D’UN VISAGE COMME PIÈCE À CONVICTION

Et si ce visage « échoué » était un autoportrait ? Dune intuition l’autre, s’impose alors l’idée que le peintre nous parle à son corps défendant d’un autre naufrage : celui de l’imaginaire classique. En vérifiant ces hypothèses, nous découvrons en outre l’émergence d’une pensée visuelle qui sous-tend le propos pictural naïvement affiché. 
»Tout ce qui est fluide une fois arrêté devient tête”. Henri Michaux, Émergences-Résurgences.

Gustave Courtois (Pusey, 1853 - Paris, 1923) - Orphée, 1875, huile sur bois,27 x 66 cm, musée municipal de Pontarlier.

Dans un remarquable et récent essai intitulé Une esthétique du sommeil (1), Michel Covin écrit qu’en art, le dormeur solitaire, à quelques exceptions près, n’existe pas. L’auteur, qui se réfère à la peinture d’histoire religieuse, explique que le sujet peint, qui ne peut-être qu’un sujet-pour-la-grâce, suppose, au cas où il serait ensommeillé, que quelqu’un puisse veiller sur lui, « parant ainsi aux dégâts de l’abandon ». Tel n’est évidemment plus le cas à partir de l’époque romantique où nombre de dormeurs, esseulés, n’existent sur la toile que livrés aux puissances d’un au-delà onirique ou chthonien. 
Lorsque la peinture les prend pour objets, les défunts, pures extériorités, deviennent à leur tour des dormeurs abandonnés (2). Serait-ce, alors, parce que la déréliction mina les artistes en deuil de l’Âge d’or (dont Ingres et Delacroix furent les derniers chantres crédibles) qu’on put voir des cadavres peints s’exposer comme des still lives d’un genre nouveau ? Dans la mesure où la pratique picturale ne perdit jamais une occasion de se penser jusque dans ses effets non escomptés, on se demandera si peindre des corps chosifiés ne fut pas précisément le biais utilisé par Redon ou Gustave Moreau, Khnopf ou Delville pour dire que leurs tableaux étaient aussi des images « ensommeillées », où la vie et la mort pouvaient cesser d’être perçues comme contradic­toires. « Parce que le sommeil est frère de la mort, il est parfois difficile, dans la peinture symboliste, de décider qui rêve et qui meurt, qui dort de qui est mort. Les figures souvent émaciées du songe se confondent aisément avec celle des cadavres », nous dit Jean Clair (3).

L’historia toujours recommencée 
Dans l’huile que peint Gustave Courtois en 1875 (4), ce visage, aux yeux clos, lisse comme un morceau achevé de peinture, semble avoir été installé dans ce qui pouvait faire office de reposoir : une sorte d’environnement naturel bricolé à la hâte. Comme s’il avait été impossible — le « reste » du corps n’ayant pas suivi — de laisser telle quelle cette « étude » sans qu’un peu de liant, c’est-à-dire, ici, de décorum, vînt la rattacher au corps de la Grande Peinture. L’éternité de l’esprit, toujours associée à la pérennité des formes, impliquait que ces dernières fussent absolument sauvegardées : il fallait donc que cette tête suppliciée, bien que livrée aux éléments, échappât au scandale qui aurait consisté à n’en faire qu’une simple modulation de la matière. 
L’artifice éclate, pourtant. Ce « liant » (cette partie de l’image, destinée à fonder autant qu’à fondre la figure au sein d’un continuum« parlable »), est fait d’une étendue sableuse parsemée de rochers, et surtout d’une mer plus proche des esquisses plaquées des ateliers photogra­phiques que des fresques léchées de l’art vériste. Ceci entraînant cela, la tête de jeune homme qu’a brossée Gustave Courtois se présente comme un macabre membrum disjectum, qu’un artiste plus respectueux des canons eût sans nul doute greffé sur un tronc avantageux ; ou que — s’agissant d’une décollation comme la peinture en compta tant — il eût placé aux côtés d’une Judith ou d’une Salomé. En un mot, ce tableau, qui n’a pas totalement rompu avec les nécessités « documentaires » de l’âge classique, n’a pas non plus atteint à l’auto­suffisance des productions symbolistes qui faisaient de la toile — pourtant nostalgique de l’ancienne unité académique — un objet autonome, fût-il parcellaire. À la limite de la terre et de l’eau, la tête du personnage gît sur le terrain mouvant des incertitudes, tout comme Courtois qui, ayant choisi de ne pas choisir, a fait de son tableau un compromis tout à la fois décevant (pour les plasticiens) et passionnant (pour les esthéticiens et les historiens d’art).

