FÉLIX VALLOTTON - QUATRIÈME PARTIE

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Outre les intimités, conjugales ou non, Vallotton diversifie sa production (en particulier avec des scènes de genre et avec des nus).  

A 1/ Scènes de genre

   

Le Provincial, 1909.

Ce couple qui s’est donné rendez-vous au café. Le misogyne perce, ici : l’homme est en train de tomber sous la coupe de cette incisive parisienne au profil coupant comme une lame et dont le panache blanc a quelque chose de guerrier et de vainqueur.

A 2/ Scènes d’extérieur

Bon Marché, 1898.

Le Ballon, 1899.

Lorsqu’il était vraiment dans le cercle nabi, Vallotton a peint des scènes de rues, de magasins, de jardins.

B/ Les nus

Ils représentent une partie très importante de l’œuvre

Nu couché sur un tapis rouge, 1909.

Ingres, Odalisque à l’esclave, 1839.

Vallotton, comme l’un de ses maîtres, Ingres est très sensible aux formes du corps féminin. Jeu somptueux de courbes et contre-courbes sur ce fond rouge et vert, et qu’anecdotisent ce minois de profil dont le regard est tourné vers nous.
Voyez encore dans cette veine :

Nu, 1908.

Et puis ce tableau, admirable  de finesse et d’intelligence    

Nu retenant sa chemise, 1904.

Le désordre de l’atelier, où cette jeune femme retient sa chemise avant de se dévoiler entièrement, permet à Vallotton de brouiller - finement et un rien perversement - la frontière entre le nu et le déshabillé. Vallotton aborde en peinture la délicate question de l’espace privé (intime) à la jonction de l’espace professionnel (spécialisé et pour cela non public) de l’atelier.
Mais, très vite, les dagueréotypes chamboulèrent les normes esthétiques. Il ressort qu’en 1900, Vallotton ne dérange plus vraiment, même si  le regard qu’il porte sur ses modèles peut déplaire. Observons encore ce Nu dans la chambre rouge.

Nu dans la chambre rouge, 1897, 43 x 60 cm.

Ce nu lascif, au visage bien quelconque, et qui nous regarde sans aménité, dit l’amour vénal des rendez-vous. La présence à gauche d’une commode ancre ce nu dans un intérieur aisé, et fait de ce dernier le personnage d’une quasi scène de genre, proche des fameuses intimités. Le rouge du décor ajoute évidemment à la chaleur érotique du sujet. La pose, magnifique (très difficile à rendre) est la  sensualité même. Cette lascivité est curieusement contredite par l’expression du regard dénué d’aménité. Si le plaisir peut être là, l’amour n’y est pas. Au fond, à droite, le décor se creuse, au troisième plan. On aperçoit une terrasse donnant, semble t-il, sur un jardin. Ce contrepoint n’est pas sans résonance psychologique. Ce lointain, qu’il faut aller chercher en furetant : c’est peut être le lieu de la félicité érotique (« là où tout n’est que beauté, luxe calme et volupté », comme dit Baudelaire dans L’invitation au voyage). Pour l’heure, ce lointain est seulement un lointain... Mais, notre lecture reste fragile, car rien n’est jamais sûr chez l’artiste. Reste que Le Nu dans la chambre rouge, aux dimensions modestes est hanté (comme L’Olympia de Manet) par la grande peinture classique. Ce tableau, pourtant, est ici ramené à une scène résolument désenchantée.

Bous sommes loin de la Vénus d’Urbino de Titien (1534, 119 x 165 cm) où la femme est une quasi déesse. En outre, L’Olympia de Manet est passée par là. Ce jardin, au fond du tableau de Vallotton ce serait la percée vers le Plaisir. Le sexe féminin du premier plan, caché par la fermeture des cuisses du modèle (dénué de toison pubienne), serait métaphorisé par le jardin qu’on a dit (la percée vers la volupté), jardin des délices dont couloir et rideaux signifient la « lointaine proximité ».

Outre les scènes de genre  et les nus, il faudrait dire un mot des portraits 

Vallotton, dessine, peint des dizaines de portraits

1907, l’Américaine Gertrud Stein.

Voici la Gertrude Stein de Vallotton (qui doit quelque chose au Monsieur Bertin d’Ingres), et qui n’est pas si éloigné (morphologie de la dame oblige) de la Gertrude Stein de Picasso.

L’actrice Marthe Mellot, 1898 (Elle est l’épouse d’un des frères Natanson, fondateur de La Revue Blanche). Portait dont on ne sait si l’incisivité du personnage émane de sa découpe nette et de son regard ou de son visage aux traits un rien sévère

Le chapeau violet, 1907, 81 x 65 cm.

