Deux ombres au tableau, La Suzanne au bain de J-B Santerre

« Le besoin d'expliquer la configuration et de dégager l'alliance des couleurs   
nous porte au plus près d'une pornographie recevable du discours »   
David Freedberg, Le pouvoir des images.

Suzanne au bain de J.-B. Santerre, 1704.

À l'âge classique, montrer, en peinture, c'est aussi (et par la force des choses) cacher, puisque le monde, dans son épaisseur même, n'est plus cet espace où les choses « sont » (comme au Moyen-Âge), mais le milieu, seulement, où elles se manifestent, partant se découvrent. Ainsi, l'art de faire des tableaux est-il vite devenu une quasi-science des raccords, des interstices et des frontières entre les figures, voire le lieu d'une manipulation subtile des décors, lorsque, à l'occasion, le peintre s'ingénie à subvertir les lois « légitimes » de la perspective (1). Lire à ce sujet le De la peinture d'Alberti, c'est se convaincre que la vision lacunaire des lieux, et parfois des personnages, relève d'une esthétique où le mystère du monde ne se profère qu'en termes de scénographie.   
Dans sa prétention à montrer et - pour ce faire - dans la nécessité où l'artiste se trouve, aussi, d'occulter ce qui ne « cadre » pas (ou mal), il est d'une certaine façon naturel que la peinture s'intéresse de près au motif de la découverte (Le Sommeil d'Endymion, Pan et la Syrinx), de la rencontre inopi­née (Diane et Actéon) et plus particulièrement au thème de l'affût (David et Bethsabée), pour ne rien dire du secret percé ou révélé (Cygès et Candaule, etc.), puisqu'on sait qu'établir un point de fuite, si oblique soit-il, revient à ouvrir « une fenêtre sur l'histoire », depuis laquelle, le riguardante peut scruter le monde. À cet égard, l'épisode biblique de Suzanne et les Vieillards, où nous sommes, entre autres, conviés à observer le manège de deux voyeurs cherchant à circonvenir une jolie baigneuse, s'offre très vite comme l'un des emblèmes dont l'art des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles aimera se prévaloir. D'une façon générale, Eros n'est jamais très loin lorsque, pour mieux faire valoir l'objet du désir, un peu de dissimulation est mêlé à l'affaire.   
Soit La Suzanne et les Vieillards (Louvre, 205 x 145 cm) que Jean-Baptiste Santerre peint en 1704 pour sa réception à l'Académie de Peinture et de Sculpture (2). De ce morceau de réception, Guérin, en 1715, écrit (3) : « (...) On voit du premier coup d'œil que c'est une femme sortant du bain, et on la reconnaît pour être Suzanne, par les deux Vieillards qui l'observent dans un état où elle ne devoit paraître que seule, comme elle le croyait être en effet. Elle est sur le devant du Tableau, et les Vieillards dans le lointain ; parce qu'or­dinairement la vue des Peintres dans ces sortes d'ouvrages est de plaire, et d'avoir plus d'égard à l'effet qu'un tel objet peut faire aux yeux du Spectateur, qu'à quelques ménagemens que la qualité de l'Histoire sembleroit demander(...) ». Si, nous précisons, en contrepartie, que Suzanne fut, des siècles durant, le symbole de l'âme sauvée, puis, comme la Vierge Marie, celui de l'Église sans tache (Réau, PUF, 1956, t. 2), force est alors de constater que la finalité du message religieux attaché à l'histoire de Suzanne (qui finira, grâce à Daniel, par confondre ses agresseurs) est, décidément, fort éloignée du souci de l'artiste. Santerre, en somme, mais sans retrouver la superbe du Tintoret exposé à Vienne, cherche à renouer (tant soit peu) avec l'esprit du Vénitien qui, intrépide, avait fait de sa toile un œuvre ou­vertement dédiée à la contagion du plaisir.   