Gustave Courtois - Autoportrait, 1873, dessin à la pierre noire. Musée Garret, Vesoul.

La question de l’autoportrait 
La plage et les rochers, la couronne de lauriers dorés et la lyre — pour ne rien dire du titre de cette huile sur bois — sont donc là pour rassurer le spectateur en quête de repères. L’œuvre reste une scène chargée de maintenir la fiction selon laquelle il est encore (il est toujours) question d’une peinture d’histoire. Ainsi, prolongeant la veine mythico-­historique, Courtois a t-il fourni suffisamment d’indices au spectateur pour que ce dernier, se référant au titre, puisse « reconnaître » les restes d’Orphée. Ovide ne rapporte-t-il pas que le malheureux amant d’Eurydice, après avoir erré, fut mis en pièces par les Ménades, puis, qu’ayant été précipitée dans l’Hèbre, la tête du musi­cien finit par atteindre le rivage de Lesbos ? 
La composition est étrange à plus d’un titre. A l’instar du rêve qui n’a cure de respecter les marques de la pensée vigile, liées aux configurations stables, ce tableau nous offre explicitement les traits d’un personnage légendaire alors que ceux-ci ont quelque chose de résolument « actuels » : l’œuvre laisserait ainsi deviner que le personnage aux yeux clos est un modèle d’atelier ; peut-être même le peintre en personne, tant le visage, en contradiction avec le sujet de la représentation, paraît épargné (5).

De quel symptôme (si symptôme il y a) pourrait-il être question ? À considérer ce visage indemne, mais, aussi, offert avec réticence, une autre idée peu à peu s’impose : ce portrait désensablé (et pourtant serti), littéralement dégagé par le flot qui s’est retiré, semble vouloir renouer avec une certaine conception de l’ancienne humani corporis fabrica qui avait été, à la Renaissance, « peur et émotion de la découverte » et dont « le tableau peint », comme le rappelle Jean Clair»(6), « gardait la trace précieuse ». Cette œuvre qui se refuse à l’ostentation (la modestie de ses dimensions l’atteste) garde la marque d’une ferveur véritable, et non, comme on pourrait être tenté de le penser, d’une allégeance morbide à une époque précocement fin de siècle. Une différence de taille, toutefois, sépare l’esprit des « académies » des siècles classiques de ce curieux fragment d’anatomie : la crainte, conjecturée, que ce corps, restitué dans son intégrité, eût été presque immanquablement assujetti aux canons équivoques des « visions d’art » fort à la mode et de ces autres « académies » qui furent, pour l’érotisme des « chers maîtres» du XIXe siècle, nécessité autant qu’aubaine. Refusant ces facilités, mais très en retrait des études d’un Géricault (préparatoires au Radeau de la Méduse), ou d’un Courbet (L’origine du monde [7]), Courtois (comme sur le tableau, son visage) fraye néanmoins son chemin : la chair, rendue à sa vérité — celle-là même dont l’artiste semble timidement nous faire part — constitue bien un projet qu’un tabou, empêche, toutefois, d’atteindre pleinement (la levée de la censure s’opérera vraiment avec Egon Schiele, puis Herbert Boeckl, Bacon et Lucian Freud). 
En somme, on risquera ici l’idée que le visage d’Orphée, simple nu par défaut de la propre enveloppe charnelle de Courtois, fonctionnerait ici comme le signe pudique sous le couvert duquel se

 signifierait que la nudité (dont le voluptueux ou le grivois furent trop souvent un habit subtil) « ne se livre jamais librement, mais se délivre toujours selon un ensemble de codes intellectuels, moraux ou esthétiques » Doit-on parler, chez ce peintre de « second rayon », de cette probité de l’art qui n’étouffa pas Bouguereau ou Cabanel ?

