JALONS POUR L’ANALYSE DES IMAGES

Peu habitué à écrire sans images, Pierre Fresnault-Deruelle se livre à un exercice didactique. Revenant au cœur de sa pratique, son essai aide à lire, décrire et analyser les images. L’érudit souligne la complexité de cette étude, en pointant du doigt quelques concepts clés et rappelle l’importance du point de départ, la description par écrit de l’image.

La question “comment analyser les images ?” est une des arlésiennes de la pédagogie : toujours sollicitée, jamais (ou rarement) au rendez-vous. Cette décep­tion s’explique en raison du fait qu’un discours de la méthode en cette matière est une véritable gageure. Chaque image, en effet, est un cas particulier, comme est particulière chacune des significations produites par telle affiche, photographie, tableau ou dessin de presse. Dès lors, comment généraliser ? S’il n’est guère envisageable d’élaborer une grille de lecture universelle de l’image, il est possible, en re­vanche, de respecter, sinon quelques protocoles, du moins de suivre quelques principes simples. Le pre­mier point qu’on voudrait mentionner, concernant la question du “par où commencer ?”, a trait à la pres­sante interrogation du retentissement de l’image en moi : ce que j’appellerai l’“éprouvé”. 
Dans un de ses essais littéraires, Essais de psycha­nalyse appliquée, Freud parle de «l’inquiétante étran­geté» (Das Unheimliche). Je serais tenté ici de rappro­cher l’inquiétante étrangeté de l’éprouvé, dont elle se­rait une des modalités. Qu’est-ce qui, donc, dans telle ou telle l’image donnée me plaît, me déplaît, me ré­volte ou me séduit, m’effraie ou me rassure, m’amuse ou m’intrigue ?... Partant, quels sont les éléments ob­jectivement repérables dans cette image qui indui­sent ces sentiments (l’éprouvé) et à quelle syntaxe ces éléments obéissent-ils ? En bref, quelles sont les don­nées nommables de la représentation, concernant tant le représenté que la facture, qui font sens pour moi (je dis bien “sens“ et non “signification“) ? Parallèlement ou consécutivement — c’est selon — au traitement de la question que je viens d’énoncer, s’im­pose vite la nécessité suivante : outre une recherche documentaire (plus ou moins poussée dans le cas de l’histoire de l’art), une description scrupuleuse de l’image (crayon en main, insistons sur ce point) s’avère indispensable. Pourquoi ? Osons ce paradoxe : parce que la description — par essence linéaire — est inadéquate à la saisie de l’image (donnée spatiale-ment). Or, on tient que cette inadéquation même est productive, d’où peuvent surgir des éléments de ré­ponse. Mais en quoi ce qui se présente a priori comme un handicap relèverait-il donc de l’aubaine ? 
La pratique de la description, à la fois nécessaire et insatisfaisante, entraîne vite, en effet, l’analyste à s’interroger sur ses trouvailles ou les lacunes de son entreprise : qu’est-ce qui fait que la description que je suis en train d’entreprendre gagne en force ou, au contraire, se fragilise ? Un autre cheminement, com­mencé à partir d’un autre point de départ, ne m’au­rait-il pas conduit à minorer ou à accentuer ceci au profit de cela ? Qu’est-ce qui, enfin, dans ma des­cription m’amène à opérer des distinctions entre des »interprétants», qu’on aurait pu croire de prime abord interchangeables, et qui se révèlent in fine discriminateurs ? Par exemple, convient-il d’opérer une distinction entre présentation et représentation, prolongement et prolongation, cohérence et cohé­sion ou négation et dénégation ? On a compris d’en­trée la distinction entre les mots est une distinction conceptuelle où l’élucidation l’emporte de loin sur la simple synonymie. 
