FRIDA KAHLO
L’Expressionniste La Surréaliste, La Maniériste

Conférence faite à la maison de la culture d’Ancizan (Hautes Pyrénées) en 2018.

F.K., Auto portrait au collier d’épines 40.

F.K., Henri Ford Hospital,1932.

Les liens entre la vie et l’œuvre de cette femme d’exception sont parfois très serrés. Frida peint, en effet, des tableaux qui sont autant de retentissements de sa vie douloureuse. Mais, ce soir, je m’en tiendrai à l’approche de quelques toiles.  

J’ouvrirai sur une biographie minimale.
Frida Kahlo est née au Mexique, en 1909, à Coyoacàn, petite ville voisine de la capitale.
En 1915, elle est victime d’une poliomiélyte (sa jambe droite restera atrophiée).
Très intelligente, elle intègre, dès l’âge de 16 ans, la Preparatoria (Institution de prestige à Mexico qui compte 35 filles et… 2 000 garçons).
1925. FK est victime d’un très grave accident de la circulation, qui laissera de terribles séquelles (trois avortements ; colonne vertébrale très gravement touchée ; plus tard, elle sera maintes fois opérée et devra porter un corset. Sans parler du pied droit amputé). Elle peindra souvent, allongée (image 1).

Image 1

1928, initiée à la politique par Diego Rivera, elle adhère au Parti Communiste Mexicain. Elle restera léniniste puis stalinienne (même si elle est obligée de démissionner pour ses voyages aux USA).

Image 2

1929, Elle se marie avec Diego Rivera (image 2), grand artiste (Il a 21 ans de plus qu’elle). Cette huile est de 1931.
Elle voyage à San Francisco. Puis à New York, va dans les galeries de peintures (à New York elle voit des peintures de Salvador Dali). Vie du couple cahotique.

Image 3 - F.K., La Gringolandia (au fond les Aztèques, devant les USA).

Dégoût des USA (image 3) où elle retournera pourtant. 
1937. Trotski, poursuivi par les tueurs staliniens, arrive au Mexique. Il vit chez Frida et Diego à la Casa azùl
1938. Divorce (elle tente de rester une alors qu’elle est deux, celle qui aime et celle qui rejette).
1939. Modus vivendi avec Diego.

Image 4 - (Diego Rivera, Trotski, Breton)

Rencontre avec André Breton et de son épouse, Jacqueline Lamba (qui deviendra une peintre fort talentueuse). Elle expose à New York, puis à Mexico (expo de groupe).
Elle va à Paris Expo (Breton ne s’occupe pas d’elle : elle parle de « ces fils de pute de surréalistes »). Elle en veut beaucoup à Breton, jugé très suffisant. Seul Marcel Duchamp, qui l’aide, a grâce à ses yeux.
1940. Remariage avec Diego.
1943. Très graves ennuis de santé (nombreuses opérations du dos) (image 5).

Image 5 - La colonne brisée, 1944.

1953. Amputation de la jambe droite. 
1954. Frida meurt à Coyoacàn.
Frida Kahlo aura peint environ 200 œuvres, dont beaucoup d’auto-portraits.


Image 6

Quelques traits (image 6)  définissent Frida Kahlo. 
- Elle est naïve.
- C’est une femme très cultivée artistiquement parlant : sa mère est peintre, son père un photographe réputé. Elle sait ce qui se passe en Europe, notamment à Paris.
- C’est une amoureuse (souvent déçue).
- Elle est féministe, ce qui ne se repère guère dans sa peinture, mais dans sa façon, très indépendante, de vivre. Elle se venge des infidélités de son mari en ayant des aventures homo ou hétérosexuelles.
- Elle est  politiquement d’extrême gauche. 
- Elle est nationaliste (férue de culture mexicaine, celle d’avant Cortès). Elle connaît les trois cultures : aztèque, coloniale, mexicaine.
- Elle se défend d’être surréaliste, car, dit-elle elle, elle ne peint pas ses rêves. Mais Breton pense, au contraire, qu’elle est surréaliste. Elle l’est, de fait, à tout le moins à de certains moments.