Au vrai, Santerre ne va pas si loin que Tintoret (dont on se demande, soit dit en passant, à quel usage il destinait son tableau). Quoique manifestement érotique, sa Suzanne sacrifie, malgré tout, à une certaine retenue : Louis XIV règne encore... et c'est pour être agréé par l'Académie (fondée soixante-quatre ans plus tôt) que cet élève de Bon Boullongne présente cette peinture d'histoire. Pourtant, cet épisode de la vie de la femme de Joachim, que la dramatisation de l'âge baroque avait main­tenu à un certain niveau de pathétique (lui-même compatible avec la pédagogie prônée des exempla), n'est visiblement plus qu'un prétexte. C'est de ce prétexte qu'on voudrait traiter ici.   
Qu'en est-il donc de la concupiscence, telle que la condamne 9e des dix Commandements (« tu ne convoiteras pas la femme d'autrui ») ? Ou, plutôt, comment Santerre, qui « sait jusqu'où aller trop loin », transforme-t-il ce sujet, en principe dévolu au Grand Genre, édifiant, en une fable, où le rococo, et ses agaceries, déjà, s'esquisse ?   
Du point de vue qui nous gouverne, la prise en consi­dération du format de la toile constitue un paramètre d'éva­luation fondamental. Nul doute, en effet, que, ramenée à des dimensions plus modestes Suzanne de Santerre se fût ou­vertement changée en une anecdote un peu leste. Car, il y a de la nymphe dans cette jeune personne au bain, dont la chasteté n'est pas exempte de coquetterie maniérée. Autrement dit, il apparaît d'entrée que les dimensions de l'œuvre, bien que brossée d'abord pour plaire (4), ne peuvent faire totalement oublier que la surface traitée ressortit aux gabarits des tableaux destinés aux palais ou aux églises. Imaginons (ce qu'à Dieu ne plaise !) ce tableau en lieu et place d'une pala : le regard baissé de Suzanne ne fait-elle pas d'elle, la Modestie même, pour ne pas dire, selon la parole de Bernard de Clairvaux, « un agneau au milieu des loups » ? En bref, l'importance du format, ainsi que la tentative d'évaluation des effets qu'un accrochage de l'œuvre dans quelque chapelle votive pourraient induire, neutralisent, pour une part, la charge de narration que la version gravée de l'œuvre (5) (dans ce cas beaucoup plus petite) semble, en revan­che, activer. Le paradoxe n'est pas mince, qui consiste à relever qu'en l'occurrence « less is more » (ou plutôt would be too much), et que, « magnifiée » (au sens premier du terme), scène en question laisse assez peu de liberté à plus sommé d'admirer que de « lire ». Pour dire les choses encore autre­ment, il semble que, protégé par la nécessité de célébrer son sujet - ce que réclame l'esprit du « morceau de réception » - Santerre se soit adroitement tenu du côté de la peinture d'histoire... sans pour autant forclore certains des signes de la peinture de genre ! On tient, à ce sujet, que le souci qu'a Jean-Baptiste de peindre une séparation fortement établie entre Suzanne et les Vieillards ne procède pas uniquement du désir de l'artiste de s'en tenir à la lettre du livre de Daniel (représenter la clôture du jardin), mais de matérialiser, aussi, la séparation entre Histoire et histoire, commémoration et anecdote (tout en reliant celles-ci à celles-là). Eu égard à la mise en page, et parce qu'elle est toute entière contenue dans un triangle quasi parfait, la jeune femme donne, de fait, à penser que le solide équilibre qui gouverne son installation offre une moindre prise aux menaces qui pèsent, en principe, sur elle. Suzanne est incor­ruptible. Ajoutons, pour faire bonne mesure, que si le marbre l'entoure, Suzanne, qui ne « donne pas dans la pierre » (comme certains personnages de Nicolas Poussin) a, malgré qu'elle en ait, « l'éclat lisse d'une porcelaine » (6) sur laquelle les vicissi­tudes du monde paraissent devoir glisser. Quant à l'urne aux côtés de la jeune femme, et dont on peut penser qu'elle symbolise le « ventre » de Suzanne, n'a-t-elle pas précisément l'inaltérable aspect du jaspe ?   
