RASCAR CAPAC OU LA FENÊTRE NOIRE D'HERGÉ
(petit parcours iconographique )

Le texte qu’on va lire est l’adaptation d’une conférence faite à l’Université de Tours le 3/11/2015, dans le cadre du séminaire « Lectures de planches », organisé par Laurent Gerbier, membre de l’INTRU (Équipe d’Accueil 6301 – INTERACTIONS, TRANSFERTS, RUPTURES ARTISTIQUES ET CULTURELS).
Le propos visé, comme à chaque séance, est de comprendre comment nous comprenons. Sans « se prendre la tête » comme on dit, il s’agit d’atteindre, cependant, à une certaine « intelligence de l’intelligible » (Ch.Metz).

Exergues :

1. - « On reconnut alors la présence de la Mort Rouge. Elle était venue comme un voleur la nuit. Et tous les convives tombèrent un à un dans les salles de l’orgie inondées d’une rosée sanglante, et chacun mourut dans la posture désespérée de sa chute. »
Edgar Allan Poe Le masque de la Mort Rouge.

2. - Un spectre passe sur le corps du dormeur. À côté de ce dernier, sur une table, des fioles contenant sans doute des stupéfiants. 

Edmund Dulac pour un conte Andersen (Le Rossignol)

Notre objet est la planche 32 des 7 Boules de cristal
(où prend place le rêve, célèbre, de la momie de Rascar Capac).

1/ QUELQUES ÉLÉMENTS CONTEXTUELS

a/ Éléments éditoriaux
Les 7 boules de Cristal sort en 1943 dans le quotidien Le Soir « volé », sous forme de strips en noir et blanc. En 1948, après avoir été restructuré, et mis en couleurs, le récit est publié en album chez Casterman. On sait qu’il existe depuis 2012 un ouvrage (en deux tomes) écrit par Philippe Goddin, intitulé Les Mystères des 7 Boules de cristal, dans lequel l’historiographe d’Hergé étudie la version de 1943. Les commentaires de Ph. Goddin sont d’un apport précieux pour qui désire connaître le travail de bénédictin auquel s’est livré Hergé désireux d’amender son récit (travail auquel collabora Edgar Jacobs, tant pour les décors que la mise en couleurs).

b/ Éléments « scénariographiques »
Les 7 Boules de cristal nous conte la manière dont sont mystérieusement frappés des savants, au retour d’une expédition archéologique au Pérou. Les chercheurs, qui sont revenus avec des objets incaïques trouvés dans des tombeaux, ont provoqué la colère des Indiens. Rupac Inca Huaco, alias, « Chiquito », a été envoyé par les siens pour punir, à Bruxelles, les violeurs de sépultures, tout savants qu’ils fussent. En quelques jours, une boule de cristal, contenant du poison, est cassée en présence de chacun des savants qui sombrent un à un dans un coma entrecoupé de crises de delirium tremens.
Le principal objet archéologique rapporté du Pérou par les archéologues est la momie d’un dignitaire inca : Rascar Capac. Cette momie est en possession du professeur Bergamotte (sans doute, un proche, par alliance, du Grossgrabenstein de Jacobs !) qui a échappé, jusque-là, à la malédiction des Indiens. Aussi, nos héros sont-ils venus demander au savant de redoubler de vigilance. C’est l’occasion pour eux de voir la momie qu’on a dite, confinée dans une vitrine.
Bien qu’en position fœtale, l’Inca semble ruminer sur son sort, comme affligé du peu de considération que les Européens portent aux anciens maîtres de Cuzco. Rascar, la tête entre les mains, attendrait-il son heure ? Milou, qui a pressenti quelque chose (planche 22, case 2) regarde la momie d’un œil suspicieux.
L’arrivée des héros chez l’anthropologue se fait alors que se forme un orage. Plus tard, dans la soirée, la foudre tombe sur la villa de Bergamotte. Après avoir fait des siennes avec le bien nommé Tournesol, une boule de feu atteint la vitrine où se trouve confiné Rascar Capac. Celui-ci est alors réduit à rien, ses bijoux exceptés. Durant la nuit, les héros vivent - chacun de leur côté - le même cauchemar, à savoir l’assaut de leur personne par la momie. Panique à l’étage, sauf chez Bergamotte qui, lui, a vraiment été victime du « retour de l’Indien ». Le lendemain, Tournesol, qui a trouvé dans le parc un bracelet ayant appartenu à la momie, l’a mis à son poignet. Il est alors enlevé par les Péruviens. À la suite de quoi Tintin et Haddock vont se mettre à la recherche de leur ami disparu. La suite - le voyage ses héros en pays quechua, la libération de Tournesol prisonnier des Incas et le désenvoûtement des archéologues - est l’objet de la seconde du diptyque péruvien : Le Temple du Soleil.     

