font la queue avant d’aller s’incliner devant le cercueil. Dénué d’aménité pour le public, Bernard a peint, non un « mille pattes » mais un sinistre « mille-têtes » avec ce rectangle décalé de lumière qui isole les têtes.

Autre série 
Vallotton produit dans les années 90, des scènes d’intimités. Elles sont principalement de deux sortes : Les Musiciens et Les Intimités proprement dites.

Les Musiciens :

La symphonie, 1897 - Le piano (Thadée), 1896 - La Flute, 1896.

Les Intimités, stricto sensu (les couples, légitimes ou non, dans des appartements). Cette suite, outre qu’elle est fort célèbre, est âpre, mordante, persifleuse.

Cinq heures, 1998 - Les apprêts (ou Avant la visite), vers1897 - Le grand moyen, vers 1897 
La santé de l’autre - La belle épingle - L’Émotion, 1898.

Arrêtons-nous sur cette image. On dirait presque une case de bande dessinée. Non dénuée de comique, cette image dit la peur soudaine d’un couple pris sur le fait. Au premier plan, la femme s’est soudain relevée. C’est que, au fond dans un lointain deuxième plan, une porte s’est ouverte (on l’entend presque s’ouvrir). Sur le sol, les lames de parquet, éclairées, courent en léger zigzag - comme des ondes - jusqu’à la porte. Le grand aplat de noir constitué par le mur derrière le couple  se creuse soudain sur la gauche vers le fond de l’appartement : c’est une sorte de trouée dans le silence de cette intimité fracturée. 

 Continuons  encore un instant dans ce registre des intimités

Le Mensonge 1897 (qui ment la femme ? l’homme ? les deux ?).

L’ adultère, la sexualité. 
Rappelons que c’est l’époque ou Freud (qui vit à Vienne) sent la nécessité de systématiser ses observations et hypothèses dans ce qu’il va appeler la « psychanalyse ». Le lourd climat de certaines intimités n’est pas sans évoquer la névrose bourgeoise décrite par Freud. 
Parfois, Vallotton adapte la scène gravée  en peinture

Le Mensonge, 1897 - Le Mensonge, 1898

Le noir et blanc est particulièrement efficace dans le rendu de cet univers confiné où l’adultère se vit dans la plus pesante des clandestinités. Si la couleur n’ajoute rien de très convaincant à l’expressivité de la scène, son rôle est cependant important : elle permet à Vallotton de faire des aplats de peinture non modulés, autrement dit des constituants plastiques abstraits avec lesquels l’artiste retrouve le style nabi.

Voici deux scènes intitulées Cinq Heures :

Cinq heures 1898 - Cinq Heures, 1898 (35 x 58 cm).

De la gravure, on remarquera la violente torsion du corps de l’homme, retourné dans son embrassement. À gauche, les choses éclairées, elles aussi en fort contraste, disent, l’ordre d’un intérieur bourgeois avec sa lampe à abat jour sur la nappe qui éclate de blancheur. 
Sur  le tableau, le jeu des rouges, déclinés en diverses valeurs, en contraste avec les jaunes, les noirs et la géométrie englobante du paravent, crée un univers chaud et resserré : un moment entre parenthèses. Sur la gravure, l’enlacement dit l’empressement de ce cinq à sept, alors que sur la peinture, l’enlacement n’est encore qu’un embrassement. Nous n’en sommes qu’aux prémices.