La Naïve

Image 7 - 1931, 100 x 79 cm.

Frida Kahlo se caractérise par sa capacité à user de styles divers : ces styles ne correspondent pas à des étapes ; ces styles reviennent au gré des sujets traités. Frida Kahlo commence, en autodidacte qu’elle est, par faire des tableaux naïfs. Cette manière de peindre reviendra de façon sporadique.

La veine naïve
Frida Kahlo peint le couple qu’elle constitue avec Diego Rivera. 
Diego Rivera est plus âgé qu’elle et c’est une force de la nature. Elle, c’est tout le contraire : beaucoup plus petite, frêle, infirme. Frida et Diego, parce qu’ils forment un couple, se donnent la main. Elle est allée chercher la main de Diego, qui la tient comme on tient un objet vous appartenant.
Image stéréotypée du seigneur et maître et de sa femme, qui l’assiste. Frida penche la tête vers son mari : léger signe d’obédience et d’amour. Elle est, en outre, légèrement en retrait de Diego.
Rivera domine de toutes les manières. Il reste que… c’est elle qui a peint la toile. Et qui, donc, a le dernier mot. Sacrifiant aux conventions, elle sait cependant ce qu’elle peint en toute connaissance de cause…
D’autres traits de ce double portrait viennent caractériser les personnages. Le lourd et massif Diego (en bleu alors qu’elle est en rouge) à les pieds bien plantés sur terre. Si ses pieds sont disposés à la Charlot, ça n’est pas pour une raison comique, mais parce que, de profil (ou plutôt de ¾) les chaussures sont plus faciles à représenter. Affirmer cependant qu’il n’y a pas là un petit signe d’ironie n’est pas impossible…
Mais il y a mieux. Frida s’est peinte en quasi-lévitation : effet donné par son léger retrait sur ce fond quasi plat. Non que Kahlo veuille apparaître légère (c’est- à-dire, métaphoriquement, n’ayant pas le sens du réel) mais, peut-être parce qu’elle se sent ne pas faire le poids à côté de cet homme aussi puissant que lourdaud…

Mais, une autre signification se fait jour ici.
Question : la disposition générale des deux personnes peintes par Frida est-elle expressément voulue comme telle ? Ou bien, est-ce une composition, non totalement voulue comme telle ? Je fais l’hypothèse suivante : Frida, certes, s’est peinte selon les canons de la tradition (par exemple, pour signifier le deuxième plan on peint un peu plus haut que celui du premier plan). Mais elle s’est peinte aussi en raison d’un certain symbolisme, peut être non conçu comme tel. Je veux dire de Frida qu’elle donne subliminalement l’air de léviter. Derrière la différence de taille et la disposition devant (l’homme) en retrait (la femme) un autre décalage entre elle et lui, se fait jour : une discrète indépendance, peut-être même un désir secret d’émancipation (emancipare : mettre hors de, libérer). Ainsi en utilisant une métaphore, on pourrait dire que Frida (mine de rien et peut être sans bien s’en rendre compte) joue presque la fille de l’air !!! Faisons-nous analyste : la lévitation peinte serait alors plus un symptôme qu’un signe délibéré…
On rétorquera que l’expression « jouer la fille de l’air » est une expression française, que cette expression n’existe pas en mexicain, c’est-à dire en espagnol. On aurait tort. « La hija del aire » fait partie du stock linguistique des hispano américains cultivés. La Hija del aire est le nom d’une pièce de Calderon de la Barca (grand Classique espagnol) où Semiramis, reine de Babylone essaie, précisément, de fuir sa condition… Alors, chez Frida, hasard ou nécessité comme diraient les philosophes ? Je penche, on l’a compris, pour une certain déterminisme, ici : une secrète nécessité.
Les images, où des significations secondes se manifestent, abondent dans la peinture, mais il faut les détecter. Je tâcherai de m’y employer plus loin.

