L’EAU DU MIROIR : ÉTUDE DU TABLEAU D'ERNST STÖRH DIE WEIB (LA FAUNESSE)

«… Il ne faudra qu’un rayon de lune, bien doux, bien pâle, pour que le fantôme marche à nouveau sur les flots. » - Gaston Bachelard, L’eau et les rêves.

Image 1 - Ernst Störh,  Die Weib, 1898, pastel,  62 x 74 cm.

1898. L’artiste autrichien, Ernst Störh, peint, au pastel, Die Weib, littéralement : « La Faunesse » ou « La Femelle » (titre que, sans doute par correction, on traduit par La Femme, cf. infra). 

Un lac de montagne, la nuit. Sur un petit bateau blanc, un couple, étrange, a pris place. A la proue de l’esquif quasi phosphorescent, une femme, nue, se tient debout, face à son compagnon assis, vu de dos, une rame en mains. La scène baigne dans une lumière bleue, dans  des tons qu’on peut trouver chez le Français Levy-Dhurmer ou le Belge Degouve de Nuncques. L’éclairement lunaire assourdit - en les intensifiant cependant - les contrastes entre les personnages et leur embarcation. Le choix du pastel fait merveille qui, à la différence de son usage au XVIIIe s., où il est question de conquérir la plénitude des formes et d’en discriminer le plus subtil éclat (les natures mortes de Chardin, les portraits de Perronneau), l’artiste « poudre » ses motifs  à seule fin, dirait-on, de les maintenir hors de l’obscurcissement où il vont se fondre. Balançant entre physique et métaphysique, s’amorce une traversée dont tout laisse penser qu’elle est de caractère initiatique.

La vision du monde, symboliste, de la publication viennoise Ver Sacrum (1), revue d’art à laquelle l’artiste collabore, transpire dans cette œuvre, où l’on devine que les choses ne sauraient être réduites à leur simple apparence. Ainsi, sommes-nous frappé par le fait que, tout en affectant la raideur des statues, la jeune femme immobile n’en a pas, pourtant, la lourde inertie. Autre phénomène surprenant : parce que nous sommes sur la rive d’où commence à s’écarter le bateau, nous en captons et la coque et la rame reflétées. Or, cet effet d’optique, qui ajoute en principe à la fidélité de la représentation, irréalise cette dernière, trop polissée pour être « honnête » : aucune ride à la surface de l’eau ne vient perturber l’image inversée de la barque. Avec ce tableau, à la précision fragile, à deux doigts de l’estompage, serions-nous, en dépit des apparences, « au-delà du miroir » ?   

En ces temps post romantiques, où le spiritualisme païen fait retour en Europe, cette apparition évoque la résurrection de quelque antique culte ésotérique. Voyez l’œuvre hallucinée d’Arnold Böcklin, L’Île des morts. Songeons encore, en raison de la clarté lunaire, à la redoutable déesse Hécate. On peut, moins tragiquement, penser au génie du lac auquel le jeune homme, venu honorer sa mémoire, est soudain confronté. Quoi qu’il en soit, cette déité faussement réservée requalifie la proue du bateau en périmètre sacré. 

Etrangement indifférente, la femme, les bras le long du corps, s’expose au garçon, ramassé, à la poupe. Ce dernier n’est qu’un dos sombre, à l’exception du rayon de lune qui s’accroche à sa jugulaire, à gauche. N’est-ce là qu’un détail ? Ou convient-il de déduire de ce discret indice que le garçon participe, déjà, de la même pâleur que la fille qui l’invite à s’éloigner de la rive ? La veine jugulaire, en outre, n’est-elle pas, chez leurs proies, l’endroit où lorgnent les goules ?

Avec Die Weib, on subodore d’autant plus une créature maléfique qu’Ernst Störh a dessiné, la même année que sa toile, une encre intitulée Vampir ?

 

 Image 2 - E. Störh, Vampir, encre,1899.

Faut-il, dès lors, voir dans cette femme debout dans la barque celle qui, faisant mine de se laisser mener, entraine sa proie vers un funeste destin ? 
Un autre legs culturel perce, ici, que Walter Benjamin (2) a nommé “aura” et dont on sait que l’Église en a fait grand usage dans son imagerie pieuse. Telle que peinte, cette femme s’offre en effet au garçon (notre représentant à bord) dans son attirante et « lointaine proximité » ; ou, pour le dire autrement (mais sans échapper à l’oxymore) dans une sorte d’immédiateté tenue à distance. Cette apparition, aussi hiératique qu’érotique, qui prend à rebours l’imagerie de la Vierge en gloire, nous vaut, avec Störh la plus provocante des « illustrations » (3)

 

Image 3 - Vierge à la barque, Boulogne sur mer, non daté.