D’une modernité involontaire 
Outre le fait que les peintres se sont souvent représentés décapités sous les traits de Méduse, Holopherne, Goliath ou saint Jean-Baptiste, la thèse selon laquelle cet Orphée serait un autoportrait repose sur un autre indice. S’inscrivant dans la tradition des « pompiers » antiquisants désireux de prolonger la Fable en la peuplant prosaïquement de « connaissances » (les Romaines d’Alma-Tadéma auront des têtes de Londoniennes), Courtois s’y serait lui-même replongé, tout en signalant la folie de son entreprise. N’est-ce pas sous la forme paradoxale d’une dépouille rejetée par la mer — l’échouage, c’est l’échec — qu’il nous dit sa régression dans l’illo tempore du tableau (9) ? Au vrai, indémontrable à proprement parler, l’anachronisme (la modernité « déplacée », quasi surréaliste, de ce visage) hante cette scène. 
Le peintre, pourtant, avait pris ses précautions. Ce bout du monde, indemne du moindre repère datable ou localisable, constituait le meilleur cadre pour que le topos et l’utopos échangeassent insensiblement leurs valeurs. La Lesbos immémoriale semblait pouvoir remplacer, sans déperdition fantasmatique majeure, celle que Courtois était à même d’aller visiter. Les restes d’Orphée « arrivant » jusqu’au peintre avec la précieuse relique que constituait sa lyre, n’étaient-ils pas les garants du « voyage » inverse grâce auquel l’artiste, ceint des lauriers d’or de l’aède, abordait la terre mythique près du rocher, où Apollon, selon Ovide, avait pétrifié un serpent qui s’était élancé vers la tête abandonnée du poète ? 
Ce travestissement qui n’ose pas dire vraiment son nom laisse au spectateur une impression mélangée, partagé qu’il est, d’une part, entre le propos naïvement tenu et, d’autre part, la signifiance symbolique dont celui-ci est inconsciemment porteur. Certes, le procédé n’est pas tout à fait neuf pour qui a pu voir les œuvres de Klimt représentant des portraits d’autant plus modelés qu’ils se trouvent entourés d’aplats de peinture. Mais chez Courtois, le procédé en question, participant du lapsus, apparaît d’autant plus révélateur. Ainsi, l’on se demandera si l’association de deux factures qui rend ce visage « saillant » — c’est-à-dire partiellement libéré des valences syntaxiques de l’historia — n’est pas un collage avant la lettre ; truchement par lequel se manifesterait ce qu’on appelle maintenant la « pensée visuelle ». Autrement dit, sous couleur de se référer au malheureux destin de l’aède, cette tête d’Orphée retrouvée sur le rivage ne vise-t-elle pas à signifier subliminalement que, s’il s’agit encore de sauver des restes, il est surtout question de la disparition de la peinture comme métaphore de l’embau­mement ? De ce point de vue, les couleurs du tableau, bien que rehaussées d’or (les feuilles de lauriers), évoquent on ne peut mieux la dévitalisation : pas de bleu, ni de vert. Quant au blanc, au noir et au rouge, qui forment la triade du chromatisme terrien des origines, nous n’en avons ici qu’une synthèse qui s’exténue dans la recherche des gris et des mauves. À la préservation des apparences se substituerait en somme le constat de leur nécrose. 
Or, c’est ici que l’image se retourne sur elle-même. Si, malgré l’alibi du récit tragique, ce visage prend l’allure d’un « dépôt », il apparaît, en revanche, qu’au-delà de la fable, le rejet de ce reste est l’occasion d’une véritable « découverte ». Sous le « vernis de l’histoire » en passe de disparaître, voici que la Peinture, comme décapée, aborde de nouvelles terres. Que signifie, en effet, ce visage, en principe venu d’un ancien monde, et dont tout nous dit, désormais, qu’il nous cache quelque chose ? Quelle est cette grève au sol incertain où les formes n’apparaissent que sur le mode de la résurgence ? Cet Orphée, qui représente une scène après la catastrophe, fait déjà le lien avec l’art symboliste qui, suscitant, en une sorte de remontée, toute une efflorescence de formes livides ou spectrales, va faire de l’art une mancie (10).

