LE MALIN GÉNIE DES COLLAGES

EXERGUE EN FORME DE PROGRAMME
Soit cette colombe (fig. 1) à laquelle on a ajouté un pénis humain (ce qui explique la présence de la bande velpeau). Ce volatile, qui, dans l'iconographie chrétienne, symbolise l'Esprit saint, est, par définition, incréé ; or le voici créature puisque doté d'un sexe. Marie, mère de Jésus, visitée par l'Esprit aurait-elle été fécondée charnellement par un pénis ailé, comme on en voit d'ailleurs depuis toujours ?
Un mot également sur ce titre incongru : le mot « opération ». Il désigne à la fois un acte chirurgical (greffe de peau) et le proces­sus par lequel quelque chose est altéré sans qu'on comprenne bien de quoi il retourne (« par l'opération du Saint-Esprit », a-t-on l'habi­tude de dire) ; ce mot, donc, leste l'image de Zeimert du poids d'une amphibologie aussi drôle qu'efficacement irrespectueuse. À l'instar du calembour verbal, l'image-calembour est une construction qui relève de l'aubaine. En somme, quelque chose était là qui ne deman­dait qu'à se voir isolé, puis débordé, subverti, détourné. C'est le cas de ce greffon attentatoire au dogme, qui fait grincer quelques dents chez les catholiques intégristes. Mille autres exemples pourraient être donnés.
L'imagerie pieuse ou sexuelle, autrement dit le domaine où, souvent, les interdits (et les entredits) sont nombreux, suscite volon­tiers l'hybridation, notamment chez ceux qui ont l'esprit mal placé (dans Le Mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient, Freud parle, avec justesse, de « l'esprit qui déshabille [1] »). Picabia nous avait pré­venus avec son fameux L.H.O.0.Q. ; Mona Lisa cachait bien son jeu, nue qu'elle était au-delà du cadre.

ÉTAYER DES TITRES FARFELUS
Quittons la sphère de l'égrillard (nous y reviendrons) et élargissons notre point de vue. Dans le livre de Gérald Gassiot-Talabot, Zeimert, peintre calembourgeois (2), on trouve, en vis-à-vis, deux illustrations ainsi légendées : « Vélodrame » et « Mélodrame » (fig. 2 et 3).

Ces illustrations ont pour sujet deux usages de la « petite reine», très en vogue dans l'imagerie populaire d'il y a un siècle. Ces illustrations, travaillées comme on voit, et qui forment des effets croisés de lecture (en rhétorique on parlerait de chiasme), obéissent à une économie sémiotique particulière à propos de laquelle on fera deux remarques.
Première remarque. Il se vérifie qu'une loufoquerie peut être jus­tifiée iconographiquement. Ce qu'on nommera la preuve par la figu­rabilité. Un « vélodrame » ou un « mélodrame », ça existe : voyez-en l'image. Sur le document de gauche, les pavés de la rue, en outre, sont disposés selon une structure concentrique comme celle de la piste d'un cirque ; sur l'image de droite, le sol du stade, quant à lui, est fait de planches comme peut l'être celui d'une scène de théâtre.
Bon nombre d'images « déconnantes » de cette sorte n'existent que pour étayer les titres farfelus qui les sous-tendent. Rappelons-nous, dans un registre un peu différent, ce monochrome d'Alphonse Allais exposé aux Arts incohérents dans les années 1880 : Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la Mer rouge (ill.ci-dessous).


Alphonse Allais. Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la Mer Rouge, 1884.