On doit voir, pourtant, dans le tableau de Santerre, outre la mise en exergue d'une grande figure biblique (dotée de ses « attributs iconologiques » : les vieillards), la part faite à l'intri­gue qui, quoi qu'on dise, vient contaminer l'espace « détempo­ralisé » de l'héroïne. Car, de même qu'ici l'ombre est con­voquée pour mieux faire ressortir la lumière du sujet, de même Suzanne est-elle « illustrée » à proportion de la façon dont les voyeurs (ces agents actifs de la fable) sont maintenus dans l'obscure portion qui est la leur. Santerre sacrifie donc aux servitudes du genre et du récit... sans trop s'en laisser conter : l'Académie (qui a mis l'Ancien Testament « au programme »), n'est pas l'Église, en effet, et l'artiste a éprouvé la nécessité de relâcher les « liens de dépendance que la tradition avait établi (...) entre le plaisir et l'édification de l'âme » (7). Le plaisir venait en second lieu, voici que revient le temps (rappelons-nous celui des cours italiennes) où il veut retrouver la première place.   
Bien que fort discrets, les Vieillards constituent un élément fondamental de la composition de l'artiste : on sait ce qu'est une litote. Ces « ombres au tableau » forment un véri­table contrepoint dans la scène dont toute l'économie se voit en réalité subvertie. Comprenons que le lointain dans lequel les deux hommes se tiennent cachés nous fait d'autant mieux res­sentir la femme de Joachim comme à portée de caresse. Cette vision frontale de Suzanne, parallèle au plan du tableau, qui n'est pas sans rappeler l'artificieuse disposition de la Vénus de Bronzino (Allégorie avec Vénus et Cupidon, National Gallery de Londres) intrigue.   
En voulant à toute force nous présenter une image inédite, Santerre paraît emprunter aux « trucs » du théâtre : la section du mur de l'exèdre, placé perpendiculairement au corps de Suzanne, ne donne-t-elle pas à penser que s'est opéré comme un pivotement du plateau de la représentation, de sorte que le riguardante, se voit soudain activement confronté à la belle ? À l'instar de toute image érotique, la désirable Suzanne de Santerre est plus que jamais promesse de possession (les Pères de la Contre-Réforme doivent continuer à se retourner dans leur tombe). Projectivement, les Anciens sont nos repré­sentants dans l'espace du tableau, mais prospectivement, ils deviennent les doubles honnis que nous craignons de vouloir être.   
À bien y regarder, c'est l'ensemble du fond du tableau qui leste la toile d'un surcroît de sensualité. Non pas, évidem­ment, en raison de ses valeurs chromatiques particulières que pour le climat de tension que cet arrière-plan ne manque pas d'instaurer. Tant à gauche qu'à droite, le ciel s'est chargé de nuées qu'aggrave la masse des frondaisons d'une peu hospita­lière nature. Si la chaste Suzanne, qu'on pourrait croire protégée du malheur, est à deux doigts des Méchants qui la guettent, c'est que l'écrin que forme l'exèdre est tout le contraire d'une protection, qui excite, au contraire, l'approche des violeurs en puissance. Ainsi, est-il tentant de penser que cette sorte de tem­plum, qu'en d'autres circonstances on aurait pu croire dédié à l'Amour, dit l'exclusion des profanes, et que cette exclusion transforme ces profanes en profanateurs. Irrités de se sentir a priori rejetés de la sphère « unaire » où il est possible de coïncider avec l'Eros, les Vieillards se retrouvent « hors d'eux-mêmes ». Oiseaux de mauvais augure, autrement dit obscènes (8), ils se situent côté jardin, à l'opposite des protocoles d'arrivée classiques, là où on ne les attend pas, là d'où l'on ne « vient » pas, mais d'où l'on « revient », comme reviennent les mau­vaises idées, les remords, les attentes refoulées. Faudrait-il, dès lors, considérer également cette région excentrée de l'œuvre comme le topos des pensées inavouables d'une héroïne plus tourmentée que son visage serein ne le laisse paraître ? Quelque chose comme la marque d'une pensée interdite/entredite se manifesterait-il dans cette juxtaposition de valeurs contraires ?   