2 /L’OBJET DE NOTRE ÉTUDE : LA PLANCHE 32

La planche retenue, ici, traite de l’émotion causée par la pulvérisation de la momie, puis du rêve qui s’ensuit. Elle se compose de quatre strips de trois cases, soit douze vignettes. Les six premières cases (strips 1et 2) sont normalement éclairées (la lumière électrique a été allumée) ; les six dernières (notre objet stricto sensu) baignent une ambiance sombre qu’on pourrait qualifier (en se référant au cinéma) de « nuit américaine ».      

Strips 1 et 2  (non représentés ici) :
Ils ont trait au constat de la disparition de la momie. Bergamotte s’est effondré au sens littéral du terme. Il se tasse de plus en plus sur lui-même, comme écrasé par la situation et la « lourde » prise de conscience de ce qui est en train d’arriver. Bergamotte parle d’un oracle des Indiens… Mais, il est tard, l’heure est venue d’aller se coucher.

Strip 3. Case 1 :
Tintin dort paisiblement dans sa chambre.

Case 2 :
La « caméra » pivote, qui laisse voir, à gauche, outre le héros dans son lit, le fragment noir de la fenêtre, ouverte, donnant sur la nuit. Quelque chose pointe : Rascar Capac.

Arrêtons-nous sur cette vignette. La façon dont Hergé a cadré et meublé la chambre n’est pas insignifiante. Le dessinateur, en effet, a représenté un des coins de la pièce, avec sa verticale de part et d’autre de laquelle se distribue : à gauche (a sinistra), la fenêtre et le spectre qui y apparaît, à droite le héros alité, dont le visage est un rien crispé (notez les gouttelettes entourant son visage). Au-dessus de Tintin, se trouve accroché un tableau. C’est un portrait dont le visage, par opposition aux traits du héros, est remarquablement non affecté. L’homme est sage comme une image. Or, bien qu’il soit situé du côté des « images sages » (par rapport à la verticale qui marque le coin de la pièce), Tintin « se voit » (1) en danger, ce qui le trouble. Ajoutons, pour faire bonne mesure, les deux détails suivants : a) sur la table de nuit, une bougie, éteinte, a été déposée en cas de nécessité (l’orage peut revenir, occasion d’une possible panne de courant !) ; b) trois des fleurs - rouges - du bouquet, situé sur le meuble d’angle « riment » avec le plumet écarlate de la coiffe de la momie. On veut voir dans cette rime chromatique le signe de la discrète contamination de la chambre où gagne le mal.               

Strip 3, case 3 :
La momie, qui vient du dehors, enjambe le rebord de la fenêtre. Elle est l’Intrusion même : une sorte de « masque de la Mort Rouge » venu, précisément, infecter l’espace clos où se repose l’innocent Tintin. Rascar, en effet, tient une boule de cristal dont nous savons, désormais, qu’elle contient un redoutable poison.

Strip 4, case 1 :
Gros plan sur la tête grimaçante et décharnée de la momie qui porte un diadème d’or. Micro-détail important, le rictus de la momie est associé à ses noirs orbites au fond desquels brille un minuscule éclat : Rascar Capac est un mort-vivant…

Case 2 :
Et la momie, alors, de lever haut sa boule.

Case 3 (espace double) :
Rascar jette violemment sur le sol la sphère de verre qui, explosant, libère un nuage mortifère. Le corps de l’Inca, en extension, retrouve l’ampleur qu’en position fœtale, dans la vitrine du salon de Bergamotte, il tenait bridée. Il s’est lâché. Nous sommes au bas de la planche. 

3/ PARENTHÈSE

Ce retour de la momie est inoubliablePreuve en est le nombre de parodies que ce passage à suscitées. Parmi ces dernières, on compte les dessins célèbres de Burns, Chritian Goux, Somon (mais aussi Tardi, Jean-Claude Denis, etc.)