Restons un moment sur le monochrome d'Allais. D'évidence, il s'est agi pour l'auteur d'avoir le dernier mot à tous les sens du terme, et, ce faisant, d'éclairer la légende. La contrainte introduite ici (justifier narrativement un monochrome) veut que nous ayons ici un « conduc­teur » de lecture aussi improbable que sémantiquement fondé. En d'autres termes, si elle est le tout autre de la peinture figurative, la toile intitulée Récolte de la tomate se présente malgré tout, et sous un certain angle, comme la quintessence de la scène suggérée. Vu de très loin, ou de très près, seul, le rouge s'imposait. Dans le registre farfelu d'autres auteurs, comme Glenn Baxter, pourraient être ici convoqués.
Seconde remarque. Revenons à nos premières images, « Mélodrome » et « Vélodrame ». Les iconotextes de Zeimert reposent sur le principe de la fragilisation des références (ce qui est un trait post-moderniste que l'on ré-abordera) : l'esprit encyclopédique (ces images sont de quasi-planches pédagogiques) n'est ici convoqué que pour être révoqué. Comment cela se passe-t-il ? Deux ressorts sont ici activés.
Premier ressort. Dotées au moins virtuellement des titres banals (« mélodrame » et « vélodrome »), ces illustrations, qui forment entre elles une structure, présentèrent vite pour l'artiste (du moins c'est mon hypothèse) une zone d'opérabilité. Proche des pataquès aux­quels nous ont habitués les Dupondt d'Hergé, un sous-texte ne demandait qu'à se faire jour, à savoir qu'une permutation entre les consonnes M et V et les voyelles O et A peut ménager l'espace d'un déclic dont la bicyclette est l'agent actif on passe de mélodrame et vélodrome à « Mélodrome » et « Vélodrame », qui s'imposent avec bonheur. En termes psycho-linguistiques on pourrait dire que la chaîne signifiante montrait des maillons faibles que le malin génie de la langue, toujours sur la brèche, ne demandait qu'à investir. Ajoutons que l'esprit de système, manifesté, ici, par l'idée de symétrie (en l'oc­currence le chiasme), dut favoriser la confection de ce diptyque fou. Second ressort. Revenons à la mise à mal des références icono­graphiques. Dans sa stéréotypie même (almanachs, bandes dessi­nées traditionnelles, catalogues de toutes sortes, imagerie religieuse, politique, publicitaire, couvertures de journaux à sensation, etc.), l'iconographie de masse pousse au détournement. Pourquoi ? Les images, parce qu'elles sont enveloppées dans la gangue du décorum ou de l'hyperbole, ou bien marquées du sceau de la prévisibilité, c'est-à-dire, de toute façon, placées sous la juridiction du Code, ces images, donc, appellent les lecteurs/créateurs à ne plus s'en laisser conter. Parmi ces lecteurs critiques (chez qui Dada est une seconde nature), on citera naturellement les artistes du groupe Panique (Olivier Olivier, Carelman - qui deviendront tous deux membres de l'Oupeinpo - mais aussi Topor, Zeimert, etc.)… pour ne rien dire des étudiants de Marc-Antoine Mathieu !
Le Vélodrame et le Mélodrame sont des images trafiquées dont l'origine, chez Zeimert (ou d'autres « collagistes » comme Fred ou Francis Masse) est soit une certaine imagerie historique peinte, soit l'imagerie journalistique théâtralisée. Dans les deux cas, le matériau iconographique de base, dans son « hyper démonstrativité » même, appelle, on l'a dit, le geste iconoclaste (car trop c'est trop).
Voici l'exemple d'une image toute prête, non encore mise à mal : le Paolo et Francesca d'Ingres (ill. ci-dessous), tableau pompier avant la lettre. Il s'agit d'une anecdotisation de l'Histoire (ou de la Fable : ici L'Enfer de Dante). Étrangement, Ingres ne semble pas s'être aperçu que son tableau atteignait au ridicule.

Jean-Auguste-Dominique Ingres, Paolo et Francesca, huile sur toile, 48 x 39 cm, 1819. Collection du musée des Beaux-Arts d'Angers.

Voyez le livre qui n'a pas encore atteint le sol, l'épée fichée dans le triangle dessiné sur le parquet (symbolisme plus que sexuel), le goître de l'amant dont la main cherche celle de la jeune personne, la tête de Malatesta, etc. Un rien (sans doute un format plus grand, car cette toile est très petite) eût suffi pour faire basculer cette œuvre « charmante », proche du goût « troubadour », dans le dernier grotesque. Et susciter l'outrage que constitue le détournement ou l'hybridation.

Changeons de registre. Soit cette couverture du Petit Journal (1894) représentant l'assassinat de Sadi Carnot (ill. ci-dessous).

L'assassinat du président Carnot, couverture du Petit Journal, n°189, 2 juillet 1894.

La presse à grand tirage exhaussa évidemment ce fait divers (il est vrai notable), le hissant à une sorte de dignité iconographique mémorable. Il y a mort d'homme, certes, mais quel pathos ! Dans les deux cas (Ingres et Le Petit Journal), nous flottons entre l'Historia et la storia. De la toile peinte à l'hebdoma­daire en couleurs, la geste (féminin singulier) fait place aux gestes (masculin pluriel). On veut dire que la porte est ouverte aux bascu­lements ironico dépréciatifs.
Avec ce type d'images, la réaction, précisément, peut être vive. Les Incohérents, puis les Dadadaïstes et les Néodadadaïstes pour ne rien dire des humoristes comme Chaval, Bosc, Steinberg, etc., vont s'en prendre aux icônes toutes faites. La sémiogenèse (l'autoproduction de significations) est le truchement de lequel un Man Ray, par exemple, élabore son admirable Violon d'Ingres, aux connotations multiples. Mais revenons au Vélodrome. Pour ce qui le regarde, Christian Zeimert (Vélodrome) fait d'un cycliste la victime bouleversée/boule­versante d'un jeu du cirque citant de façon de façon ironique et subli­minale la figure héroïco-baroque de la Chute (fig. 4). Il s'agit, décidé­ment, de s'en prendre aux modèles reçus...