Il ressort de tout ceci, que notre vision de Suzanne se clive. Et que cette dernière se donne tour à tour comme pur morceau de peinture (I) consacré à l'exaltation de la Beauté (Suzanne évoque plus Aphrodite qu'elle ne qualifie l'Église), mais également comme le chiffre d'une humanité vouée au diktat de la chair (II), autrement dit comme l'image fétichisée d'un corps en sursis :   
I - Il y aurait, avec ce chef-d'œuvre, un au-delà du voir, l'idée que la peinture tend plus loin qu'elle-même, vers un immontrable, véritable « motif » du tableau. Par delà le plaisir immédiat des sens, la toile chanterait ainsi la Félicité, dicible, ici, en promesse de bonheur. Car cette simple mortelle, on l'a dit, est une nymphe, voire une déesse, qui ne dit pas son nom. À bien y regarder Suzanne, corps idéal qu'on veut inaliénable, est pour nous l'objet qu'une quasi-épiphanie : sa royauté d'allure, sa sérénité sont aux antipodes de ce qu'elle signifie pour les Anciens qui la dévorent des yeux.   
II - Relativement à l'Ut pictura poesis, Suzanne se voit dépendre d'une scénographie dont le caractère sophistiqué ajoute au charme faussement simple du nu, « détaillable » à merci, sous les espèces duquel la femme de Joachim s'offre à nous. Maligne adresse de Santerre qui rend son personnage d'autant plus désirable que le spectateur sait que Suzanne ne sait rien. Le XVIIIe siècle, qui commence, raffolera de pareilles situations, qui, sans annoncer nécessairement les conséquence qu'ont craint ici, tirera parti de la capacité qu'a la scène peinte de se scinder en zones d'espace-temps ouvertement articulées. Cette gorge cachée va-t-elle se découvrir, cette jambe gauche gracieusement mais artificiellement repliée, va-t-elle se déplo­yer pour qu'avec les Vieillards, surgis, nous ayons enfin accès au Secret qui toujours se dérobe ? Dans Les larmes d'Eros (9), Georges Bataille déclare que « c'est parce que nous vivons dans la perspective de la mort que nous connaissons la violence, exaspérée, désespérée de l'érotisme ». Les Vieillards de Santerre qui vivent déjà dans l'obscurité, incarnent cette violence-là, mais leur « contention » est telle que l'artiste, qui récuse le tragique baroque du XVIIe siècle et ne peut encore sacrifier à l'érotisme noir de la fin d'Ancien Régime (l'envers des Lumières), nous donne une Suzanne presque galante où l'aubaine, certes colorée d'imminence et où le destin se maquil­le d'occasion, l'emporte in fine sur toute autre considération.   
Ayant à faire ses preuves (n'est pas académicien qui veut (10)), le peintre a véritablement usé de tout son savoir-faire. En premier lieu, cette femme dans son hortus conclusus (symbole lui-même de giron) devrait se présenter plus nue que déshabillée. De fait, l'expression du visage de Suzanne, d'une part, qui oscille entre chasteté et narcissisme, et d'autre part, son corps enguirlandé du linge soyeux dont elle semble s'es­suyer (elle a encore un pied dans l'eau) ne peuvent qu'é­mouvoir le riguardante. Bénéficiant, à tous égards, d'une posture plus avantageuse que celle des deux vieux libidineux, le spectateur lorgne autant sur ce corps qui s'exhibe qu'il en contemple, exposée, la « gloire ». La question, en second lieu, de ce que Lodovico Dolce (11), en son temps, appelle la « vé­nusté » n'est pas pour rien dans le dispositif mis en place par l'artiste. Dans une belle étude consacrée au traitement de la carnation chez Titien (12), Maurice Brock parle du « recours à l'environnement du corps par diverses "teintes" de rouge et de blanc ». D'où, l'importance, ajoute le critique, « des attouche­ments plastiques ». Santerre n'a pas fait le voyage d'Italie (13), mais, marqué par son maître (Boullongne) qui y a séjourné, il semble reprendre la leçon des grands Renaissants : le corps de Suzanne, entouré d'étoffes rouges et blanches, est, en maints endroits, le lieu de frôlements entre la peau et les linges, de sorte qu'en combinaison avec le rendu des modelés s'instaure un échange qui fait du