Publié dans la revue des AMIS DE HERGE, 2022

LE PIED QUI RESTE

La dernière vignette des planches classiques de BD est, par la force des choses, un réceptacle plus « chargé », sémantiquement, que les unités qui la précèdent (ainsi, parle-t-on, pour les comics, de la « chute » d’un gag). C’est, en tout cas, le lieu d’un certain retentissement, psychologique ou spectaculaire, où tout converge, soit pour se dénouer (se conclure) ou pour exploser, soit, au contraire, pour exacerber le teasing dont l’origine est à trouver dans la « relance » des feuilletons littéraires d’antan (le sous-texte étant « vous ne perdez rien pour attendre »). 
La vignette, ici retenue, participe évidemment de cette rhétorique du suspens, avec quelques caractéristiques sinon spécifiques, du moins particulières. C’est donc d’un peu de sémiologie qu’il sera question.

Le sceptre d’Ottokar, planche 15, strips 3 et 4.

Soit donc cette case ultime de la planche 15 du Sceptre d’Ottokar. Tintin, au terme d’une course haletante, arrive à l’adresse du Professeur Halambique (rue du Vol à voile, 24), chez qui vient de se passer quelque chose de grave (nous n’en savons pas plus). Et le jeune homme de s’engouffrer, tournant à 90 degrés (voyez les emanata), dans l’entrée de l’immeuble. Cette vignette, qui complète l’espace « tensif » du dernier strip est remarquable en ceci qu’Hergé n’a pas craint de recourir à ce procédé graphique en usage dans les funnies américains, pour ne rien dire du français Christophe, à savoir un décadrage franchement assumé. Mais alors que ce décadrage, chez l’auteur de La Famille Fenouillard, relève de la pure cocasserie (souvenir, peut-être, de la manipulation faussement maladroite des lanternes magiques),

Christophe, La Famille Fenouillard, années 1889 et suivantes.

chez Hergé, où il s’agit également de s’éjecter du champ de la représentation, règne d’abord le climat d’une catastrophe annoncée. Dans les deux cas, cependant, les pieds des personnages, captés in extremis, connotent l’idée que la vie court plus vite que la vue. Et qu’il convient, pour l’un et les autres, de s’arracher littéralement du décor.
Les dessins classiques - avec leurs items non tronquées - forment, on le sait, une sorte de vision moyenne adaptée à la « vitesse du récit » où alternent des moments d’activité de basse intensité et des poursuites enfiévrées. Cette vignette hautement elliptique du Sceptre relève naturellement de ces vives échappées : le bas du pantalon de golf de Tintin, lui-même surmonté d’un fragment de son imperméable, nous parle de l’agitation propre au jeune homme (tel le furet, il est passé par ici et repassera par là), mais aussi de l’annonce possible d’un élément disruptif. Saut dans l’inconnu, fourvoiement dans la gueule du loup ? 
Avec ce dessin remarquablement restrictif un autre signe se laisse percevoir. Lequel ? Si le découpage du dernier strip de cette planche vise clairement à exacerber la mécanique du suspens ( ce qui est une semi-tromperie puisqu’en haut de la planche 16, le héros ne fait « que » monter un escalier ),

Bas de la planche 15 - Haut de la planche 16.

il ressort que notre case, expressément frappée du sceau de l’incomplétude dit, exemplairement , ce qu’est, en soi, la bande dessinée. De quoi s’agit-il ? On avance que tout en nous livrant son récit, le cartoonist ne dédaigne pas de nous dévoiler quelque chose de sa poétique(1) (ce qui, soit dit en passant est le sujet principal des Bijoux de la Castafiore où Hergé moque ses propres poncifs). En d’autres mots, si l’univers de papier du créateur est astreint à se réinventer sans cesse, il ne néglige pas les occasions de nous entretenir de la spécificité du genre qu’il pratique, en particulier les ellipses. Tout en restant parfaitement lisible, cette vignette, au dessin expressément tronqué, est une belle allégorie du IX°art. La bande dessinée, en effet, au-delà de ses répétitions systémiques (c’est un art de la reprise, au sens couturier du terme), cherche toujours à affermir ses « fils » syntaxiques (il s’agit de le faire adroitement), tout en jouant de raccourcis, de figures « retranchées », de disjonctions, de resserrements de focales (inserts) ou de déplacements d’accents. Nous parlions de poétique. À cet égard, précisément, ce « fragment » du héros entrevu nous révèle la capacité qu’à l’artiste de jouer avec un des codes à sa disposition : la « restriction iconique ». Image humoristique (en dépit du propos) qui, si elle ne nous apprend rien de déterminant sur le plan narratif, se trouve être, in fine, du plus bel effet. Hergé minimaliste est toujours Hergé(2).
Quelques mot sur un aspect du médium, généralement passé sous silence, mais qui, avec cette image à la fois ultime et tronquée entre plus fortement en congruence avec le blanc de la marge qu’elle ne le ferait avec une simple gouttière (cf. notre détail ci-après).