Image 7 bis

Ajoutons encore ceci : Les peintures naïves, comme les ex-voto que Frida Kahlo affectionne, sont souvent accompagnées d’une légende incluse dans le corps du tableau.
Au-dessus du couple, dans une sorte de phylactère placé dans le bec d’un oiseau, les quelques mots d’une dédicace faite à un mécène rencontré par Frida Kahlo à San Francisco : Albert Bender.

Autre image naïve caractéristique : l’arbre généalogique 1936 (image 8).

Image 8

La peinture naïve est celle où l’artiste se dévoile le mieux comme autodidacte (Elle n’a cure des règles classiques de la perspective).
Observons d’abord que cette œuvre est à la fois un tableau et un schéma. Un schéma où les noms ont été remplacés par les portraits des grands parents et des parents. Les grands parents à gauche sur fond de paysage sont des Mexicains métissés, ceux de droite des gens d’origine germanique (ils ont traversé l’océan). La mère est derrière son mari, mais elle est plus grande que lui. Elle le tient par l’épaule comme pour le protéger. C’est sans doute une forte femme. Elle porte un bébé, pareil à ceux que Frida rêvera de mener à terme.
La structure en V du schéma général de l’arbre, qui va rétrécissant, se présente comme une résultante, mais aussi comme la pointe d’un pubis d’où Frida procède. Une Frida en principe promise à l’enfantement.
Elle a trois ans. Pour l’heure, elle est installée dans le périmètre d’une demeure protectrice. Cette « descendante » a tout pour réussir : elle est de belle ascendance. En vérité, on repère quelques ombres au tableau : le fœtus dans le ventre de sa mère, le spermatozoïde et l’ovule.
Les signes de la procréation, dont on sait qu’elle sera problématique chez elle, sont clairement représentés.
Aussi, peut-on lire cette figure de la descendance comme une figure de la décadence (decadere a donné ces deux mots : décadence et descendre).
Dans la peinture naïve (mais pas seulement dans cette dernière) les personnages, souvent hiératiques, se tiennent comme on se tiendrait devant un peintre, ou un photographe, dans ses plus beaux habits. Il y a, en outre, chez les naïfs, le besoin de regrouper, de classer, de collectionner, mais aussi d’aligner les objets où les personnages au moins de les regrouper. Les naïfs sont souvent des classificateurs, des dresseurs d’inventaire. On dirait que F.K. a besoin, ici, de se forger - comme le font les enfants ou certains adeptes de l’art brut - une image catégorisée du monde ; un monde où les choses bien qu’exhibées (en situation) sont avant tout exposées comme dans des  planches pédagogiques ou des illustrations de livres d’enfants).

Voyez ces peintures naïves (images 9 et 10).

Image 9 - La carriole du Père Junier (Le Douanier Rousseau).

Image 10 - L’autobus de Frida Kahlo.


L’expressionniste

Image 11 - Munch, Le Cri, fin du XIXe siècle.

Image 11. D’une façon générale, l’Expressionnisme donne sa place aux fortes émotions éprouvées par l’artiste. Il se caractérise par  des scènes brutales, inquiétantes, et parfois horribles.

L’image qui suit est difficile à affronter (image 12) : il s’agit d’un accouchement (ce qui n’est déjà pas une partie de plaisir), mais cet accouchement est représenté dans un environnement extrêmement dramatique.  

Image 12 - 1932, Ma Naissance, huile sur métal, 30 x 35 cm.

