LE VIOLON D'INGRES DE MAN RAY

Ce texte est la version allégée d’une conférence faite en 2003 à Canberra. Merci à Louise Maurer.

« Quand je joue du violoncelle et que je le serre dans mes bras, j’espère qu’il est de sexe féminin » - Rostropovitch, discours de réception à l’Académie des Beaux-Arts,1987 .

Image 1 : Kiki de Montparnassepar Man Ray,1928. Il s’agit d’une photographie de Man Ray moquant Ingres (ou plutôt l’idée que l’on s’en fait), et cela de deux manières. D’une part, Kiki de Montparnasse, nue, mais enturbannée à la diable (il ne s’agit que d’un bonnet) renvoie clairement aux créatures de harem célébrées par le grand rival de Delacroix (voyez La Petite Baigneuse de Valpinçon, Le Bain turc, etc.). D’autre part, les « ouïes » de violon que le photographe facétieux, trace sur le dos de sa « muse », évoquent le dérivatif du peintre néoclassique (Ingres jouait, comme on sait, du violon pour se détendre). Le titre du collage - Violon d’Ingres - ambigu par excellence, est le plus plaisant qui soit.

Violon d’Ingres persifle, aussi, ce que l’on appela, longtemps, les « tableaux vivants ». Rappelons que les tableaux vivants furent ces « performances » avant la lettre où, prenant la pose et costumé, l’on tâchait de reproduire l’agencement d’un tableau célèbre. Souvent, un dessinateur croquait la scène (un peu comme, chez Fragonard, L’amour couronné, Frick Collection, NY). Courants chez les aristocrates du XVIIIe siècle (1), les tableaux vivants connurent des avatars (plus ou moins heureux) avec la pratique photographique. Ainsi, au grand dam de Baudelaire, « (…) la société immonde se rua (-t-elle), comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal (2) (…) ; on se flattait de rendre les scènes, tragiques ou gracieuses, de l’histoire ancienne. » A sa manière, Violon d’Ingres est un « tableau vivant photographique » (mais à un seul figurant. Man Ray, provocateur, fait donc mine de jouer le jeu de ces « adorateurs du soleil » vilipendés par l’auteur des Fleurs du mal : le travestissement le met en joie. L’on gage que l’amant de Kiki voulut que Violon d’Ingres fût, aussi, reçu comme une double attaque adressée aux traditionnalistes :

1 - aux amateurs du seul art classique, ceux-là mêmes que visa  le célèbre L.H.O.O.Q de Duchamp et Picabia qui avaient, à fin de la Grande Guerre, collé des moustaches à la Joconde ;

2 - aux zélateurs du courant pictorialiste. Man Ray, pour qui le nouvel art de la lumière devait travailler à conquérir son autonomie, aurait ainsi décoché une flèche en direction d’Edouard Steichen, Frank Eugene, Clarence H. White, Robert Demachy, tous auteurs dont les clichés ne sont, ni plus ni moins, que des tableaux académiques « continués » sous une autre espèce. 

Violon d’Ingres perturbe fortement l’effet lié au genre - le personnage étant plus déshabillé que nu - qui voudrait que nous éprouvions fugitivement le sentiment d’être à deux doigts de la jeune personne. De fait, ces ouïes, disposées de part et d’autre de la colonne vertébrale de Kiki de Montparnasse, induisent l’idée de caresse. Mais difficile de toucher un objet conceptuel ! L’épaisseur du monde convoquée par Man Ray se voit-elle ainsi ruinée au profit de la surface de l’image : là où se manifeste cet impalpable violon de chair. En vérité, les choses sont plus complexes qu’on pourrait croire. Car, si ces ouïes sont semblables à une écriture ( le « f » de « nrf » ?) (3) qui serait venue parasiter le support, elles sont également là pour transformer notre surprise (les voyeurs sont priés d’aller se faire voir ailleurs) en objet de plaisir mental. Violon d’Ingres est un collage qui nous délocalise de notre position de simple spectateur pour nous faire entrer dans le domaine d’une lecture active : en cette zone où nous pouvons balancer entre présentation et représentation, complaisance et critique de cette complaisance, mais aussi de ce qu’on appelle l’arbitraire du signe et sa motivation. On songe par raccroc (mais quelle est la nature de ce raccroc ?) à cette toile de René Magritte, intitulée Le Paysage fantôme (image 2) toile sur laquelle, portraiturant son épouse, Magritte a tracé » scandaleusement » sur le visage de Georgette le mot « montagne ». Il apparaît, en effet, qu’a l’instar de l’Américain, l’artiste belge oblitère et rédime à la fois son modèle.