Image 4 - L. Benett - Le Château des Carpates de J. Verne.

Image 5 - Véronèse - La Vision de Sainte Hélène.

On ne saurait également ignorer le courant fantastique de la littérature où, pour que cette sorte de survenance produise ses effets, la nécessité d’un noli me tangere (4) doit être respectée. Gravée classiquement, Die Weib aurait pu, de fait, avoir sa place dans cette veine littéraire. A cet égard, une image du Château des Carpates (1892) nous revient - image 4 - sur laquelle on voit le héros de Jules Verne face à celle dont il ne peut faire le deuil, Stilla, « La cantatrice silencieuse » (5),  Stilla qu’il n'est pas question d’atteindre en tendant le bras. Le jeune rameur de Störh ainsi que Franz de Telek (le héros de J. Verne) accréditent d’autant mieux l’intensité de leur surprise que cette dernière est à la hauteur de leur stupéfaction.
La structure de Die Weib conduit à penser que l’amoureux n’a pas évalué la nature de l’écart qui le sépare de sa chimère. L’intuition nous souffle, en effet, que le garçon déplace avec lui le dispositif de sa propre aliénation. A savoir que la barque n’est en rien le medium de sa rencontre avec l’être aimé, mais, au contraire, une fausse planche de salut.
On sait que des histoires d’amour se nouent lors de voyages sur l’eau : il faut pour cela que les protagonistes foulent le même pont. Or, ce n’est pas le cas si l’on considère que la proue de l’esquif est un autel qui tait son nom (cf.supra) et que la belle, qui toise le garçon, n’a rien des amoureuses classiques. Ce à quoi doit être ajouté ceci qui veut que la poupe (en deçà de la limite marquée par l’aviron) soit, pour le jeune homme, la zone d’une délocalisation de lui-même, zone depuis laquelle il ne sait plus s’il voit la femme ou bien s’il se voit, voyant la femme.
Creusons notre analyse. Nous avons tous à l’esprit ces instances d’emboîtement où la scène comprend l’image du rêveur et ce à quoi il est « mêlé » ; toutes situations que les artistes n’ont pas manqué de dessiner, peindre ou graver comme autant d’apparitions ou de prodiges. De Véronèse (Le rêve de sainte Hélène) (image 5) à Gauguin (La vision après le sermon) en passant par Füssli (Le cauchemar), abondent les images en regard desquelles notre lecture vacille. Le Goya fameux, El Sueno de la razon produce monstruos, n’est pas la moindre de ces icônes.

 

Image 6 - Goya, Le sommeil de la raison.

El Sueno de la razon produce monstruos. De quel lieu, au juste, ce personnage, s’observe-t-il, ainsi prostré sur sa table ? D’une manière générale, la place des rêveurs dans la peinture est problématique : tantôt partie prenante d’une scène explicitement onirique, tantôt relégués en marge d’un prodige qui les « dépasse », les dormeurs peuvent également se  montrer comme des « somnambules éveillés » en compagnie d’entités ou de spectres dont ils ne devinent pas la nature. A-t-on remarqué, subtile tromperie, que la chair de femme à l’avant du bateau, est, comme celle de ses soeurs vivantes, légèrement teintée de rose ?
Décidément la discrimination des niveaux de réalité n’existe qu’en tant qu’elle est brouillée. Hésitation du lecteur qui reprend alors en compte le motif de la barque, grâce auquel Störh allégorise malignement l’Ambiguité, associant l’idée de flottement à celle de flottaison.
On doit reconnaître qu’abondant dans le sens de l’artiste, on s’est plu à ignorer que ce dernier a voulu peindre une scène invraisemblable mais in fine « viable » (par exemple, le caprice romantique de deux jeunes gens venus sacrifier aux mânes du lieu) ou bien si Störh a opté, sans crier gare, pour la représentation « indécidable » d’un songe. L’effet de réel étant tout à fois affirmé (précision dans le rendu des objets) et nié (extravagance de la situation, éclairement), le lecteur est convié à accomplir a suspension of disbelief (6) !
En accord avec la vision du monde symboliste, l’artiste a donc opté pour l’au-delà du sensible en en convoquant  les  fantômes, fantômes dont on sait qu’ils remodèlent le monde à l’aune du désir et de la nostalgie (un amant malheureux voit partout la femme qu’il aime). L’esprit des lieux (cf. supra) au sens mystique du terme, pour ne rien dire d’un certain spiritisme plane ici, qu’aura su capter un Alfred de Cuzon (Un rêve dans les ruines de Pompeï (1866), Théophile Gautier (Arria Marcella,1852), et, plus tard, l’Allemand Jensen (Gradiva,1901) qui, à des degrés divers, et via l’archéologisme de l’époque, cherchent, à contrer le desséchant scientisme ? 
Participant du clair-obscur pictural et préfigurant ce qui portera plus tard, au cinéma, le nom de « nuit américaine », ce tableau est d’autant plus intriguant que les remontées « étrangement familières » de la psyché interposent leur filtre entre ce tableau et nous. On veut parler de ces traces mnésiques, tout à la fois fuyantes et tenaces, où ce que nous croyions être la réalité n’en était, déjà plus, que la version insidieusement subvertie.
Symptomatiquement, le jeune homme a coupé les amarres d’avec la terre ferme. Le motif mythologique de  la Traversée (Styx, Achéron)  que tant d’artistes vont  représenter, connaît avec Die Weib une scène qu’Alfred Kubin, l’auteur de L’autre côté, « retournera » de la plus tragique façon.