D’où il ressort que l’approche de l’image n’est possi­ble qu’à partir du moment où l’analyste domine bien la langue qu’il utilise, langue qui est son instru­ment d’investigation ou «métalangage». S’il faut fuir comme la peste le métalangage inutilement compli­qué, il convient en revanche de savoir que le métalan­gage peut être un véritable outil, mais que celui-ci est parfois d’un maniement délicat (on en a ici la preuve !). Ce qui veut dire, encore, qu’un étranger (étranger aux subtilités de la langue) est, en cette matière, dans une position forcément délicate ou condamné aux approximations. 
Ce texte, traitant de la lecture des images, est de na­ture iconologique. L’iconologie, pour nous, est une sorte d’iconographie savante. Qu’est-ce, alors, que l’iconographie ? Elle relève, à nos yeux, de l’esprit de collection. Pouvoir ajouter une unité à ces images qu’on possède et dont on pensait qu’elles formaient déjà une famille dans nos classeurs, ou nos tiroirs, est un plaisir bien connu des amateurs de timbres-poste, de cartes postales ou d’affiches (on fera grâce au lec­teur du développement, trop attendu, sur la mythique »pièce manquante», objet de toutes les investiga­tions). Reconnaissons-le, l’esprit de collection guide l’auteur de ces lignes ; à ceci près, cependant, qu’il n’est qu’un prétexte pour revenir sur ce qui est déjà amassé chez lui et que la nouvelle image, achetée aux puces, chez un marchand de livres anciens ou trou­vée dans un magazine, réactive soudain. Augmentée d’un membre, la famille d’images s’anime, qui voit telle lignée iconographique se doter d’une dimen­sion, sinon insoupçonnée, du moins seulement entre­vue. Voici donc que, grâce à l’arrivée d’une image, des formes ou des motifs s’éclairent, que l’anecdote ou le décor, ailleurs, avaient recouvert d’une gangue insi­gnifiante ou pittoresque. En vérité, on s’aperçoit qu’on est plus riche qu’on croyait être, en ce sens que toute image est toujours une image d’image ; autre­ment dit, que “derrière” (ou “sous”) l’image qu’on a sous les yeux des configurations subreptices vien­nent s’éclairer en transparence. Pour un peu, ces configurations fantômes transformeraient notre image en mille-feuille, dont la dernière strate corres­pondrait à ce qu’on regarde. Les lignes qui suivent mi­sent, peu ou prou, sur l’idée que les tableaux, photo­graphies ou dessins qui nous environnent sont les états stabilisés de formes en perpétuel devenir, que le support fixe où elles s’inscrivent présente comme dé­finitives ou terminales. La prudence est cependant de mise. On doit, en effet, se faire à l’idée que l’image, pour circonscrite qu’elle soit, est autant un cadre de visée qu’un cadrage, un recadrage, un sur-cadrage ou un décadrage... tout à la fois spatial et temporel. Parce qu’elle est une image d’image, l’image, toujours, est le lieu d’un avatar que — c’est selon — l’on fait mine de convoquer ou de révoquer. 