Fig. 4 - Pierre Paul Rubens, “La Chute d'Icare”, 27,4 x 26 cm, 1636. Collection des musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

LA FRAGILISATION DES APPARENCES, DERECHEF


Fig 5 - Christian Zeimert, “Nicolas Poussin ou la naissance du classicisme”, 1967. Collection Claude Bernard Haim.

Soit cet autre collage de Zeimert : Nicolas Poussin ou la Naissance du Classicisme (fig. 5). Parce que le même mot désigne à la fois le nom de l'artiste (Poussin avec un P majuscule) et le petit de la poule et du coq (avec un petit p), Zeimert ose ce portait, drôle à tous égards. Cette fusion entre l'allégorie et le monde de la basse-cour (la coquille de l'œuf brisé est gigantesque) est du meilleur des effets. Il y a dans certaines formes reçues (portraits, paysages, symboles divers, etc.), ou dans certaines manières de les représenter, des zones propices à des ajouts adventices. Nous tenons que ces ajouts adventices peuvent fonctionner comme des lapsus. Nous parlions plus haut de « zone d'opérabilité ». Nous y sommes à nouveau. Le lapsus, c'est ce qui tombe, inopinément, mais qui peut venir, de façon subversive, faire sens. Bref, entrent en concurrence deux idées :
- d'une part, l'idée glorieuse d'épiphanie (au sens grec du terme, une épiphanie, c'est une « survenue »). Nicolas Poussin, dans son atelier, au milieu d'un espace (son atelier) et au milieu d'un temps (ce tableau est peint en 1650), se présente à nous « tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change » ;
- d'autre part, l'idée antinomique de la basse extraction. Avec cette particularité toutefois: il s'agit d'un «drôle d'oiseau », sorti tout armé de sa matrice, c'est-à-dire né adulte, comme Athena du cerveau de Zeus... Les modernes de l'âge classique, si la chose avait été possible, eussent parlé de travestissement.
L'ironie est évidemment d'autant mieux fondée (motivée diraient les linguistes) qu'elle repose sur un substrat rébusique (le petit poussin pour le grand Nicolas). Remarquons, au passage, que le génie du peintre n'est pas en cause, cela va de soi (son Eliezer et Rebecca et son Et in Arcadia ego nous enchantent). Ce qui compte, en l'occurrence, est l'attaque portée contre le culte (jamais distancié) rendu au maître, sa « lagardo-michardisation » si l'on ose dire - même si, in fine, l'on doit reconnaître que les manuels scolaires de littérature signés par Lagarde et Michard ont leur vertu…
Quant à l'idée de travestissement, nous avons déjà cité Man Ray et son Violon d'Ingres. Ici encore, soyons clairs : cette petite merveille d'intelligence mutine qu'est Le Violon d'Ingres ne remet nullement en cause l'artiste qui nous a valu La Petite Baigneuse de Valpinçon, mais seulement l'usage de l'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, pour parler comme Benjamin (3).