 

Image 7 - Alfred Kubin, sans titre, gravure vers 1900.

Alfred Kubin - Comparons un instant le tableau de Störh et cette gravure (sans titre) relative à un sujet analogue. Avec Die Weib, et bien qu’ils soient en passe de l’être, « les jeux ne sont pas encore faits ». Chez Kubin, au contraire, l’inéluctable prévaut. Ce qui signifie qu’avec la scène de Störh, où le nocher n’est pas celui qu’on croit, l’image est encore « ouverte », c’est-à-dire prête à tous les glissements, transitions et transpositions imaginables. Avec son pastel, Störh n’a pas voulu durcir son option en passant de la narrativité (la possibilité du récit, l’hésitation, le maintien dans le doute, l’inquiétude) à la narration. Or, tout en restant symboliste, Kubin, lui, fait basculer le lecteur dans le monde de l’imparabilité (même si la consommation du drame reste hors champ).       

A la fin du XIX°s., l’industrie de l’imprimerie montant en puissance, ce n’est-ce pas un hasard, si la bande dessinée, par définition excentrique - jouant des glissements, transitions et autres transpositions qu’on vient de dire - prendra son essor avec les cartoonists Winsor McCay (Little Nemo) et Frank King (Walt and Skeezix) : ces graphistes qui feront des rêves la matrice ductile de leurs admirables histoires. Usant, mais pour en rire, de l’angoisse des hommes cherchant une assiette psychique stable, les Grandville (7), Töpffer, puis les premiers comics vont faire du passage de la frontière entre imaginaire et réalité une inépuisable source des gags.  

Tel n’est pas encore le cas chez les peintres de la galaxie symboliste chez qui la figuration n’existe qu’à proportion de ce qu’elle dissimule.

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Notes

  1. Ver Sacrum (« Printemps sacré ») est le titre de la célèbre revue « sécessionniste » de Vienne (fin XIX° , début du XX°) 
  2. Nous avons en tête la définition de l’aura par Walter Benjamin (in Petite histoire de la Photographie,1931). La notion d’ « aura » chez Benjamin a été fortement critiquée par Bruno Latour (N°1 de la revue Médiologie, 2001). Nous voulons toutefois conserver l’idée d’aura en tant qu’elle est consubstantielle à l’idée d’apparition sacrée (« un lointain, si proche soit-il »).
  3. Illustratio (latin médiéval) : Ce qui doit être éclairé, magnifié, parce que magnifique (magnus = grand). On a joint ici une illustration du miracle de l’apparition de la Vierge en 633 à Boulogne sur mer. A l’instar des grottes (Lourdes) ou des sous-bois ou bien encore des nuées, les environnements isolants (ici une  barque) se prêtent particulièrement bien aux apparitions où le « posé » et le « transposé » neutralisent leurs frontières.
  4. Noli me tangere (ne me touche pas) parole du Christ ressuscité à Marie de Magdala (rapportée par l’évangéliste Jean).   
  5. « Stilla » est forgé sur l’Anglais « still », silencieux, et étoile, stella. Stilla, la cantatrice silencieuse est désormais inatteignable parce qu’inaudible… 
  6. Suspension du sentiment d’incrédibilité.  Bonheur d’expression dû à Coleridge
  7. cf. Philippe Kaenel, « Les rêves illustrés de J.-J. Grandville (1803-1847) », La Revue de l’art, No.92, CNRS, 1991, p. 51-63. Voir aussi « Le rêve romantique et comique après Füssli et Goya,caricatures et récits graphiques », Neuvième Art, revue en ligne, 2.0.