Les trois âges de l'amour : une métaphore “filée”

Affinant sa démarche théorique par l'exemple (1), Pierre Fresnault­-Deruelle nous propose la lecture d'une image populaire, une carte postale où l'on se moque du mariage bourgeois, qui vit longtemps barbons et tendrons convoler (déjà Molière...). La lecture de ce docu­ment part du présupposé qui veut qu'un motif iconographique donné ne puisse être isolé de la tradition qui en « prépare » la venue. La médiologie a aussi, aux dires de l'auteur, son mot à dire dans la mesure où la question du thème et de son traitement ne sauraient être séparés de la prise en considération du support. Bien que fruste, une certaine “vision du monde” y se fait jour dont il convient, également, de pointer les indices.

Vers 1900. Intitulée “Les 3 âges de l'amour”, cette carte postale, d'une « fraîcheur vieillotte », a retenu notre attention. Un léger retour analytique sur celle-ci montre qu'outre son aspect plaisant cette carte nous avait « fait signe » (ce qui est à l'origine des lignes qui viennent). Il s'agit, en effet, d'un objet faussement simple qui méritait qu'on allât y voir de plus près. Pareilles aux couches géologiques d'un « bon » fragment de roche prélevé sur le terrain, des « nappes signi­fiantes » affleurent dans cette fable en forme de triptyque. De fait, sous la surface lisse de cette suite, toute une « géologie » affleure, qui témoigne du « compactage » de divers modes de représentation. Cette « géologie » pourrait avoir pour nom « iconologie ».

DESCRIPTION, LECTURE 
Sur la première vignette, un homme et une femme s'embrassent. Ils sont à bord d'une automobile lancée à toute allure (« 100 à l'heure », vitesse inouïe, à l'époque). Un lieu commun (topos) est ici en voie de formation qui va flaire florès. Voyez, à cet égard, ce dessin trouvé en juin 2006 dans un quotidien régional sous le titre « Programmés pour aimer 3 ans ».

 
Dessin de Thierry Jollet, Nouvelle République du Centre Ouest, samedi 10 juin 2006. (Avec l'aimable autorisation de l'auteur)

Retour à notre carte : le désir amoureux est associé à la motorisation des moyens déplacements, qui va se prêter aisément aux comparaisons mécaniciennes (l'allumage, la carburation, les cliquets, les pistons, etc.). Notre couple « file » donc le parfait amour. Les légendes en bas de page sont au titre général (en haut) ce que la voiture est à nos personnages : des spécifications métaphoriques. En un mot, parce qu'ils roulent plein gaz (voyez la fumée), les protagonistes vivent le plus vif des « transports ». D'entrée de jeu, un double registre sémantique s'est instauré où chacune des deux isotopies (l'amour / la motorisation) sert de niveau d'interpré­tance à l'autre. Mais se pose également cette question : nos deux tourtereaux s'embrassent-ils malgré le danger qu'ils courent (ils ne regardent pas la route) ? Ou bien est-ce l'amour qui, « leur donnant des ailes », s'est allégorisé en automobile ? On sait qu'un motif iconique « décolle » d'autant mieux d'avec la vraisemblance qu'un peu de métaphoricité s'y prête. 
Sur la seconde vignette, l'homme, cigare au bec, tient fermement le volant, tandis que sa compagne, les mains dans son manchon, s'est renfermée en elle-même. Nos personnages semblent suivre leurs propres pensées. Se sont-ils assagis ou bien leurs relations se sont-elles refroidies ? Quoi qu'il en soit, la légende, « 25 à l'heure », qualifie la vitesse moyenne à laquelle roulent les toutes premières automobiles : ce qu'on pourrait nommer une « vitesse de croisière ». Érotiquement parlant, le dessi­nateur signifie que ce couple poursuit vaille que vaille une vie commune où chacun, cependant, s'est trouvé un rôle bien à lui. L'homme conduit ; la femme, légèrement à la renverse, se laisse conduire. Même si rien n'est plus comme avant ( ils ne font pas front commun), nos personnages continuent d'avancer de concert. 
Sur la troisième case, la voiture est à l'arrêt (on voit distinctement les rayons de la roue, les gaz d'échappement ont disparu). L'homme est descendu de son véhicule. Les mains dans les poches, il semble désemparé (la fumée de sa cigarette dessine un vague point d'interrogation). La présence d'une clé plate sur le sol indique qu'une réparation a été entreprise, en vain. La mention « la panne » lève à cet égard toute ambiguïté. Ce mari, devenu un vieillard chenu, est désormais sexuellement hors d'usage. La femme, elle, n'a pas quitté sa place (symptomati­quement, sa main droite est sur le volant). Elle prend acte de l'impuissance de son époux (la question de la présence du timbre-poste sera abordée plus loin). 
En somme, il s'est agi d'entreprendre une course que les deux protagonistes, dans un premier temps, abordent sans crainte. La case 2 nous montre qu'un espace désormais sépare les personnages qui se sont adaptés à la situation : à mi-chemin de leur voyage, l'homme et la femme sont passés de la fougue à la tempé­rance. L'inéluctable troisième épisode, quant à lui, relève ouvertement du constat : l'homme n'est plus « dans la course ».