Ce tableau, difficile à affronter, est  bouleversant à plusieurs titres :
1. - Frida peint sa propre naissance (un peu après avoir subi une fausse couche) et l’année même où meurt sa mère (qu’elle n’aimait pas). Extrême originalité d’une artiste capable de faire aussi bravement retour sur elle-même. Et, brossant son tableau de la sorte, elle est capable d’instaurer, on ne peut plus démonstrativement, l’origine de sa destinée souffrante.
Pour singulière qu’elle soit, la scène peinte est universelle puisqu’elle nous renvoie tous peu ou prou à cet arrachement que fut notre arrivée au monde, arrachement dont nous mettrons notre vie à guérir. À preuve, ces deux grands écrivains qui, parce qu’ils sont de grands écrivains, disent une vérité, au moins partiellement partageable.
J.-J. Rousseau : « Ma naissance fut le premier de mes malheurs ».
F.-R. de Chateaubriand : « Je revois la chambre où ma mère m’infligea la vie…»
En se peignant de la sorte en train de naître, l’héritière de trois cultures nous entretient gravement de ce qu’est le fait d’être au monde. Et F.K. de rejoindre avec son tableau ce que Miguel de Unamuno signifiait lorsqu’il parlait du « sentido tragico de la vida ».
2. - Le point de vue en légère plongée force le spectateur à faire face au processus de la parturition. Avec cette dernière, nous sommes loin de l’imagerie de ce qu’on appelle un heureux événement, loin de la tradition chrétienne de la Nativité. À noter, en outre, que la Vierge représentée sur le tableau du fond est en réalité une Vierge de douleurs (liée, comme on sait, à la mort de son Fils sur la croix).
En somme : nous n’avons ni une Nativité, ni une naissance, mais un accouchement en train d’avoir lieu.
Faisant écho au sentido tràgico de la vida, la parturition est associée une deuxième fois à la mort. Le drap qui recouvre le visage de la mère n’est pas le drap de la pudeur mais un quasi-linceul.
Deux remarques, à nouveau :
1. - Cette peinture, qui nous donne à voir la naissance de Frida, fonctionne comme une métaphore. Frida naît, et, faute d’enfanter à son tour, devra accoucher d’elle-même toute sa vie (en tant qu’artiste, en tant que femme appelée sans cesse à se dépasser. Car donner naissance, c’est, à la lettre, se dépasser).
2. - Avec Ma naissance, F.K. brise un tabou. Celui de la représentation de l’accouchement lui-même.

Le drap recouvrant traditionnellement le bas ventre lors de la naissance (image 13) recouvre chez Frida le haut du corps. Comme si c’était la tête de sa mère qui était obscène, et non son sexe ouvert aux dimensions du bébé.
Avant Ma naissance, l’image de l’accouchement, des siècles durant, a été censurée. Peut être parce que la vue du « tu accoucheras dans la douleur » était insupportable aux hommes. Pourquoi ? On peut penser que sous couleur de pudeur (ce qui ne peut être ignoré), les hommes récusent l’image de la naissance parce qu’ils n’ont pas le pouvoir, eux, de donner la vie.
Avec le XXe siècle les choses changent.

Image 14 - Chagall - Image 15 - Ron Mueck.

Pourtant, avec les deux œuvres (images 14 et 15), c’est d’un post partum qu’il s’agit. L’enfantement a eu lieu. La représentation de l’accouchement lui-même, c’est Frida qui l’ose.
Je ne parle pas des vidéo, voire du cinéma ; par exemple la partie du film documentaire en couleur d’Antonioni Chung Kuo où l’on voit, en caméra rapprochée, une césarienne sous acupuncture.
Enfin, il convient de signaler que cette pudeur christiano-occidentale, ne se retrouve pas chez les indiens d’avant Cortès (image 16).

Image 16 - Poterie précolombienne.

F.K., femme néo Aztèque, renoue avec la tradition de ses ancêtres. La naissance placée sous le signe de la déesse Tlatzolteotl (déesse des accouchements).


La Surréaliste

Image 17 - Le Portrait du docteur Burbank.

Image 18 - Ce que l'eau m'a dit.