Burns - Christian Goux - Somon

4/  LE FANTASTIQUE

Qu’en est-il de ce mort-vivant arrivé par la fenêtre ?
C’est sur une plage noire, censée représenter la nuit, que Rascar est donc apparu. Mais, bien plus qu’une ouverture sur la nuit, cette plage est une désignation du théâtre-même de la Représentation, ce lieu de tous les possibles. De fait, ce drôle de Rascar est, à la lettre, un monstre et un revenant : a) un monstre, c’est-à-dire ce qui, défiant la normalité, appelle à la monstration ; b) un revenant, au sens où ce vocable est le participe présent du verbe « revenir ».
Le dispositif est impressionnant, qui fonctionne comme si étaient couplés dans cette page deux vases communicants : le haut de la page (la clarté de la veille, la réalité empirique) et le bas, le domaine d’Hypnos, où rôde Thanatos et les divinités psychopompes. En bref, Rascar est passé de sa cage de verre à la chambre de Tintin, dont on va comprendre qu’elle n’est qu’un lieu mental…
Cette planche articule, de fait, deux niveaux de réalité, ce qui produit un effet fantastique, effet que le traitement de 1943 (sous forme de strips quotidiens, autrement découpés) permettait déjà d’atteindre, mais d’évidence moins intensément, puisque le lecteur était soumis au séquencement du récit continué jour après jour…

Quoi qu’il en soit, si Tintin est monté à l’étage pour passer la nuit, c’est dans les caves mentales de son imaginaire qu’il est descendu. Quelque chose comme une physique sémiologique de la planche s’ébauche ici…
Mais, qu’est-ce donc que le fantastique et comment se manifeste-t-il ici en particulier ? Le fantastique, c’est l’incapacité dans laquelle se trouve le lecteur de choisir entre deux lectures antinomiques données concurremment.

Première lecture :
Ce qui se passe est une phantasia irrecevable ; une momie ne peut se mettre à vivre dans l’univers de Tintin, gouverné par le bon sens empirique. Et pourtant, « cela » arrive !

Deuxième lecture :
Ce qui est montré est un dérapage fantaisiste du narrateur, ce qui est hautement improbable. Or, en nous montrant dans une première vignette Tintin dormant du sommeil du juste, l’auteur a voulu que la case soit reçue comme réaliste. Ce qui ne « colle » pas. Comment donc sortir de cette contradiction ? La réponse est donnée au verso de la planche : il ne s’agissait pas d’une vue objective de la momie s’attaquant à Tintin, mais d’une vision subjective de ce dernier intégrant la momie dans un délire… Vision qui ne disait pas son nom, et dont nous avons aimé, in petto, qu’elle nous perturbe.

Reformulons notre interrogation :
Où se trouve la césure réalité/rêve (vue objective/vision subjective), césure autour de laquelle s’est produite cette incertitude qu’on appelle le fantastique ? Retour à la case 1du troisième strip. Tintin est au lit, banalement, ce qui n’est pas banal ! car nous savons d’expérience que les images banales sont rarissimes dans ce type de BD. Si l’on mange, dort, se promène, attend, etc… c’est pour qu’arrive quelque chose. Dans la case suivante, nous observons que la scène a été reconduite, à peu de chose près. Cet « à peu de chose près » est, au vrai, le point où tout bascule. Car la tête du spectre qui apparaît - tout à la fois extraordinaire et discrète - est traitée de la même façon que le héros et l’environnement ordinaire dans lequel il se trouve. Pour le dire autrement, Tintin et Rascar sont de la même encre. Entre le dormeur immobile (sous l’empire d’Hypnos) et le mort vivant (conduit par Thanatos) se tisse une relation qu’active un dieu illusionniste : Hergé.

5/  REMARQUE DE NATURE SÉMIOLOGIQUE

La question de la discrimination réalité/rêve se reposera plus loin, mais avec moins de force, toutefois. Dans Le Temple du Soleil planche 23, cases 1,2,3), Tintin rêve, derechef.

Au-dessus du héros allongé, un imposant phylactère, qui le terrasse littéralement, représente trois fois de suite, une scène incaïque, carnavalesque impliquant tout à tour Tournesol, Haddock et Tintin lui-même. Sans tout saisir, nous comprenons sans peine que ces phylactères (ces méta-icones) sont des images oniriques. Énigmatiques, mais pas fantastiques, stricto sensu.

À faire la distinction entre ces cases « rêveuses » du Temple du soleil et l’apparition de Rascar Capac dans Les 7 boules de cristal, on s’aperçoit que les premières sont reliées - un peu comme le sont les ballons - au personnage par un appendice, alors que l’espace noir (au contours fermes) de la fenêtre où se dessine  la momie ne se donne nullement comme une méta-image. Ce qui, in fine, se révèle juste puisque ce n’est pas le carré de nuit mais la vignette toute entière qui participe du rêve du héros s’imaginant surpris dans son sommeil.
Pour situer les images de la momie à leur vraie place, il faut « franchir un pas » et accéder au verso de cette descente aux Enfers (« Mon Dieu ! Quel bonheur, j’ai rêvé… C’est le vent qui a ouvert brusquement la fenêtre »). Non pas tant, d’ailleurs, pour faire cesser l’horreur (horriblement jouissive) de la séquence que pour supprimer la pesante question de leur origine. Alors, nous comprenons que nous étions, sans bien le savoir, sur une scène déconnectée du régime diurne du récit : autrement dit « dans » le cauchemar du héros, se voyant lui-même en train de dormir, tandis que le spectre de Rascar venait l’assaillir. « À la faveur » de l’obscurité nous étions descendus « dans » l’image, dans sa folle et secrète noirceur. 