personnage la créature la plus suavement incarnée qui soit. Son genou droit, par exemple, au dessus duquel viennent se conjoindre le blanc crème d'une soie et le carmin de ce qui est peut-être une robe, forme le plus charmant des blasons. La vénusté ne saurait cependant se cantonner dans ces effets gouvernés par le mariage des couleurs ; d'autres données évocatrices, naturalisées sous forme de plis, informent le relief des tissus. Dans la description qu'il fait de la Danaé de Titien conservée à la Galerie de Capodimonte (Naples), Maurice Brock mentionne des éléments analogues (14) : « Le pan de drap caressé par les doigts et sous celui-ci le drap recou­vrant le matelas (...) dessinent, par un jeu d'ombrage, des con­figurations assez précises, renvoyant au corps de Danae ». Pareillement, Santerre (15), dissémine en plusieurs endroits des étoffes complaisamment disposées autour de Suzanne, le motif du sexe féminin. Dans cette veine, où les supputations s'aiguisent, une remarque doit être faite relativement au placement de Suzanne : la partition centrale de sa chevelure coïncide exactement avec l'axe vertical du tableau (16). de sorte qu'égale­ment « distribuée » de part et d'autre de cet axe, le corps de Suzanne se trouve comme divisé entre la partie gauche éclairée (ou se signifie la pudeur) et la droite, vouée à l'ombre, où rôde le vice. Délicat va-et-vient où nous nous plaisons à hésiter.   
L'ambiguité fondamentale des lieux ajoute encore à la délicieuse confusion qui est la nôtre puisqu'il se trouve que ce jardin où Suzanne se baigne est autant un « plateau » qu'une coulisse. On veut dire que, retirée dans ce no man's land, la jeune femme se tient dans une aire privative au creux du monde... mais que les entours de ce dernier, quoique celés, fonctionnent comme un espace public, où il est loisible de faire son chemin. À bien y réfléchir, la situation muséale (elle se cristallise, alors) se reflète dans le tableau, puisque la salle d'exposition, ce lieu fréquenté où règne la retenue, est l'endroit où le « seuil de la honte » (17), précisément, peut être reculé. On se souvient qu'adolescent, Michel Leiris (18), allait regarder les fem­mes nues de la peinture comme autant de prostituées licitement offertes à son appétit visuel... Quoi qu'il en soit, cette perverse monstration nous enchante.   
Ces vieillards lubriques (faut-il dire trop humains ?) ne verraient donc pas la même Suzanne que l'amateur de peinture, c'est-à-dire un personnage dont la beauté dépend de sa capacité à faire tableau (donc impossible à atteindre en chair et en os). En somme, les vieillards ne peuvent pas voir Suzanne en peinture (est-ce pour cela qu'ils désirent la violer ?), qui ne trou­vent dans cette femme qu'un objet luxurieux. Occupés à épier la femme dénudée, à la maintenir rabaissée, ces hommes (ils ne sont pas du même monde que le personnage) restent absolument incapables d'approcher ce vers quoi ils tendent cependant, et qui est, pour nous - « voyeurs supérieurs » -, la vénusté même (cf. supra).   
Concluons.   
Inscrivant sa Suzanne entre exhibition (Su­zanne vue, par les Vieillards, déshabillée) et contemplation (Suzanne apparue dans sa « gloire »), Santerre, évidemment, sauve les apparences, qui fait de son personnage une sorte de sainte mythologique. Mais en tant qu'artiste, situé à l'orée d'une époque (le Rococo) qui va voir la peinture se désé­mantiser, (en même temps que les cieux progressivement se dépeupler), le peintre n'a d'autre choix que celui d'exhausser impeccablement son sujet au rang décoratif des objets sédui­sants. La recherche du plaisir pour le plaisir (fût-il trouble, peu ou prou) l'emporte pour un temps sur l'ancienne nécessité où la peinture se trouvait de dire jouissivement (terriblement ou suavement) le fait d'être (ou de pas être) au monde. Après Rubens et avant Fragonard, la Suzanne de Santerre revendique un érotisme plus enté sur la rhétorique, son piquant et sa grâce, que fondé sur la profondeur d'une poétique.