Je parlerai du Portrait du Docteur Burbank, et de Ce que l’eau m’a dit.
D’abord, Le portrait du Dr Burbank,1931, huile sur masonite, 85 x 60 cm  (image 17).
Lorsqu’André Breton et Jacqueline Lamba, son épouse, arrivent au Mexique en 1937, le chef de file du Surréalisme est frappé par l’esprit surréaliste de certaines toiles de F.K. En retour, Frida est surprise de la surprise d’André Breton. Elle ne se sent pas surréaliste du tout, bien qu’elle sache (plus ou moins bien) ce qu’est le Surréalisme (lectures, reproductions, découverte des œuvres de Dali à New York début des années 30).
Breton, donc, en découvrant le Portrait du docteur Burbank, (peint en 1931), n’en croit pas ses yeux.
Mais d’abord, un petit rappel de ce que Breton entend par Surréalisme. Dans Les Vases communicants, Breton déclare :
« Je souhaite qu’il (le Surréalisme) passe pour n’avoir tenté rien de mieux que de jeter un fil conducteur entre les mondes par trop dissociés de la veille et du sommeil, de la réalité extérieure et intérieure, de la raison et de la folie ». En bref, le surréalisme relève de cette sensibilité poétique où les domaines les plus opposés (veille/sommeil) peuvent être reliés « dans une vaste et profonde unité », ainsi qu’aurait dit Baudelaire.
Que penser du Portrait du docteur Burbank  à cet égard ? Participe-t-il de cette symbiose où les domaines les plus opposés, voire incompatibles,  cessent d’être perçus comme contradictoires ? Le Dr Burbank, homme-arbre, est à la lettre une chimère (comme les anges, les filles-fleurs, les sirènes, les centaures, tous êtres non présentables mais représentables. Toutes « créatures » monstrueuses in fine acceptées depuis la nuit des temps).
Mais un distinguo, ici, doit être fait : car il y a créature mixte et créature mixte : et c’est là que nous entrons dans le vif du sujet.

Image 17bis - F.K. - Image 19 - Cécile Reims, Métamorphoses, courant XXe s.

Comparons Le Portrait du Dr Burbanks - l’homme-arbre de F.K. à la femme-chienne de Cécile Reims (illustration de l’artiste pour Les Métamorphoses d’Ovide).
Il semble que Le portrait de Burbank n’ait pas la force de l’œuvre de Cécile Reims. Le cas de la métamorphose, osée par Cécile Reims - la femme-chienne - est beaucoup plus dérangeant que la toile de F.K.
Quitte à relativiser l’enthousiasme de Breton, avançons quelques nuances. L’œuvre de F.K., à mon sens, relève simplement du merveilleux, alors que la femme-chienne de Cécile Reims, troublante à souhait, est, selon moi, proprement fantastique. Le merveilleux, en principe, n’est pas inquiétant - même si c’est extravagant - alors que le Fantastique (la subversion du vraisemblable) l’est. De fait, les Surréalistes se sont toujours intéressés au Fantastique.
La femme de Cécile Reims, en se faisant chienne (ou bien l’inverse), nous place sur une scène mentale ou la métamorphose nous est suggérée en tant que processus. Comme s’il y avait déjà de la chienne dans la femme, ou déjà de la femme dans la chienne : ce qui nous inquiète et nous renvoie au vieux fantasme de la physiognomonie (image 20) où les frontières entre l’humain et l’inhumain se voyaient transgressées. Comme si, encore, les limites, les ordres ou les catégories n’étaient pas vraiment fixés (nous sommes aux antipodes de l’art naïf).

Image 20 - Physiognomonies de Charles Le Brun.

Image 17ter

Or, rien de tel chez F.K. où l’horticulteur, qui croise les espèces, et qui, lui-même, résulte d’un croisement (végétal/animal), ouvertement allégorique, n’a rien d’inquiétant. À cet égard, l’huile prend la suite de toute une tradition (image 21) de l’arbre-homme chez qui, peu à peu, l’étrange s’est affadi pour n’être plus que curieux.

Image 21 - Tiepolo, Daphné fuyant l’entreprenant Apollon se change en laurier grâce à l’intervention du dieu-fleuve Pénée.

Burbank n’est en somme qu’un homme tronc… Le portrait du docteur n’a rien de vraiment troublant.