Petit arrêt sur cet admirable portrait de modèle, partiellement dévêtu mais chapeauté, ambigu par excellence : à mi-chemin de l’exposition et de l’exhibition, dans l’entre deux qui sépare l’allégeance aux exigences tatillonnes du peintre et la retenue (la pudeur) de la personne peinte. La question de la pudeur du modèle et celle du regard du peintre (professionnel ou voyeur) sont là. Vieille question qu’on retrouve entre autres chez Fragonard, dans Fragonard, Les débuts du modèle, un Fragonard qui montre l’artiste en maître désabusé et un rien sadique et la jeune fille réservée que tente de mettre en valeur sa peu scrupuleuse mère. 

Fragonard, Les débuts du modèle, 1770.

Vallotton réactive cette question avec cette Dame au chapeau violet. Qui a gardé sa coiffure-parure de citadine et qui se trouve ici contrainte d’oublier les convenances. Belle et fragile quelque chose subsiste de cette question du regard posé sur le modèle.

Avant d’en terminer en vous montrant quelques paysages, je voudrais dire quelque mots de cette scène de genre :

La Valse, 1893, 61 x 50 cm.  

La scène représente une valse « patinée » sur la glace. La lumière qui se reflète sur le sol, maintient les patineurs  dans un environnement embué. La perspective, n’était la diminution des silhouettes aux deuxième et troisième plan (notez la tache rouge pale de la robe au fond à droite), la perspective est presque abolie. Ne surnage que le jeu des courbes et contre-courbes des couples enlacés, comme si ces derniers n’étaient plus que les inflexions d’un tissu décoratif qui annonce assez les motifs graphiques plats du Modern Style des années 1930.
Mais ce tableau est loin d’être seulement « décoratif ». Comme elle est étrange, cette composition dont le seul élément net représenté (en bas à droite) est à la tête renversée, en amorce, de cette valseuse dont le corps est hors-champ. Les yeux fermés, elle ne s’appartient plus. Elle a basculé dans le monde délicieusement vertigineux du mouvement de la danse qui l’a emportée. Ce tableau c’est son rêve. Cet abandon a quelque chose de scandaleusement voluptueux. Le plaisir de cette femme chavirant de plaisir, et pour discret qu’il soit, crève les yeux.
Vallotton, tout calviniste de formation qu’il soit, Vallotton passe les bornes : cette tête de femme dit le chavirement. La coupure du bord du tableau est là comme un effet de censure qui arriverait un peu trop tard. En matière de passage de borne, Vallotton récidivera…

Conclusion 

Misia et Gabrielle.
Misia et Gabrielle furent sans doute les femmes dont l’artiste, fut amoureux. Mais entre lui et l’autre sexe, le courant ne passa pas toujours, je l’ai dit.

1909, Fauteuil rouge.

Avec ce tableau, Vallotton, très novateur, dit avec force et grande habileté, le malheur de l’incommunication, à tout le moins le malentendu entre les hommes et les femmes. Lui et elle, en vis a vis, mais que tout sépare. Lui, dans sa réserve murée, elle dans son silence mélancolique. Le fauteuil rouge dit le feu de l’impossible fusion. Comme chez Hopper, on éprouve le plaisir de regarder, mais aussi l’affliction de voir. Profondeur de cette image presque plate, d’où le bonheur intimisme des Nabis s’est retiré. L’espace entre les êtres que les couleurs arrivaient à marier est maintenant la prise en considération d’une faille. Nous reste l’éblouissant métier d’un compositeur, simplificateur de génie, d’une incomparable modernité. 

Octave Mirbeau  disait de lui en 1910 :
« Comme ceux qui ont beaucoup vu, beaucoup lu, beaucoup réfléchi, il est pessimiste. Mais ce pessimisme n’a rien d’agressif, rien d’arbitrairement négateur. Cet homme juste ne veut pas se leurrer dans le pire, comme d’autres dans le mieux, et il cherche en toutes choses, de bonne foi, la vérité. »  L’intranquillité ne quitta jamais Vallotton. Elle ne s’apaisait que lorsque le peintre, sorti  pour peindre sur le motif, se trouvait de plain pied avec la nature. À cet égard les paysages de Vallotton sont comme des oasis de bien être.

Paysage de la Creuse, 1925 - Les Andelys, 1924, 100 x 73 cm
Les Sables du bord de Loire, 1923 - La grève, 1913.

La lumière, réinventée par l’ombre, le chaud suscité par le frais, les plages de couleur plus ou moins denses, en coïncidence  avec les éléments et leurs limites sont un enchantement.

La facture nabi est si plaisante qu’elle pousse encore aujourd’hui certains artistes (insoucieux de chercher des voies originales) a peindre comme leurs illustres devanciers.

    

Jacques Dehée, Pic de Mauberne, 2011.