CHARLES BAUDELAIRE PAR NADAR
 

La formule de Christian Metz « l’intelligence de l’intelligible » est appliquée ici par Pierre Fresnault-Deruelle à une photographie célèbre de Nadar (1862). Le propos visé est le suivant : Comment le portrait d’un artiste du XIX° siècle conforte-t-il, aujourd’hui, le mythe dont il est l’objet ?



Années 1860. Le portrait photographique est en train de détrôner le portrait peint. A l’exception des classes populaires, chacun veut avoir son effigie reproduite en noir et blanc, notamment en format carte de visite (inventée par Disdéri). Le procédé est peu coûteux et le résultat rapidement obtenu. Bref, il convient de se faire « tirer » le portrait. A contre-courant de son époque, Charles Baudelaire (1821-1867), poète, essayiste et critique marque sa distance avec la photographie. Dans ses Réflexions sur l’art (Salon de 1859) il fustige de belle façon « les nouveaux adorateurs du soleil » (1), dont il pense qu’ils sont une vraie menace pour la peinture. Il est vrai que cette dernière traverse une crise sans pareille qui fait dire au poète à Manet : «  vous êtes le premier dans la décadence de votre art » ?
Pour Baudelaire, l’intérêt des clichés réside seulement dans leur valeur documentaire. L’auteur des Fleurs du mal, pourtant, se fait photographier à de nombreuses reprises, notamment par Etienne Carjat (ci-dessous à gauche) Félix Tournachon, dit Nadar (ci-dessous à droite), Charles Neyt etc., toutes prises où « l’artisticité » n’est pas absente. Ce qui - si peu que ce soit - entre en contradiction avec la position esthétique du grand écrivain !


L’attitude du poète est donc ambiguë, qui sent bien que le portrait photographique cherche à mordre sur la peinture qu’il vénère d’autant plus qu’il la sait menacée. Pour contrebalancer cette concession faite aux « adorateurs du soleil », Charles Baudelaire pose volontiers seul ou parmi ses pairs, sur des toiles brossées par un Fantin-Latour (ci-dessous à gauche) ou un Courbet (ci-dessous à droite).


La photographie de Nadar

L’homme de ¾, nous fait face, les mains dans les poches. Cette attitude est lourde de signification. Elle nous dit que nous avons là un Baudelaire « à la ville » à mille lieues du maintient aristocratique qu’on se devait d’arborer un siècle plus tôt en présence du peintre qu’on avait fait venir jusqu’à soi.
Si le col de ce bourgeois-bohême avant la lettre est fermé par un nœud se soie, le gilet est ouvert et la veste déboutonnée. Tout décor a été évacué. Nadar, de fait, a voulu que son client apparaisse sur un fond neutre (ce que David avait osé avec madame Récamier). L’éclairage vient classiquement d’en haut à  droite. La signature de Nadar en bas a gauche est aisément lisible.

Un mot sur cette signature de Nadar. Le photographe a apposé sa signature sur le cliché comme un peintre l’aurait fait sur sa toile. Est-ce à dire que Nadar se considère a l’égal des grands portraitistes de la tradition classique ? S’il n’en a pas la prétention, il en quand même l’idée... Quoi qu’il en soit, en signant, le photographe affirme que son cliché n’est pas qu’un travail purement technique, opéré grâce au seul truchement de l’optique et de la chimie. Le cadrage, la disposition du modèle, bref, tout ce qui fait que ce dernier puisse se montrer « sous son meilleur jour » est le fruit d’un savoir faire élaboré. La pratique consistant à signer les clichés disparaîtra, cependant, peu à peu et cela parallèlement à la montée de l’idée selon laquelle la photographie est un art « mécanique ». Comprenons un art ne pouvant qu’exclure cet indice purement manuel qu’est le paraphe.
Il est difficile, face au portrait d’un homme célèbre, de faire abstraction de ce que nous savons de lui, autrement dit de regarder son image sans chercher à retrouver dans celle-ci les traits supposément caractéristiques de son « profil » psychologique. Que dit-on de Baudelaire ou, plutôt, que nous apprend le mythe baudelairien qui s’est peu à peu constitué sur celui que Barbey d’Aurevilly nomme le « Dante d’une époque déchue »? Et en quoi le portrait de notre homme, par Nadar, confirmerait t-il, fût-ce succinctement, la renommée sulfureuse de l’auteur de Spleen et idéal.