(détail)

Ce no man’s land, sensé se distinguer, sémiotiquement, des bandes étroites inter-vignettales (les « gouttières »), de quelle teneur symbolique, est-il (pourrait-il être) le réceptacle ? Une première réponse apportée plus haut (« oui, c’est quand même une gouttière »), n’épuise pas toute la question si l’on veut bien considérer que ce « white-out » (néologisme calqué sur black-out) pourrait mener, en théorie, héros et lecteur à décrocher sur un « ailleurs » hors système. En s’expulsant de la sorte, Tintin pourrait-il prendre congé du monde pour foncer bille en tête, dans un rêve ou un univers fantastique, un peu à la façon de l’héroïne de Nicole Claveloux dans La Main verte ?

N. Claveloux, La Main verte, paru dans Métal Hurlant, 1977.

Non, d’évidence ! À ceci près, toutefois, qu’en pénétrant dans ce couloir (là où l’on se coule), le garçon, délesté d’une part de lui-même, « se précède », comme on pourrait le dire de quelqu’un dont l’esprit hante les lieux avant d’être arrivé sur place. Tintin est une tête chercheuse. 
Pour qui connaît les récits du maître de Bruxelles, il y a dans cette lancée du garçon en bas de page du Sceptre (il y en a certainement d’autres) l’anticipation de ce mémorable hapax(3) qui, dans Le Temple du soleil, voit Tintin et ses amis atteindre à l’inatteignable.

Le Temple du Soleil, dernière case de la planche 46, (détail).

On veut parler de cette vraie case-charnière (elles sont rares) de la planche 46 du Temple, lorsque les héros basculent - à l’instar de la pierre murale qu’ils poussent - dans le royaume non uchronique et non utopique des Incas. La traversée de la paroi de pierre qui sépare la nécropole de la salle de prières des Indiens, paroi que (re)double le white-out de la marge est indéniablement une césure majeure dans le domaine du XI°art(4).

Retour, un instant, au Sceptre. Bien qu’excédant de mille coudées, en matière de symbolisme, la précipitation, hors de la case, du reporter qui cherche à joindre Halambique, cette absorption du héros dans le blanc de la planche(5) témoigne de ce que la pratique dominée de la syntaxe peut apporter à la bande dessinée (en vérité, dans tous les arts).

Il va de soi - faut-il le dire ? - que la prise en considération du support ne pouvait être poussée plus avant par l’auteur du Sceptre d’Ottokar : cela n’eût pas été pertinent ; pas plus d’ailleurs que le bas des planches 44 et 45 du Temple qui « préparent », pourtant, l’extraordinaire arrivée chez les Indiens.

Bas de la planche 44. - Bas de la planche 45.

Au vrai, cette idée « méta-langagière » ne sera exploitée, vraiment, que plus tard ; chez un Mathieu ou chez Fred chez qui la matérialité du livre sera alors pleinement interrogée(6). On songe à cette performance de Fred où, tentant de s’immiscer (à droite) dans le recto d’un « gaufrier », Philémon ne peut s’empêcher de le crever, ce qui le conduit à son verso !

Hergé, on le subodore, a dû percevoir cette caractéristique du médium apte à favoriser les « dérapages » de cette sorte, mais, en bon réaliste, il a veillé à ne pas aller trop loin. Tout compte fait, le regressus chez les Incas, une fois le mur passé, ne pouvait être « que » d’ordre archéologique. La réussite n’en est pas moins éclatante !

-

Notes

1 - La poétique  c’est la fonction du message qui insiste sur sa propre caractéristique formelle (par exemple les jeux de mots).
2 - Cette vignette, à nos yeux, mériterait d’être isolée et agrandie sous forme de poster. Avis aux amateurs.
3 - Un  hapax est un mot ou une image qui n’arrive qu’une seule fois dans une œuvre donnée.
4 - Ce n’est pas un hasard si Hergé, en redécoupant son récit pour le publier en album, prend soin de séparer sur deux pages (bas 46/haut 47) le basculement de la pierre et des héros et l’irruption de ces derniers dans une case d’un format qui atteindra, dans le livre, celle d’un double strip.  Hergé tire parti, ne fût-ce qu’intuitivement, de la pliure séparant des deux pages à laquelle s’ajoute le white-out du support papier. 
5 - Comment ne pas penser, encore, dans Le Temple, à la chute catastrophique de Tintin dans le blanc de l’écume du torrent avant que celui-ci se révèle n’être qu’un rideau d’eau ouvrant sur un souterrain ?  Et que dire de la case 8 de la planche 43 lorsque Haddock (« A Dieu vat ») pénètre le mur d’eau du torrent ?
6 - Cette nature matérielle fut interrogée chez Winsor McCay (Nemo) ou chez Herriman dans Krazy Kat.