Voyons cela de plus près. Magritte, évoque, au-delà de ce qu’il fait mine d’annuler (le mot « montagne » biffe l’effigie de Georgette), un paysage alpestre, totalement étranger au sujet peint. On sait cependant qu’il est des femmes–paysages, semblables à celles qui hantent parfois le monde, lorsque l’on est amoureux, par exemple. Et le titre de la toile  (Le Paysage fantôme) de se justifier soudain ! Bref, en « balafrant » l’image de Georgette du mot même qui, quoi qu’on en ait, la surqualifie (Baudelaire, dans La Géante, parle également d’une femme-montagne), Magritte déloge Georgette de son rôle de simple figurante pour lui octroyer un statut allégorique. Sans doute, sommes-nous confronté à l’idée d’une métaphore chiffrée. Considérant érotiquement Georgette, René dirait, sans les montrer pourtant, les liens qui ne cessent d’être noués entre le corps féminin et certains vallonnements dont on s’est toujours plu à faire un lieu commun. 

Une différence de taille sépare, toutefois, Man Ray de Magritte. Alors qu’avec Man Ray le « démon de l’analogie » fonde le sujet même de son collage, Magritte subvertit sémiotiquement   la notion de legenda, estimant, à raison, qu’en illustrant (fût-ce astucieusement) son topos, ce dernier s’en trouverait considérablement diminué. Pour preuve de ce qu’on avance, on excipera de cette carte postale du début du XX°siècle (image 3) représentant une « escalade érotique », vulgaire, justement, car trop démonstrative. 

Avec Kiki, Man Ray sauve magnifiquement la mise. Parce qu’on ne voit pas ses bras (ni ses omoplates), la ligne des épaules descend, galbée, jusqu’aux fesses. Ne manque que l’archet. Superbe détournement d’image.

Nous avons, plus haut, parlé de lecture active. Sans doute, est-il temps d’en dire deux mots. Si lire, pour être bref, c’est  pouvoir discriminer des unités signifiantes puis savoir les combiner, il convient de  saisir que Violon d’Ingres constitue un texte d’une surprenante densité, où se condensent  des isotopies (4) appartenant à des registres communicants. Un « texte », qu’il s’agisse d’un roman, d’un poème, d’un film, d’une bande dessinée, ou, comme ici, d’une image unique, est une construction dont les composants peuvent être des « échangeurs » où se croisent des niveaux de sens (ou « isotopies »). Condensées, ces isotopies confèrent alors au texte en question une richesse (ou profondeur) qu’on pourrait nommer symbolisme. Ajoutons que le mot « symbolisme » définit la qualité particulière d’un message lorsque les isotopies qu’il met en jeu constituent un système de correspondances, parmi lesquelles les visions, baudelairienne ou surréaliste, trouvent évidemment leur place. Aussi, le rapport Image-légende (legenda = ce qui doit être lu) induit-il, sous forme condensée, les acceptions paysagère, érotique, musicale, scripturale (cf. infra).   

Relativement à la combinaison des unités signifiantes, on pourrait dire que l’image unique a cette capacité de miser avec plus d’emphase que les autres médias visuels (en particulier ceux liés au temps) sur ce qui fait d’elle, en principe, une configuration stable. Or, précisément tout est là : cette fixité de l’image est une caractéristique que dénie exemplairement le collage. On tient, à cet égard, que ledit collage agit à la façon d’un « dériveur » capable de nous faire passer d’une figure déjà caduque à une autre figure encore en devenir. En bref, l’image dont on traite est plus stabilisée que stable. Tant il est vrai que force photographies, dessins, affiches ou tableaux disent qu’ils sont des formes « abouties » parce qu’ elles sont fixes et fixées. Or, elles sont autant des images d’images qui susciteront -moyennant quelques retouches - d’inévitables débordements. Violon d’Ingres en est l’éclatante preuve.