RÉFÉRENTIELS 
Le traitement de la séquence résulte pour partie des apports de différents genres ou médias (gravures, lanternes magiques), « tons » (humour, satire, proverbe), motifs iconographiques (« la course », « les âges de la vie »), à quoi s'ajoute le recours au « truc » de la métaphore filée. 
A/ L'imagerie des lanternes magiques d'antan prête, sinon son esthétique, du moins une part de sa codification au système scène / décor de la carte.

 
Extrait de “L'Histoire de Geneviève de Brabant” Lapierre, France, 1880. Coll. Cinémathèque française.

Avec cette dernière, nos personnages et leur voiture se détachent sur une plage noire dont on peut penser qu'elle est ce qui subsiste des fonds opaques des plaques de verres utilisées autrefois lors des séances de projection. Autrement dit, l'histoire de notre couple n'a rien de spécialement nocturne (ou fantasmago­rique), elle se déroule seulement, sur un fond apte à « illuminer » au mieux les protagonistes. Même si elle est peu soignée, la distribution des teintes de ces dessins nous apporte la preuve que rien n'a été laissé au hasard. Ainsi, la couleur écarlate migre-t-elle du véhicule (cases 1 et 2) au manteau de la femme (case 3) et, ce faisant, fait office de... « fil rouge ». Au vrai, un petit système sémiotique spécifique s'est mis à fonctionner : en d'autres termes, quelque chose de la puis­sance mécanique anime désormais la seule compagne du barbon. Il s'agit de ce que Michel Tardy appelle un phénomène de « sémiogenèse » (2). 
B/ Les 3 âges de l'amour est une version « reformatée » des Âges de la vie, thème qui, des siècles durant, constitue l'un des motifs de prédilection des almanachs.

 
Imagerie Pellerin, vers 1830.

Les Âges de la vie avaient pour raison d'être de signifier à chacun sa place dans la communauté de destin qui le liait à ses proches : un ordre était rappelé en regard duquel il convenait d'assumer sa position. Cet ordre, ramené ici au seul segment de la vie sexuelle, et qui, pourtant (quoi que dise le titre), ne saurait être confondue avec la vie amoureuse, aggrave les choses : le capital érotique serait inversement proportionnel à la longévité des couples (voir le dessin de Th. Joliet supra). 
La nature du médium est déterminante dans le traitement de la matière. On veut dire que le peu de place dont dispose le graphiste a conduit ce dernier à ramasser son propos. Comme, en outre, le dessinateur a opté pour la caricature, celui-ci use de l'hyperbole (mais aussi de l'ellipse), ce qui lui permet, d'une case à l'autre, de durcir les contrastes.

Deux remarques à ce propos : 
1/ En matière de narration figurative, la France d'avant 1914 en est encore aux récits illustrés : ceux de Caran d'Ache, Pinchon, Christophe, etc. Les premières bandes dessinées européennes datent, en effet, des années folles, qui ont pour auteurs Main Saint-Ogan et Hergé. Il reste que nous avons, malgré tout, un quasi comic-strip avec constitution d'un « renversement de situation » comme il s'en produit — bien avant les premiers films muets — dans les séquences animées des zootropes et autres phantascopes. De cette remarque découle l'hypothèse suivante : la « chute » de cette carte postale trouverait son origine, non dans les histoires en vignettes des planches imprimées, type image d'Épinal, mais dans le jeu commutatif des images fixes (friandes en coup de théâtre) projetées lors des fêtes foraines. En ces occasions, lorsque le sujet s'y prêtait, les images, en coloni­sant l'écran, se prêtaient volontiers au « tout à trac » des métamorphoses.

 
Collections de la Cinémathèque française.