Le mythe sera pris ici comme synonyme de légende ou d’aura. 

1/ La réputation de Baudelaire est évidemment tributaire du scandale auquel est attachée la parution des Fleurs du mal,  condamné en 1867 pour offense à la morale publique. Les Fleurs du mal annonce clairement le propos du « poète maudit »   puisqu’à l’aide de la « sorcellerie évocatoire », il s’agit d’extraire la beauté de la douleur, l’extase de l’abjection. 
Qu’est-ce donc qui, dans ce portrait, peut nous conforter dans l’idée que Baudelaire fut cet explorateur intrépide de la psyché, qui, dans Le Voyage, peut écrire : « Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?/ Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau ».
Baudelaire donne de son visage l’image d’un homme chez qui se conjuguent, en contrastes marqués, ombre et clarté. Aurions-nous là, étayant le mythe, les « interprétants » antagoniques du « spleen » et de « l’idéal » ? Baudelaire a laissé faire Nadar qui, le servant superbement, n’a pas craint de nous offrir cette face mangée d’ombre.  
Mais on aurait tort de penser que cette manière de rendre le visage n’appartient qu’à l’époque romantique. Nicolas Poussin, artiste classique s’il en est, ne voulut-il pas que le portrait (1650) qu’il légua à son ami Chanteloup fût, également partagé,  entre le clair et l’obscur ?



Le mythe sur lequel on s’appuie pour considérer le portrait de Baudelaire n’est pas moins puissamment actif pour ce qui concerne notre façon d’envisager le peintre ! Représenté de la sorte, le peintre du Grand Siècle suggère l’équilibre et la  calme résolution d’un esprit gouverné par la raison discriminante. Auto-campé de la sorte, Poussin affiche un rôle et un état ; il jauge et juge, et s’expose tel qu’il veut qu’on le voie.
On admettra, pour être juste, que le visage de l’auteur des Feurs du mal, quant à lui, n’est pas tant partagé entre la lumière et l’ombre qu’entre le jour et les ténèbres. A l’opposite de Poussin, Baudelaire est frère de Goya.

2/ Second élément propre à conforter le mythe baudelairien : le crâne. Augmenté d’une calvitie naissante, le large front du poète n’est pas pour rien dans l’impression produite par son portrait. On distinguera, à ce propos, deux types d’intellectualité.
*  La cérébralité qui qualifie, par exemple, le visage d‘un Emile Littré (porteur de lunettes - voir ci-dessous) et chez qui, semble-t-il, le culte de la science est pure austérité ;



*« La pensivité », trait romantique s’il en est. A la différence du grand linguiste, l’effigie de Baudelaire dirait une intellectualité  autre, puisqu’on sait que la connaissance chez lui est d’abord affaire d’imagination, cette « reine des facultés ». Ce que suggère, entr’aperçu, le regard fiévreux du poète. Représenté de la sorte, et parce qu’il a le visage marqué, Baudelaire nous laisse penser qu’il a traversé mille régions mentales. 
« j’ai  plus de souvenirs que si j’avais mille ans »...

Quelques codes : Baudelaire a les mains dans les poches. Cette façon de se tenir, contraire au souci de prestance affiché par Delacroix également photographié par Nadar, n’enlève rien au prestige de l’auteur de Mon cœur mis a nu. Cette simplicité (calculée) signifie que Baudelaire désire sacrifier au code du décorum vestimentaire... à seule fin de le minorer : ce qui est une sorte de déni. Son gilet déboutonné, et sa veste ouverte confortent  cette « artificieuse  naturalité », qui est à nos yeux une note de dandysme.
 
