DE L’INCONGRUITÉ COMME PROGRAMME

Parfois, en allant faire les courses, il me vient l’idée de conforter tel semblant de liaison entre une situation rencontrée dans une grande surface (le bus ou un ascenseur) et le début d’une histoire restant à écrire. Ce peuvent être, pareillement, trois mots captés volée en marchant (« et chez vous, y a d’la radio ? »). Comment donc raccorder ces bribes de réel, fragiles, avant qu’elles ne s’envolent ? A cette fin, j’ai toujours sur moi un petit calepin doté d’un crayon pour fixer un détail, un vocable ou le nom d’un magasin (1) dont je pressens qu’ils doivent pouvoir se prêter à quelque rafistolage. 
Reprenant mon calepin je commute, concasse ces éléments erratiques jusqu’à ce qu’une petite suite prenne corps (ou s’évanouisse, parce que, décidément, c’est inexploitable). Outre le mot « craque », le mot « calembredaine » correspond assez bien à ce que je cherche à écrire. Le cas échéant, je cherche à convoquer une image capable d’accompagner un incipit convenu (comme « la Marquise sortit à cinq heures »). Mais ce peut-être, aussi, la recherche d’une légende Je veux dire qu’une image m’étant offerte (une affiche, un dessin d’humour, une case de bande dessinée, un pochoir sur le sol, etc.), il m’arrive de vouloir la « parler » à ma façon afin d’en faire surgir une signification inopinée, à tout le moins « baroque ». Ou bien, inversement, disposant d’un jeu de mots « tout prêt », je puis, toute affaire cessante, chercher à l’ancrer à l’aide d’une illustration enfouie quelque part. Exemple : Je rumine autour d’une question que j’ai fait mine de me poser, le matin même, à partir d’un bricolage rhétorique. Cette question est la suivante : 
- Si l’on sait que le froc ne fait pas le frac, peut-on dire, en revanche, que l’abbé fait le moine ? 
Que vais-je pouvoir adjoindre à ces mots d’allure proverbiale pour leur donner un minimum d’assise ? Comme je suis dans la rue, Je vais dans un café crayonner deux ou trois indications sur mon carnet dans l’espoir que, plus tard, cela donnera quelque chose. Arrivé à la maison, je trouve sur Firefox une effigie de Bécassine qui se prête à mon propos. Le tout se constitue en une ironie que je baptise, alors, La Dubitation, ce qui ajoute, sur un ton guoguenard , au genre désigné « allégorie » dans la peinture classique (2). Doté de la légende à laquelle je pense, j’obtiens ceci :

La Dubitation

Si l’on sait que le froc ne fait pas le frac, peut-on dire, en revanche, que l’abbé fait le moine ?

Ainsi qu’on voit, la présence d’un « déclencheur » iconographique ou verbal est un « moteur » scriptural inattendu. Il suffit d’avoir à disposition un fragment vaguement signifiant (lu, vu ou entendu) pour que, explorateur de nous-même, nous en débusquions ex abrupto le « bien-fondé ». Le vrai sujet - ce qui conte- c’est donc de tirer parti d’une métaphore (si possible clownesque), de quelques mots pris au mot, d’un coq à l’âne suggestif ou d’un décrochage sémantique pour qu’une récitation fraye son chemin. 
Règnent donc dans ces lignes les marques d’un esprit papillonneur (à la lettre farfelu), guidé par l’analogie, les fausses étymologies (ou paronymies), les sophismes, la « loufoquerie » (les loups et les phoques), c’est-à-dire le croisement d’entités a priori incompatibles. Le lecteur devra compter, encore, avec ce tropisme de l’auteur volontiers tourné vers la vérification d’états du monde jamais attestés ou l’épiphanie de représentations dépravées, pour ne rien dire de son attirance pour les images verbales, associées à l’inanité d’expressions toutes faites, comme l’« augmentation de la recrudescence », qu’un Alexandre Vialatte n’eut pas reniée. 
Les texticules qui suivent sont ceux d’un piéton revenu chez lui avec des petits riens disponibles dans son cabas et qui, cherchant à les impliquer dans un brouillamini allant s’éclaircissant, tente de prouver que l’extravagance peut s’orienter, sinon vers une esthétique (n’exagérons rien !), du moins vers une façon d’alléger un instant le monde dont la complaisance avec lui-même nous accable. 
Si, d’aventure, certaines de ces historiettes devaient être lues à voix haute, il faudrait qu’elles soient prononcées sur le ton las, presque dégoûté, de nos anciens professeurs d’instruction civique.

Fin du début

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1 - Par exemple : Le lit garni (literie), La raie-création (coiffeur) l’Horloger des mécontents, Callypiges (lingerie), Le Perlin-pain-pain (boulangerie) 
2 - La Gloire, Les Arts, L’Envie, La Paix, La Vengeance, etc.