Qu’est-ce donc que “faire parler” une image ? On partira de l’idée, désormais répandue, selon laquelle les images sont aussi des textes. C’est-à-dire des “tis­sus” (des textures) d’éléments capables de former des ensembles signifiants, dont il est possible de décrire le fonctionnement et les effets induits. Ces images (ar­bitrairement réduites, ici, aux seules images fixes), qui remplissent des fonctions d’expression ou de communication, de monstration ou de démonstra­tion, usant de mille procédés rhétoriques, ces images qui sont religieuses ou laïques, pédagogiques ou ré­créatives, artistiques ou journalistiques, publicitaires ou politiques, se caractérisent d’abord par la nature de leur support. Autrement dit, suivant qu’elle est placardée, éditée ou visualisée sur un écran, une même image produira des affects, sinon des significa­tions, différent(e)s. À ce sujet, rappelons que le contexte de médiation et ce qu’on appelle “le message d’appartenance au genre” (ceci est avant tout une affi­che de cinéma, un timbre-poste ou un dessin de presse, etc.) constitueront toujours une donnée es­sentielle pour l’analyste. À ce paramètre s’en ajoute un second, tout aussi important (et déjà signalé) : parce qu’elle est fixe, une image génère des effets de sens spécifiques dont on voudrait dire un mot. Si, au cinéma, l’on en vient parfois à filmer l’immo­bilité d’un personnage, en d’autres termes à insister sur le mouvement comme potentialité non réalisée, on admettra, en retour, que la gesticulation, parfois extrême, de certains personnages de papier (les com­bats homériques dans Astérix, ou les colères du Marsupilami) n’a rien d’un pis-aller : la bande dessi­née — même si on l’a longtemps considérée comme telle — n’est en rien «le cinéma du pauvre». Pour s’en tenir encore un instant au 9’ art, on admettra désor­mais sans difficulté que les “mouvements fixes”, à nuls autres pareils, des créatures d’Uderzo ou de Franquin, font de la bande dessinée un langage irré­ductible à toute adaptation. En d’autres termes, le dessin animé — ce frère de la BD — n’est pas, ne peut être, ce lieu d’expansion où l’on passerait des cases au continuum filmique sans déperdition fantasmati­que. Ce qui veut dire que, pour retenir ce seul exem­ple, le passage récent de Corto Maltese à l’écran — quelles qu’aient été les louables intentions des pro­ducteurs — ne pouvaient qu’engendrer frustration et déception. Une bande dessinée est un multicadre (Van Lier) où le regard du lecteur, tout en accommo­dant sur les cases prises une à une, ne doit pas per­dre de vue l’ensemble (strip ou planche) au sein du­quel ces isolats statiques que sont les cases se raccordent, tant linéairement que tabulairement. Passer outre les spécificités et les servitudes de l’image fixe ne peut que conduire à l’échec. 
Mais laissons ces considérations sur le 9e art, et attachons-nous à quelques points de repère. Alain Gervereau donnait récemment sur son site (imagesmag.com) cette règle empirique, mais efficace, qui consistait à respecter trois moments dans l’analyse : la description, la recherche des contextes et l’inter­prétation. Si l’expérience nous mène à comprendre vite que ces trois moments sont en fait indissociables (exemple : décrire, c’est déjà interpréter), force est de reconnaître que nous tenons là, sinon une méthode, du moins une marche à suivre. 
La recherche des contextes engendre les principa­les difficultés. Pourquoi ? Parce que les contextes, en effet, sont nombreux, souvent de natures différentes et ne cessent d’interférer les uns avec les autres. Essayons pourtant d’en dresser une liste : 
1/ Le contexte historico-géographique. Les réflexes de l’historien (qui, avant toute chose, date et situe dans l’espace) doivent être les nôtres. 
2/ L’image elle-même : celle-ci est, en effet, son pro­pre contexte. On veut dire que les constituants de l’image interfèrent les uns sur les autres, au point de créer des phénomènes de “sémiogenèse” (les articles que nous publions dans étapes : traitent souvent de cette question). 
2 bis/ Le rapport texte/image (qui demanderait à lui seul un long développement...). 
3/ Le support de médiation. 
4/ Le sujet de l’énonciation. 
5/ Les contextes culturels : parmi ces derniers, l’ima­ginaire linguistique et la question de l’intertexte, au­trement dit ce qui relève de l’emprunt, du détourne­ment, de la parodie, du pastiche, de la réminiscence, etc. 
On le devine, beaucoup de choses reste à dire. Retenons (le plus arbitrairement du monde) seule­ment deux ou trois points de notre liste. 