Bien que les cases de notre carte postale soient offertes d'un seul tenant, le passage de l'image 1 à l'image 2, mais surtout le coup de théâtre qui s'opère entre la 2 et la 3 rappelle l'art du passe-passe dont pouvait s'enorgueillir le projection­niste d'antan. Tapi dans l'ombre (et situé dans le dos des spectateurs), ce faiseur de prodiges manipulait ses plaques de verre comme on manie des filtres. De fait, c'est « magiquement » que le barbon de la troisième case a été proprement débarqué de son véhicule. D'où il s'ensuit, encore, que les « gouttières » inter iconiques à l'aide desquelles s'articulent nos bandes dessinées modernes sont des instruments de prestidigitation, parfois fort efficaces. 
2) On sait que « Les âges de la vie » (autrement appelés « Les âges de l'homme » ou « degrés des âges »), qui furent longtemps colportées, étaient traditionnelle­ment associés à une structure scalaire en forme d'arche, structure sur laquelle les marches ascendantes puis descendantes marquaient les stations de l'existence : ouverture et fermeture. Or, avec Les 3 Âges de la vie, le dessinateur, qui précipite les échéances, est passé des inflexions de la courbe à l'injonction du vecteur (3). La « vitesse du récit » en est toute changée : ça déménage ! La désagrégation est à l'œuvre qui, au fur et à mesure que passe le temps, voit les performances du véhi­cule (100 à l'heure, 25, 0) se réduire à rien. En somme, ce qui s'emmagasine, ici, c'est de l'énergie négative, contrairement au schéma classique qui fait des héros de bande dessinée d'infatigables « brûleurs d'étapes ». 
Du point de vue de la poétique (c'est-à-dire de la recherche de formes d'expres­sion ad hoc) on notera que cette suite rassemble deux directions antagonistes : l'une est celle du sens de lecture gauche->droite ; l'autre est orientée dans la direction suivie par le véhicule, gauche<-droite. De sorte que les deux vecteurs tendent à s'annuler l'un l'autre. En un mot, plus ça avance, moins ça avance. À la case 2 (au centre) déjà le surplace s'annonce qui finit effectivement par « le point mort ». 
D/ métaphore et allégorie 
Outre la référence aux âges de la vie, l'image renvoie à un second registre qui, pour être chiffré, n'en est pas moins clair. Ce registre veut qu'avec l'Âge Indus­triel, l'univers érotique puisse être dit à l'aide de métaphores empruntées au domaine de la mécanique (4). Sans doute, se souvient-on de Picabia qui, à partir des années 1915, peint ou dessine des moteurs affublés de titres tels que La Jeune Fille, Fille née sans mère, Voici la femme, La jeune Mariée, Parade amoureuse ou Portrait de Marie Laurencin. 
Dada aime désacraliser le pathos amoureux en bricolant d'ingénieux disposi­tifs qui, sous forme d'improbables planches didactiques, sont censés décrire « la fabrique humaine » (5), notamment la part féminine de celle-ci. Mais, on fera valoir que notre carte postale, pour satirique qu'elle soit, est fort loin d'atteindre la force du geste iconoclaste du dadaïste ; qu'en tout état de cause, elle n'a rien « d'anato­mique » et que le référent mécanique a trait au couple et non à la seule partenaire du conducteur. Les 3 Âges de l'amour sont loin, en outre, de la radicalité rava­geuse de Picabia chez qui la visée anthropomorphique soudain devient folle (ce que favorise les métaphores in absentia). Chez ce compagnon de Duchamp, tout peut être tout (6). Notre carte postale, en revanche, se cantonne du côté des compa­raisons « sustentées » même si elles sont provocantes. Ce qui compte (ce qui conte) avec elles, n'est pas le fait que l'Éros soit traité sur le mode machinique, mais le fait que la métaphore puisse être filée, autrement dit justifiée étape après étape, comme si le rapprochement amour physique/moteur à explosion avait, décidément, quelque chose de nécessaire.