Image 22 - La Découverte

Alors qu’un Magritte arrive (image 22) à renouveler l’idée de métamorphose (chair/bois) de la façon la plus saisissante. Le tableau de Magritte est surprenant même au sens il induit la SURPRISE, à savoir ce qui nous prend en venant « sur » nous.

Autre dimension du Portrait de Burbank.
La relation vie/mort. - Ici, la vie se nourrit de la  mort, qui sont inextricablement mêlés. Ce qui est une vision du monde mexicaine héritée à la fois des Aztèques et des Chrétiens (image  23)
La vie et la mort cohabitent :

Image 23 - Tableau de Rivera, Fête mexicaine avec le personnage de la Catrina.

Sur ce point, le tableau F.K., à nouveau, est plus surréalisant que surréaliste.
Ces nuances introduites, on peut suggérer la raison pour laquelle Le Portrait du Dr Burbank a pu séduire Breton. En effet, le « sous-texte » mythico-religieux du tableau, à l’époque où Breton découvrit l’œuvre, pouvait avoir quelque chose de subversif. Représenté de la sorte, Burbank fait le lien entre le sous-sol (le royaume des trépassés), et le ciel où s’inscrivent les figures tutélaires de la sainteté, comme dans les ex-voto. Avec cette Assomption païenne, Burbank - s’extrayant des Enfers - accède, comme aurait dit Arthur Rimbaud, à la « circulation des sèves inouïes » : c’est-à-dire à la réinstallation cyclique de l’homme dans le Grand Tout. On sait qu’au-delà de tout accomplissement au sens chrétien du terme, les surréalistes guettaient ces moments de transcendance sauvage.

Image 18 bis - Ce que je vis dans l’eau, 1938.

C‘est sans doute le tableau le plus surréaliste que F.K. ait peint (1938). Frida est dans son bain. On voit ce que voit Frida : notamment ses pieds qui, sortant de l’eau se reflètent renversés dans cette sorte de miroir (le pied droit, mutilé, porte une cicatrice sévère). C’est un exemple de - comme on dit au cinéma - une vision subjective. Hors champ, c’est Frida à laquelle nous nous substituons.

Image 24 - Image 8 bis.

Que sommes-nous en train de regarder ? À la surface de l’eau du bain surnagent des fragments de tableaux peints par l’artiste.
Que penser de cela ? Dans la baignoire qui la circonscrit et qui la protège a priori, Frida, en vérité n’est à l’abri de rien, notamment de ses obsessions et réminiscences qui sont comme une sorte d’ennemi intérieurSes réminiscences reviennent à la conscience comme du fond de la psyché, assimilée à la profondeur de l’eau (images 24 et 8 bis).
Il est aisé de comprendre que F.K., qui a régressé dans son bain, tente de se rassembler, de se refaire une unité (comme on se fait une beauté). Or sa vie n’a été que démembrements : accidents, avortements, blessures de l’amour bafoué, avanies en tous genres. Et voici que son passé revient. Les images de ses désirs et de ses peurs, forment ici une sorte de collage géant dont les éléments épars sont la reprise de certaines de ses toiles.
Pourquoi ce tableau peut-il nous toucher (« peut-il » car il se peut que l’œuvre soit par nous repoussée) ? Parce que Frida peint ce qui nous regarde (aux deux sens du mots). Car, fût-ce à des degrés divers et selon d’autres modalités, nous ne sommes, nous aussi, que la somme de nos actes (Sartre) et de leurs répercussions psychiques. Frida (tout comme nous) est faite « de l’étoffe de nos rêves et notre vie infime est cernée de sommeil ». Ces mots de Shakespeare prêtés à Prospero dans La Tempête. Dans son bain, l’artiste fait cette expérience qu’on appelle « anamnèse ». L’anamnèse est l’ensemble des renseignements fournis au médecin par le malade ou par son entourage sur l'histoire d'une maladie ou les circonstances qui l'ont précédée. Ce tableau est une manière de psychanalyse.
Cette remontée des images erratiques, enserrées dans le cadre de cette eau miroitante, nous laisse cette impression qui veut que, parfois, les rêves soient plus vrais que la vraie vie dont on a pu dire qu’elle était affectée, au reste, d’un faible coefficient de réalité. « La vie est un songe » (Calderon,  encore). On pense, encore, à cette phrase de Blaise Pascal (que Breton cite dans Les Vases communicants) : « Personne n’a d’assurance hors la foi s’il veille ou s’il dort ; vu que durant le sommeil on ne croit pas moins fermement veiller qu’en veillant effectivement. De sorte que la moitié de la vie se passant en sommeil par notre propre aveu… qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n’est pas un sommeil un peu différent du premier, dont nous nous éveillons quand nous croyons dormir ».