En comparant la première version en strips de la version couleur (2), nous nous apercevons qu’Hergé a « aggravé » son propos : il a redessiné la tête de la momie, dont un élément de la coiffe rimait, primitivement, avec un croissant de la lune. Pourquoi cette suppression ? À notre avis, parce que ce croissant avait un petit air pittoresque (comme cela se vérifiait souvent dans les BD comiques d’antan (par ex. Félix le Chat) ;

et que cet air pittoresque de l’astre nocturne minorait, ne fût-ce qu’un peu, l’aspect effrayant de la case. Symboliquement, la pleine lune eût été préférable. Mais - mieux - Hergé la supprime. La nuit se devait être d’encre.

6/ L‘INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ 

Cette séquence du cauchemar est d’autant impressionnante que nous l’avons « toujours déjà vue » et que la regarder, c’est réactiver une figure crainte, et pour cela refoulée. Plusieurs raisons sont à l’origine de cet effet de « familiarité étrange » ou, selon les mots freudiens, « d’inquiétante étrangeté » :
Tout bien considéré, ce cauchemar fait écho au scénario catastrophique que nous nous sommes tous joué, étant enfant, et qu’en bon conteur Hergé a fait réémerger le plus malignement du monde. Qui n’a fantasmé sa propre agression faite, en traitre, par un assaillant profitant d’une situation de faiblesse ?

Ouvrons une parenthèse :
Lorsqu’il s’agit d’exploiter le réflexe de peur des populations, la rhétorique politique n’est pas avare de ce type de représentation fantasmatique. Que penser ainsi de cette affiche de 1943 dramatisant à outrance la menace bolchévique ?

Voyez, sur ce placard pro nazi, ce barbare-violeur qui cherche à s’introduire chez les gens claquemurés.

Analogie :
Marianne, c’est Tintin, le « Bolcho », c’est la momie remontée du puits aux horreurs. Les « images premières » ont pour vocation de migrer… Fermons notre parenthèse.

Retour à l’Inca décharné. À bien y regarder, Hergé a déjà glissé une séquence de ce type, en noir et blanc, dans son récit de 1938 : L’Oreille cassée. Ce passage est le suivant. Tintin a eu besoin de se documenter sur ces indiens d‘Amazonie qu’on nomme « Arumbaya ». Une gravure est associée à l’article décrivant la peuplade en question. Puis, gagné par la fatigue, le héros va se coucher. Durant la nuit, Tintin fait un rêve : un « vrai » indien Arumbaya, dont il a pu voir une  effigie quelques heures auparavant, pénètre dans sa chambre, muni d’une sarbacane. Et, l’Arumbaya d’envoyer une fléchette empoisonnée au héros (réveil de ce dernier, etc..).
Ce passage, traumatisant, disparaît lors de l’édition en couleurs chez Casterman. S’est-il agi de simplifier le récit d’origine et, par voie de conséquence, de supprimer ce rêve sans grand rapport avec la suite des évènements ? De ménager le sensibilité des jeunes lecteurs (3) ? On se perd en conjectures. Quoi qu’il en soit, la suppression de ce passage, pourtant si prégnant, en dit long sur la probité de l’auteur, capable de sacrifier une belle suite de dessins à seule fin d’homogénéiser la teneur générale de sa fable.
On peut ainsi penser qu’en élaborant Les 7 Boules de cristal l’artiste se souvint de la séquence supprimée de L’Oreille cassée. Vu la tournure que prenaient les évènements de son nouveau scénario, la séquence écartée de l’Arumbaya pouvait opportunément reprendre du service. L’Arumbaya, c’était déjà l’Inca.
Cette survenue du spectre pique également notre attention parce que nous la lisons, paradoxalement, comme une « aubaine » : à savoir quelque chose qui répond - enfin - à une attente. Laquelle ? Celle de pouvoir facilement examiner ce qui s’éprouve parfois sur le mode fugace de l’entrevision, lorsque la peur nous saisit. Aubaine, donc, de pouvoir lire, tout à la fois « intranquillement » et tranquillement, cette scène « originale », princeps, ex-pli-quée - littéralement « sortie du pli -, sur une surface pour une fois suffisamment large, c’est-à-dire propice au dépliage (une demi page). Occasion, donc, de pouvoir nous repaître du processus même du développement d’une image passablement « chargée ».
Cette demi planche constitue également un théâtre d’horreur « familier », en ce que ces cases réinventent un lieu commun - soudain renfloué - de notre musée imaginaire. On songe au Cauchemar de Füssli, au Sommeil de la raison de Goya, à tel photogramme, encore, du Nosferatu de Murnau.