LE TIMBRE 
On l'a dit, avec la case 3, rien ne va plus : l'outil, tombé à terre, emblématise l'impuissance. En liaison avec ce point, une remarque doit être faite qui procède d'un amusant et curieux effet de lecture. Il se trouve que cette carte postale est dotée d'un timbre, représentant la Semeuse, qui porte le cachet de la poste. 
Ce corps étranger, introduit dans la scène, constitue ce qu'on pourrait appeler un « bruit » (en l'occurrence un bruit visuel). Rappelons qu'un bruit est l'irrup­tion d'un élément susceptible de gêner la bonne réception d'un message. Ainsi, le timbre, collé sans grand soin dans la partie supérieure de la carte, recouvre-t-il partiellement la tête du vieil homme, ce qui pourrait conduire le lecteur à ne pas bien saisir l'état du barbon. Mais le texte est là, redondant, qui neutralise ce petit bruit. On pourrait même dire que ce dernier n'en est un qu'à demi ; qu'il conforte même (fût-ce paradoxalement) le sens du propos tenu par ce conte graphique. Il n'est pas exagéré de voir, en effet, dans ce timbre une marque qui vient s'ajouter à la barbe blanche et à la clé tombée au sol : diminué sexuellement, l'homme, qui plus est, est partiellement atteint dans son image même. Hasard objectif dû au fait que le transmetteur de la carte postale n'a pas prêté attention à l'endroit où le timbre s'est trouvé collé ? Sans doute. Mais, à cela s'ajoute ceci qui veut que le timbre apposé sur le crâne du barbon se présente à la façon d'un lapsus, autrement dit comme ce qui « tombe à pic », même si c'est inopinément (7). 
De ce point de vue, le personnage de Marianne représenté par le timbre trouve un statut sémiotique aussi « heureux » qu'hasardeux : la République se dirigeant dans le sens contraire à celui de la lecture a ajouté à l'inertie prévalente. S'ajoute alors ceci qui n'est pas de la moindre ironie le barbon, à la semence longtemps répandue, est contré par... la Semeuse en personne. Quelque chose comme le scénario de L'Arroseur arrosé vient donc se superposer en contrepoint. Même si c'est par accident que ce contrepoint opère, nous pouvons à nouveau parler de sémiogenèse. Dans ce cas de figure, en effet, Marianne devient l'agent du Destin et le barbon le Séducteur trahi par lui-même. 
Si l'on ajoute que le timbre, parce qu'il est oblitéré, voit sa valeur annulée, on est conduit à penser que toute une accumulation de signes (cachet, timbre sur la tête, barbe blanche, clé de garagiste) travaille décidément à faire de notre vieillard un personnage disqualifié. Une signification, à double détente, s'est mise en place qui fonctionne comme si le cachet était au timbre ce que celui-ci est au vieillard timbré : l'un et l'autre ont pris un « coup de vieux ». Ce qui les rend impropres à servir de nouveau. L'expéditeur de la carte nourrissait-il un certain ressentiment à l'égard de son correspondant ?

UNE CERTAINE VISION DU MONDE 
Cette fable — qu'un moderne La Fontaine n'eût, sans doute, pas reniée — s'achève sur une morale, amère et facétieuse à la fois, bien dans l'esprit du poète. Cette morale nous met en garde sur la différence d'âge au sein des couples. Les trois âges de l'amour montrent à qui veut le comprendre qu'elles sont bien étourdies les femmes qui, se choisissant des pères de substitution, ne prévoient pas la venue, imparable, des échéances. Quant aux hommes, qui, stupidement, se croient toujours capables de repousser « des ans l'irréparable outrage », ils seraient bien venus de comprendre qu'une femme, au sein d'un couple, est tout à la fois une partenaire et une compagne (« pour le meilleur et pour le pire ») et qu'il convient de s'en aviser. 
Une remarque, encore. 
Reprenons un court instant notre analyse. De la case 1 à la case 2, la « succession simultanée » a fait des protagonistes des voyageurs. Avec la case 3, ces derniers sont devenus les habitants incertains du Temps. La vérité nous mène à remarquer toutefois que, si elle traite des avatars du couple, notre carte postale met l'accent sur le mari, dont on privilégie le statut, malgré la déconvenue de la fin. Pourquoi ? Parce que, avec cette configuration qui fait mine d'être universelle, il semble aller de soi que les épouses soient « conduites » par des maris plus mûrs qu'elles, la contrepartie étant que les hommes puissent ne pas honorer leur contrat jusqu'au bout. Machisme teinté d'humour, mais machisme quand même.

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Notes 
1 - Voir Communication & Langage n°147, mars 2006. 
2 - Le terme de sémiogenèse est forgé par Michel Tardy, sémiologue de l'image. Voir sa bibliographie sur Internet. Selon ce chercheur, la sémiogenèse est, à la lettre, la transformation, par effet contextuel, des informations d'un texte (iconique ou non) en signes. La couleur rouge ici qui passe de la voiture à la femme fait de cette dernière une « mécanique érotique toujours en bon état ». 
3 - Ce motif avec lequel, des siècles durant, les moralistes se sont ingéniés à symboliser les grandes étapes de l'existence, se voit ici adapté à la carrière érotique d'un couple. À la différence de Titien peignant L'Allégorie du temps et faisant de la maturité l'apogée du séjour des hommes ici-bas, l'auteur de cette carte postale use d'une conception foncièrement pessimiste de la destinée. Vivre revient pour lui à voir s'épuiser, seulement, notre capital énergétique. 
4 - Villiers de l'Isle Adam – faut-il le rappeler ? – voit dans la technologie que lui permet l'imaginaire de son époque les matériaux de son Eve future. 
5 - « La fabrica humana » est le terme qu'utilisent les physiologistes du XVe siècle pour désigner le corps humain. 
6 - On se souvient que Magritte (La Clef des songes) écrit « l'oiseau » sous un broc, « la porte » sous un cheval, mais aussi « la valise » sous une valise. 
7 - Lapsus : littéralement ce qui s'effondre ;(collapsus). Ce timbre apparaît dans la chaîne signifiante qu'il perturbe, ajoutant du sens alors qu'il aurait pu être un simple élément de parasitage. Quasi-symptôme révélateur.