La “maniériste”

Exemples de quelques images maniéristes : École de Fontainebleau, Bronzino, Tamara de Lempicka, Léonor Fini, Villemot.

Tout comme le surréalisme, l’expressionnisme, l’art naïf, le maniérisme est à la fois une tendance universelle, repérable de loin en loin dans l’histoire de l’art, et un mouvement artistique nommé comme tel pour une époque donnée.

Image 25 - F.K. Auto portrait, 1926. - Image 26 -  F.K. Alicia Galant, 1927.

Pourquoi peut-on parler de maniérisme chez Frida ?
Chez Frida Kahlo, le maniérisme se repère dans les poses « empruntées » des personnages - surtout des femmes (image 27). Ces dernières peuvent être représentées de façon très hiératiques, c’est-à-dire « sacrées », aristocratiques. Les femmes ont des longs cous, des visages très dessinés, des mains aux doigts déployés de façon bien particulière.
Que penser de ce maniérisme chez Frida ?
Cette recherche de l’élégance, de l’affectation, de la sophistication, de la théâtralité un rien forcée est peut-être une façon - à l’instar les grands maniéristes du XVIe - de célébrer une certaine idée de la femme. Dans la société hyper machiste où vit Frida Kahlo, tout ce travail sur la stylisation de sa personne ou celle de certaines de ses amies est sans doute une manifestation de son féminisme.
Hiératique, Frida Kahlo prend ses distances avec le monde pour mieux se retirer en elle-même. Elle nous impressionne car c’est depuis ce retrait qu’elle soutient le regard du spectateur.
Certes, une telle posture n’est pas spécifique à F.K. Il n’en reste pas moins que notre artiste a retrouvé la nécessité de cette posture en retrait (j’insiste sur ce mot). Et cela nous en impose.

Vierge de la Guadalupe - Image 27

F.K., Auto portrait,  image 28, dédié à Léon Trotski

Ce mode du retrait est universel. Voyez la Vierge de la Guadalupe (image 27). Certes, Frida n’est pas la Vierge de Guadalupe !!!! Mais Frida va devenir une icône partout représentée.
Une icône, c’est deux choses :
- c’est une image à laquelle est voué un culte (religieux nationaliste et/ou féministe) ;
- c’est aussi une image dotée d’une aura.
Qu’est-ce donc qu’une aura ? Définissant l’aura, le philosophe allemand Walter Benjamin dit que « l’aura, est l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il ». Autrement dit : l'image auratique d’un objet, « toujours déjà » hors d’atteinte, et pour cette raison ardemment désiré.
Pour le dire en d’autres mots : si nous sommes au XXIe s., si F.K. n’est pas une Grande d’Espagne, son image et sa prestance sont, pour les thuriféraires de l’artiste, de l’ordre de l’apparition. Je veux dire encore ceci : sur ce dernier portrait, F.K. n’est pas dans le monde, mais entre les rideaux ; elle est comme sertie par le monde. L’image de Frida (prêtresse de son propre culte) est une lumière par rapport à laquelle tout ce qui l’entoure serait léthargie.
Comme vous vous en doutez, cette approche est lacunaire. Il manque en effet, les approches qui auraient pu être consacrées à :
- Frida, la mystique sans Dieu ;
- Frida, la Mexicaine ;
- Frida, la politique ;
- Frida et le féminisme.