Deux points communs rapprochent Füssli, Goya, Murnau et Hergé : a) le monstre - profite toujours du sommeil de sa victime pour se manifester, b) le monstre vient du fond de l’image (ce royaume des morts d’où peut remonter l’innommable).

Mais, voici que d’autres images se présentent à notre esprit ; ainsi cette publicité extraordinaire (début du XXe s.) faite pour les appareils photo Canzini (Aldo Mazza,1912).

Derrière ses persiennes, l’homme (il est roux !) vient chercher les images (identifiées aux âmes) de ses contemporains. Il s’apprête à les enfermer dans sa camera obscura dont la métaphore est le fond noir de la pièce derrière lui. Ce fond noir on l’a déjà vu, c’est le fond de nuit sur lequel se détache Rascar Capac… à savoir cette « réserve iconologique » souvent située a proximité des personnages visités par leurs démons.
Décidément, traînant avec lui toute une kyrielle de spectres, l'Inca vient de loin, ce qui ne peut pas ne pas nous bouleverser.

CONCLUSION

Les artistes se sont toujours intéressés au « déversement » du rêve dans la réalité. Notamment les Surréalistes, mais, avant eux, les symbolistes, pour ne rien dire des baroques. À notre surprise, Hergé nous offre ici un de ces moments expressionnistes et symbolistes où s’opère ce « déversement » onirique dans la trame de la vie quotidienne. Mais il ne peut s’y tenir. Pourquoi ? Parce que le fantastique, qui se nourrit de l’indécision du lecteur, n’est viable qu’à la condition d’être tenu en lisère. Ce qui contrevient à l’économie de la narration figurative, toujours en quête de justification. L’image unique, en revanche, est plus propice au fantastique (rappelons-nous El sueno de la razon de Goya) dans la mesure où, coupée de tout contexte, la scène qu’elle prend en charge peut se maintenir en état d’indétermination.
Dans Les 7 boules de cristal, le mystère fantastique concernant le statut de la momie inca se prolonge sur cinq cases, jusqu’à ce que nous tournions la page. Aussi, dans ce court instant - paraphrasons le Shakespeare de La Tempête - la vie s’est-elle, soudain, trouvée faite « de la même étoffe que les songes ». Ce moment fugitif s’est inscrit profondément dans nos mémoires.
Dans la fenêtre noire qui jouxtait le héros d’Hergé endormi, Présentation et Représentation s’étant confondues, tout un monde muséal s’est décidément laissé entrevoir.

S’il fallait, pour terminer, convoquer une dernière œuvre abondant dans ce jeu citationnel qui a été le nôtre, ce serait le collage de Magritte : Je ne vois pas la (…) cachée dans la forêt (n° 12 de La Révolution Surréaliste, 1929) où se détache, figure onirique commune à tous, la muse des poètes endormis qui l’entourent. Le rectangle central, hypercadré comme on voit, s’est densifié au point de fonctionner comme un templum de suscitation ; voire de re- suscitation. Un peu comme la fenêtre noire d’Hergé… à cette différence près que, chez le père de Tintin, Eros n’ayant pas droit de cité, Thanatos ne pouvait que prendre sa place.

Notes
1. -  lorsque nous écrivons de Tintin qu’il « se voit » menacé, ceci est à comprendre de deux façons : a) Tintin s’éprouve comme menacé ; b) Tintin se voit se voyant menacé (image au deuxième degré).
2. - Le passage à la couleur eut, en revanche, le défaut d’amoindrir l’expressionnisme de la scène. Rascar, bien que décharné, perdait son caractère blafard, si congruent à son aspect squelettique.
3. - Cet argument ne tient guère. Hergé, en effet, dessine, dans Le Cabe aux pinces d’or, une séquence autrement plus terrifiante, à savoir le cauchemar dans le désert au cours duquel Tintin est sur le point de se faire violer (le tire-bouchons de Haddock, à cet égard, est sans équivoque). Or cette séquence, qui n’a pas été supprimée lors du passage à la couleur a été dessinée en 1940, bien après le rêve de l’Arumbaya.