L'HYBRIDATION FAVORISE-T-ELLE DES FORMES NARRATIVES OU DISCURSIVES SPÉCIFIQUES ?
La réponse est d'évidence « oui », dans la mesure où il s'agit de faire en sorte que la capacité d'intégration plastique et sémantique du collage se présente comme la marque de sa vérité, ou, si l'on préfère, de montrer que sa cohésion matérielle se présente comme le répon­dant de sa cohérence sémantique. On le sait, les images sont tou­jours, peu ou prou, en attente de récit. La question avec l'iconotexte hybride étant ici de repérer ce qui, en lui, peut activer une dériva­tion narrative, tout à la fois empêchée et suscitée. Soit ce collage de Max Ernst extrait de La femme 100 têtes (fig. 6).
Parti d'un document scientifique premier (4) (fig. 7), Ernst nous vaut cette composition légendée L'immaculée Conception ratée. La scène arrangée, accompagnée de sa nouvelle légende, forme un ensemble énigmatique auquel il n'est pourtant pas impossible de prêter quelque intelligibilité. Comment, par exemple, prendre en compte le fait que les personnages aient l'air affligés ? On pourrait ici risquer l'invention d'un récit. Un mot d'abord sur « L'Immaculée conception » dont on nous dit qu'elle vient de rater! C'est un dogme de l'Église catholique (5), selon lequel Marie, future mère de Dieu, fut conçue par ses parents (Anne et Joachim), en dehors de toute souillure, et cela contrairement au genre humain, porteur du péché originel. On ajoutera que le dogme de « l'Immaculée Conception » n'a rien à voir avec la conception virginale de Jésus. Celle-ci, en outre, n'est pas un dogme mais un « mystère », mystère qui veut que le père du Christ soit le Père Céleste lui-même (Joseph n'étant que le père nourricier de l'enfant). Max Ernst traite-t-il son sujet ou bien, à l'instar de nombre de ses contemporains, confond-il le dogme de 1854 avec ledit mystère qui se trouve au principe de la foi chrétienne ? On peut faire le pari que l'artiste, peu au fait de la doctrine chrétienne, confond le dogme avec le mystère. L'Immaculée Conception serait donc prise pour la fécondation de Marie par le verbe divin. D'où il s'ensuit - même si c'est un faux sens - que « L'Immaculée Conception ratée », signifie que les deux époux, Marie et Joseph, se sont « connus » charnellement et que la semence du charpentier a finalement fécondé la jeune Palestinienne. Chose horrible, le collage de Max Ernst laisse en outre subodorer que Joseph, adepte de la bouteille et amant réel, est arrivé à supplanter Dieu, époux mystique. L'angelot - à savoir Gabriel - en est tout bouleversé, qui s'éloigne en pleurs. Gag pour les uns, pur blasphème pour les autres, ce collage re­légendé nous a conduit à produire les circonvolutions d'un récit (bien artificiel) pour faire tenir ensemble l'intenable, autrement dit ramener ce collage hybride au prétexte religieux d'où il est tiré et contre lequel nous avons tenté de l'adosser.

Mais tenons-nous-en à la lettre du dogme. La scène représenterait Anne, Joachim et un angelot surmonté d'un jeu de cercles concen­triques (on dirait un roto-relief) faisant office d'auréole. Court, encore, un lapin, sorte de cheveu sur la soupe, dont on peut rappe­ler, en passant, qu'il est animé d'une intense vie sexuelle. Considérée dans sa relation avec la légende, la scène se laisserait alors interpré­ter de la façon suivante : Anne redressée sur son lit prend la mesure de ce qui lui arrive. Elle comprend qu'elle est enceinte des oeuvres de Joachim ; que la conception n'est pas « impeccable » comme il eût fallu qu'elle fût, pour faire de Marie, sa fille, la future mère de Dieu. Catastrophe.
Défalcation faite de la provocation, le collage de Max Ernst présente un rapport texte/image qui n'est pas sans rappeler l'imagerie picturale de l'ancienne peinture. Il serait en somme question d'une continuation de l'Ut Pictura Poesis, cette doctrine antique professée jusqu'au milieu du XIXe siècle selon laquelle, tout comme la poésie est un tableau verbal (temporel), la peinture d'histoire est un récit spatialisé qu'il s'agit de savoir « lire ». Prenons un exemple. Soit telle huile de François Marot, Les Fruits de la paix de Riswyck sous l'allégorie d'Apollon ramenant du Ciel la Paix accompagnée de l'Abondance pour favoriser les Sciences et les Arts (1702), conservée au musée de Tours (fig. 8).

Fig. 8 - François Marot, “Les Fruits de la Paix de Riswyck sous l'Allégorie d'Apollon ramenant du Ciel la Paix accompagnée de l'Abondance pour Favoriser les Sciences et les Arts”, 1702. Coll. musée de Tours.

Abstraction faite de l'artificialité de la scène et de son titre, force est de noter que l'artiste s'est évertué à trouver pour chaque donnée actan­cielle (personnalisation, présentation, facilitation d'une action) une tra­duction tant verbale que visuelle. Les marqueurs syntaxiques (préposi­tions, modalités du verbe) du titre-récit sont visualisés dans la direction des regards, le campement des attitudes, la position des corps.
Il reste évidemment qu'avec l'iconoclaste Max Ernst un change­ment radical s'est produit. L'ut pictura poesis n'est plus défendable qu'en tant que fantaisie assumée. Ce qui, en soi, redisons-le, est tout un programme.