Baudelaire sait se prêter le cas échéant à d’autres registres. Ainsi, reprend-t-il la pose de Delacroix (quoique de façon moins rigide), puisque Nadar, toujours en 1862, représente Charles la main glissée dans son vêtement.
En italien le mot « portrait » se dit « ritratto », ce que nous pourrions traduire par « retrait ». Comme si le portrait, qui est une façon de « promouvoir » l’image d’autrui (ou la sienne), ne se donnait pas sans réticence. Abstraction faite des portraits « volés » (ou faits sous la contrainte), il arrive que le portrait, pictural ou photographique, tienne plus de l’apparition que de  l’exposition.
 



Exemple : en 1855, Nadar, réalise ce portrait du poète, dont on pourrait dire qu’il a « fallu aller le chercher ». Installé dans sa rêverie, Baudelaire - c’est le moins que l’on puisse dire - ne « crève » pas l’écran. Mais, peut-être, est-ce dans ce retrait que le photographe donne une image juste de son modèle mélancolique.

Mais revenons au portrait de 1862.
A bien l’observer, le corps de l’artiste s’est fait le support d’une double flexion :
* d’évidence, la tête de notre homme fixe le spectateur, accepte, à tout le moins l’échange des regards (ce qu’on pourrait appeler l’effet conatif).
* contrevenant à cette « pro-motion » de lui même, Baudelaire reste dans son quant à soi : les mains dans les poches  disent le contraire de la recherche du contact ( l’effet phatique).
Bref, Le poète se maintient dans un entre-deux qui, selon l’humeur du lecteur/spectateur, participe soit d’une sorte de condescendance « décontractée » (que me voulez-vous a la fin ?)  soit  d’une sorte coquetterie : je me suis avancé jusqu’à vous, mais je n’entends pas aller plus loin.

Un genre renouvelé

Dans sa quête de légitimité, la peinture, qui se veut, au XVII°s. art « libéral », multiplie les portraits d’artistes. Il fallait qu’à l’égal des nobles et des grands bourgeois, dont les effigies ornaient les grandes demeures, que les images peintes des artistes vinssent les rejoindre. Ce qui se fit.
Dans la seconde moitié du XIX°s., la photographie suit les canons de l’art de peindre, mais bien vite, les Nadar, Grey, Le Secq, etc. comprennent qu’il y a là d’autres voies de création, et qu’en tout cas, la photographie ne pourra pas longtemps  faire de la « peinture continuée » sous d’autres espèces (le premier pictorialisme).
Le portrait de Baudelaire par Nadar brise t-il ainsi avec l’usage selon lequel il fallait que le peintre pose avec ses pinceaux ou l’homme de lettres avec sa plume. Si les écrivains de nos jours ne dédaignent pas d’être représentés dans leur bibliothèque  (et désormais avec leur ordinateur portable), Nadar tombe d’accord avec Baudelaire pour ne retenir de ce dernier que sa seule personne. Intelligence du photographe qui sait se mettre au service des hommes et femmes qui passent dans son studio. L’auteur de Mon cœur mis a nu nous atteint au plus vif.
 

Note :
1. - Pourquoi cette expression « les nouveaux adorateurs du Soleil » ? Parce que le poète pense que la technique photographique est avant tout une histoire d’ensoleillement, une technique dont le sujet actif principal est la lumière du jour. Que la photo en somme est une image non faite de main d’homme (acheiropoïète), bref l’antithèse même de l’Art. Il est étrange de voir Baudelaire, d’ordinaire si perspicace se fourvoyer ainsi. La position du poète rappelle celle de ce réactionnaire de génie que fut Töpffer, l’inventeur de la bande dessinée ! Lire le désopilant Du progrès, éditions « Le temps qu’il fait ».