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1. Francisco de Zurbaràn sait (sent) bien cela qui, dans son Annonciation du musée de Grenoble, fait de Gabriel le messager céleste que Marie ne peut, littéralement, voir. Bien qu'ayant conjoint les deux personnages, le peintre a pris soin, de fait, d'attribuer aux acteurs du divin colloque deux fragments de décor aux ajointements incompatibles : parce qu'ils ne sont pas logés à la même enseigne, Marie et son vis-à-vis ne se rencontrent pas.   
2. Rappelons les termes du texte de référence (Livre de Daniel 13-14) : « (...) comme les vieillards épiaient, il arriva que Suzanne entra selon son habitude, accompagnée seulement de deux jeunes filles et voulut se baigner dans le jardin ; car il faisait chaud. Il n'y avait là personne que les deux anciens qui étaient cachés et qui l'observaient. Elle dit aux jeunes filles : "Apportez-moi de l'huile et des parfums et fermez les portes du jardin afin que je me baigne". Elles firent ce qu'elle avait commandé, fermèrent les portes du jardin et sortirent par la porte de derrière pour apporter ce qu'elle avait demandé ; elles ne savaient pas que les anciens fussent cachés dans le jardin. Dès que les jeunes filles furent sorties, les deux anciens se levèrent, coururent à Suzanne et lui dirent : "Voici les portes du jardin sont fermées ; personne ne nous voit ; nous brûlons de passion pour toi ; rends-toi à notre désir et unis-toi à nous. Sinon nous témoignerons contre toi dans ce sens qu'un jeune homme était avec toi et que c'est à cause de cela que tu as renvoyé les jeunes filles". »   
3. pp. 114-115 (salle des Assemblées, 16), cité in Les peintres du roi, 1648­1793, musée de Tours/musée des Augustins de Toulouse, Réunion des Musées Nationaux, Paris 2000.   
4. Le descriptif de Guérin, supra, est sans ambiguité.   
5. Carlo Antonio Porporati, grave en 1773 la Suzanne de Santerre (BNF, département des Estampes et de la photographie).   
6. Cf. Thierry Bajou, La peinture à Versailles au XVII' siècle, Buchet Chastel/RMN, Paris 1998, p. 304.   
7. Cf. Jean Starobinski, L'invention de la liberté, Skira, Paris/Genève, 1987, p. 53.   
8. obccenus : de mauvais augure.   
9. Georges Bataille, Les larmes d'Eros, Jean-Jacques Pauvert, Paris 1961.   
10. Jean-Baptiste n'est plus tout jeune ; il a cinquante trois ans ans lorsqu'il tente le concours de l'Académie.   
11. Lodovico Dolce cité par M. Brock in « Montrer la vénusté ? » Traverses, nouvelle série, N° I, Centre Georges Pompidou, Paris, 1992.   
12. Maurice Brock. Ibid.   
13. Précision donnée par Albert Châtelet in La peinture française, XVIIIe siècle, Skira, Paris/Genève, 1992, p. 16.   
14. Brock, op. cit.   
15. Il précède de ce point de vue Fragonard qui dans le Verrou lui aussi se servira des replis des tentures et de la forme des oreillers du lit pour figurer assez clairement une vulve et des seins. Sur ce point, voir Daniel Arasse, Le détail, Flammarion, Paris, 1992, p. 251.   
16. Une cannelure matérialise cet axe central.   
17. L'expression est de David Freedberg. Cf. Le pouvoir des images, Gérard Montfort ed., Paris, 1998.   
18. L'Age d'homme, Paris, Gallimard.