L'UT PICTURA POESIS MOQUÉE
Nous voudrions pour terminer mettre à l'épreuve cette idée en pro­posant, à notre tour, un nouvel iconotexte hybride. On se souvient de la couverture du Petit Journal publiée à l'occasion de l'assassinat du cinquième président de la IIIe République en 1894, Sadi Carnot. Cette image s'inscrit dans toute une tradition graphique qui, pour drama­tique qu'elle soit, nous a fait passer (comme on l'a dit plus haut) de la Geste aux gestes, voire à la gesticulation (ill.ci-dessous).

L'assassinat du président Carnot, couverture du Petit Journal, n°189, 2 juillet 1894.
Alphonse Allais. Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la Mer Rouge, 1884.
Assassinat de l'archiduc d'Autriche et de la duchesse sa femme à Sarajevo, Le Petit Journal, 12 juillet 1914.

Nous faisons l'hypothèse selon laquelle cette perte de substance symbolique de l'image de masse est compensée chez le collagiste par une sorte de « vision flottante» propice aux réarrangements signifiants. Allons plus loin. Dans son livre sur Max Ernst, Werner Spies (6) parle de la recherche, chez l'artiste Dada, de correspondances entre les jeux de mots et les jeux d'images. Serions-nous précisément en présence d'un document apte à générer de tels échanges sémiotiques ? Nous en avons fait le pari, avant de nous atteler à la tâche.
Une amphibologie (un double signifié) se laisse entrevoir au même titre qu'une paronymie (quasi-répétition d'un même signifiant). Le patronyme du président en question - Sadi Carnot - peut être entendu de deux façons : a) comme un nom propre, b) comme un syntagme nominal disant qu'un certain Arnot se comporterait en « sadique » (le sadique Arnot). La similitude phonétique qui caractérise ces propo­sitions (la « mêmeté » phonique) s'impose. « Mêmeté » qui, à son tour, s'est vue rattrapée chez celui qui vous parle par l'image des colosses égyptiens de la vallée de Memnon (entendant du « même nom »). Bref, quelque chose était donc donné, dont nous avions l'intuition qu'il fallait le tirer au clair. Ce fut, après bien des hésitations et grâce à Photoshop, ce collage (ill. ci-dessous).


Montage de Pierre Fresnault-Deruelle.

Une mise en fiction s'offrait à nous : justification littéraire d'une facétie grand-guignolesque, mais aussi nonsense rattrapé in extremis par le sens, comme le diable peut l'être par la queue. Résulte de tout cela une sorte de « pataquès orienté », catégorie inventée par nos soins, dont nous nous demandons - au cas où elle serait acceptable par les spécialistes - si elle relève de l'Oulipo ou de l'Oupeinpo...

POUR CONCLURE CETTE RATIONALISATION SECONDAIRE
Nous vivons à la fois dans le souvenir muséal de l'art classique, celui d'un Fragonard, par exemple, chez qui l'art présidait aux actions humaines (par exemple la sculpture dans L'Escalade ou le Rendez-vous, ill. 36) et dans le constat, secrètement douloureux, de la disparition de cet art. Pour ce qui regarde l'iconosphère édifiante, il nous reste, pour l'heure, le recyclage post-moderniste de ses modèles. Aux pieds de la statue de Vénus, les amoureux se retrouvent pour le meilleur, comme se conjoignent, pour le pire, et sous les yeux impassibles des dieux, le président et son assassin. Sauvée du néant des déchets symboliques par un collage (fût-il tiré par les cheveux, ou parce que tiré par les cheveux), l'illustration se révèle soudain pleine de ressources. Pour s'en assurer, il faut, non pas regarder ailleurs, mais autrement.

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Notes
1. Sigmund Freud, Du Mot d'esprit dans ses rapports avec l'inconscient, Paris, Gallimard,1930 (1905).
2. Gérald Gassiot-Talabot, Zeimert, peintre calembourgeois, Paris, Hachette-Littérature, 1973, p. 18-19.
3. W. Benjamin, « L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique » (1939), trad. fr. in Œuvres, III, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2000, p. 269-316.
4. « Disposition de l'appareil photographique pour les études médicales », gravure qu'il trouve dans La Nature. Revue des sciences et de leur application à Part et à l'industrie, Paris, Masson,1883, p. 216.
5. Dogme qui date de l'encyclique Lumen Gentium,1854, sous le pontificat de Pie IX.
6. Werner Spies, Max Ernst, vie et œuvre, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2007.