La « pensée visuelle » se laisse deviner une seconde fois dans la composition à laquelle s’est attaché Gustave Courtois. Le lit de sable qui constitue la majeure partie du décor, n’est-il pas d’abord une p(l)age d’écriture ? Dans la mesure où l’artiste, sacrifiant à l’Ut pictura poesis, voulut rassembler ce qui pouvait témoigner du dépeçage auquel s’étaient livrées les Ménades sur la personne d’Orphée, comment ne pas noter que les restes en question constituent deux métonymies exemplaires ? La tête de l’aède et sa lyre ne sont pas, en effet, les « fragments » les moins « parlants » que la mer a rejetés. L’image du corps dispersé laisse la place à celle d’un ensemble étran­gement recomposé. Parlant des éléments épars du rêve, Freud, qui décrivait ces derniers comme « tordus, morcelés, réunis ainsi que des glaces flottantes » soulignait, grâce à la psychanalyse, un phénomène signifiant également repérable dans les collages, trucages, rébus et autres manifestations idéographiques explorés par J.-F. Lyotard (11). L’Orphée, littéralement réinventé par Courtois, semble participer de ce jeu des coalescences qu’Arcimboldo, en son temps, avait pu mettre en œuvre, et que la fin du XIXe siècle, travaillée par le rejet du dogme classique de la Composition, allait remettre à l’honneur. La tête de ce personnage est ici bien évidem­ment prolongée par sa lyre qui fait office de corps. L’artiste a d’ailleurs pris le soin de disposer les montants de l’instrument en lieu et place des jambes à jamais disparues du musicien. L’allégorie (= le parler autre), dont on a dit qu’elle était morte avec Delacroix (12), paraît au contraire n’avoir pas dit son dernier mot. Sans doute n’en sommes-nous qu’au début d’une sémiogénèse appelée à se développer avec la renaissance de l’idéographie contemporaine (13), où la « condensation » caviarde la syntaxe (14). 
Sans doute, encore, notre artiste était-il parfaitement inconscient des enjeux symboliques qui « informaient» sa pratique au moment où il peignait Orphée. il reste qu’à défaut de chef-d’œuvre, il nous livre un objet iconologique digne de considération.

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Notes 
1. Michel Covin, Esthé­tique du sommeil, Beau­chesne, Para, 1990. 
2. Covin, op. cit. 
3. Cf. Jean Clair, Éloge du visible, NRF, Para, 1996, p. 102. Par ailleurs, dans le Second Manifeste du Surréalisme, André Breton parle de cette disposition psychique depuis laquelle “la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement ». 
4. Deux ans avant l’ob­tention d’un second prix de Rome, en 1875, Gustave Courtois peint Orphée, huile sur bois, 27 x 66 cm, (Pontarlier, Musée Muni­cipal). 
5. La reproduction de ce portrait nous été gracieuse­ment fournie par le conser­vateur du musée de Pontar­lier. Qu’il en soit ici vivement remercié. 
6. Jean Clair, op. cit. 
7. Et en dépit du fait que Baudelaire ait, de son côté, osé sa scandaleuse Cha­rogne. 
8. Clair, op. cit. 
9. Ce tableau, évidem­ment, renvoie au goût, tant de fois affiché par les ar­tistes du siècle passé, pour l’idée selon laquelle l’Anti­quité n’est pas abolie. S’il est possible de voir les pay­sages que peuplèrent (et de respirer l’air que respirè­rent) les dieux et les héros de la Fable, le genius loci doit pouvoir encore opérer, qui fait, par exemple, de la Romaine Aria Marcella la contemporaine du jeune voyageur de Théophile Gautier, venu s’imprégner du passé qui le hante. Jen­sen suivra avec sa célèbre Gradiva (sur ce point voir notre texte sur le peintre Curzon in La Peinture au péril de la parole, Munta­ner, Marseille, 1995). 
10. Chez Goya puis Tur­ner, la couleur avait pu fournir la substance à par­tir de laquelle l’imagina­tion était capable de forger une ressemblance avec un objet extérieur ; cette mê­me couleur donnerait à Re­don ou Munch les moyens d’interroger les couches de pigments étalés d’où re­montent les figures altérées du moi. Quoique nette­ment en retrait par rapport aux uns et aux autres, Gustave Courtois nous montre avec son Orphée le chemin qui conduira à faire de la pratique picturale une acti­vité quasi médiumnique. 
11. Jean.-François Lyotard, Discours/figures, Klincksieck, Paris, 1971. 
12. Dans le domaine pictural on s’accorde à dire que La Liberté guidant le peuple de Delacroix est la dernière allégorie “viable” de la peinture d’histoire. 
13. Sur ce point voir Anne-Marie-Christin, L’image écrite, Flammarion, Paris, 1995. 
14. La formule est de Lyotard, op. cit. p. 306.