Le support de médiation. La prise en considération du support de l’image est évidemment primordiale à une époque vouée à la duplication généralisée. Outre les “bruits” liés à la reproduction, il convient de resti­tuer les dimensions mêmes de l’image. Pourquoi ? Parce que ne pas les rappeler, c’est se mettre en posi­tion de faire de sérieuses bourdes. Ainsi, une repré­sentation donnée une première fois sous forme d’affiche, une seconde fois dans un magazine, corres­pond-elle à deux images. Cela pour la raison que la distance de l’image au corps du spectateur, dans les deux cas, n’est pas la même. Ce qui signifie, encore, que les éprouvés induits, ici et là, sont de natures dif­férentes. 
Autre point plus délicat, le “sujet de l’énonciation”. Fréquentes sont les occasions de constater que les signifiants sur lesquels s’est exercé le travail de l’imagier “débordent” les signifiés a priori escomptés par lui (ou, inversement, mobilisés en premier lieu par le lecteur). Exemple : vous vous appelez Picabia ou Duchamp. Vous vous saisissez d’une reproduction de La Joconde ; vous lui collez des moustaches, et agrémentez le tout d’une légende facétieuse (L.H.O.O.Q. = elle a chaud au cul), vous faites circu­ler. Trente ans, quarante ans après votre “forfait“, vous vous apercevez que votre collage n’en finit pas de susciter des commentaires, des questions et des interprétations diverses : 
“Il faut en finir avec l’art classique.” 
“S’il convient de ne pas renier les œuvres du passé, il convient, en revanche, de ne pas les survaloriser ; à tout le moins de savoir regarder, aussi, les œuvres de son temps.” 
“L’original n’est pas à confondre avec la reproduc­tion qui peut subir tous les outrages. Sauf si l’on s’acharne à les confondre.” 
“Que faut-il penser de cette confusion ?” 
“La Joconde était une femme à barbe qui “cachait son jeu”.” 
“Que serait alors ce jeu caché dont les moustaches seraient la métaphore ?” 
“Partant, faut-il considérer que le hors-cadre (le bas du personnage) n’était pas montrable (d’où la légende L.H.O.O.Q), etc.” S’ensuit une marge d’incerti­tude, quant au sens, sur laquelle l’analyste peut se mettre à travailler. Cette marge, qui se situe quelque part entre l’intention de l’auteur et l’attente du lec­teur/spectateur (intention et attente qui ne passent pas par une claire conscience de leur objet), nous l’appellerons “le sujet de l’énonciation”. Le “sujet de l’énonciation” est donc ce qui se négocie entre l’in­tention, avouée ou non, de l’un (le publicitaire, le dessinateur, le photographe, etc.) et l’attente, claire­ment formulée ou non, de l’autre (l’acheteur, l’ama­teur, le spectateur). Barthes parlait de la «fonction d’ancrage» jouée par le texte. Dans l’appréciation des images, nous inclinerions à dire que la lecture de celles-ci ne dépend pas tant de l’“ancrage“ que de ce dont elle permet, au contraire, l’exercice, à savoir l’inter-diction/rentre-diction : censure et suggestion mêlées. Nous voilà sans doute en meilleure posture pour déjouer l’irritante, naïve et sempiternelle ques­tion : Croyez-vous que l’auteur ait voulu dire tout cela ? Un dernier mot sur les contextes culturels. Une image est souvent destinée à “illustrer” un propos, un. fait (c’est le propre de ce qui fut si longtemps la pein­ture d’histoire), voire à moquer un événement (le des­sin de presse). Les grands textes (la Bible, les fables antiques, etc.), furent les “pré-textes” des peintres, comme aujourd’hui l’actualité est le pré-texte des hu­moristes ou des publicitaires. La place nous manque, mais on comprend qu’il faudrait aussi aborder les re­lations duplices du pré-texte (le texte qui précède) et du “prétexte” (la raison avancée), ou, si l’on préfère du motif (l’objet élu de la représentation) et le motif (l’alibi). 
En vérité, l’analyse des images est une longue pa­tience. Tout comme l’apprentissage du piano. Il faut pratiquer et pratiquer encore.