Ajoutons encore ceci : c’est à nos yeux, parce que Kiki nous tourne le dos que Violon d’Ingres est si éloquent. Pourquoi ? Pour la raison qu’au contraire de certains personnages « de dos », autrement dit murés dans leur refus de nous faire face, Kiki nous montre   à sa manière son côté « pile », lisse, propre à faire « écran », au  deux sens du terme : elle se charge de ce qu’elle occulte. Magritte, à nouveau, va nous servir de guide. 

Dans Le Bouquet tout fait (Image 4, Le Bouquet tout fait) le personnage fétiche du peintre « endosse » la botticellienne Flora dont on comprend qu’elle se trouvait disséminée dans les frondaisons entourant l’homme au chapeau melon. Pareil à quelque « détecteur de féminité », notre homme, qui cache la forêt, capte à son insu l’eros qui, partout, imprègne le printemps. Toutes choses égales, la maîtresse de Man Ray (qui n’est de bois ) trahit la « violoncellité » qui l’habite. Comme l’homme de Magritte, doublé par son lapsus, Kiki a « bon dos ».

Une recherche thématique et iconographique montre que l’intuition plastique de Man Ray ne pouvait rester sans échos. Quelques exemples. Dans un cours roman intitulé Le Violon noir (5) Maxence Fermine écrit : « Elle ne jouait pas du violon ! En réalité, elle était le violon ! Des hanches à la taille, du ventre jusqu’au cou. Son corps tout en arrondi avait la forme d’un violon. Sa voix était le son de l’instrument, une voix si cristalline qu’elle en paraissait surhumaine. »  Et que dire, encore, de ce dessin de Tomi Ungerer (image 5)  mais aussi de l’affiche du film de Pasquale Festa Campanile Ma femme est un violon (Il Merlo Maschio, ), où le héros, Niccolo, passant son archet sur le dos nu de Costanza, tire de cette dernière des accents à  rendre jaloux Vivaldi ? Le « son du corps » de la femme se fait « entendre » ! Le collage de l’Américain fait mouche, qui se hausse au niveau de son objet, comme se serait haussé un fin mot (longtemps cherché) à la hauteur d’une situation universelle enfin justement nommée.

Synonyme de hobby (ou de « dérivatif »), l’expression « violon d’Ingres », dit, comme on sait, le passage d’une activité à une autre. Comme si le désir, inextinguible, voulant seulement changer d’objet, Man Ray avait traduit le caprice des artistes enclins à donner libre cours à leurs humeurs, leurs manies et autres maniérismes. Cette migration du désir nous entretient des rapports complexes qui ont toujours été ceux des modèles et des peintres. Affublée comme on voit (et s’étant évidemment prêtée au jeu), Kiki pose donc, pour rire, comme posèrent, sans rire quant à elles, mille et un modèles désargentés. En cette époque où les femmes jettent leurs corsets par-dessus les moulins, l’américain, décidément facétieux, nous explique que l’esprit du hobby est double, et qu’il s’agit, en somme, de délassement (pour Ingres) mais aussi  de «délacement » ( pour Kiki).

Par où il s’ensuit que les « ouïes » peuvent valoir - « en creux » - pour les marques de la sujétion, comme celles du marquage.  Ce que Man Ray semble récuser, au contraire d’un …La Fontaine, pourtant plaisamment licencieux. Dans un récit en vers, intitulé Le Bât, le poète nous conte l’histoire d’un mari suspicieux :   

Un peintre était, qui jaloux de sa femme,
Allant aux champs lui peignit un baudet
Sur le nombril en guise de cachet.
Un sien confrère amoureux de la dame
La va trouver, et l’âne efface net, 
Dieu sait comment ; puis un autre en remet
Au même endroit, ainsi que l’on peut croire.
A celui-ci, par faute de mémoire,
Il mit un bât, l’autre n’en avait point.
Voyez, mon fils dit la bonne commère,
L’âne est témoin de ma fidélité.
Diantre soit fait, dit l’époux en colère,
Et du témoin, et de qui l’a bâté. 

Un rien paradoxalement, ces ouïes peintes font également penser aux stigmates d’une certaine amputation. L’imaginaire angélique prêté aux être aimés n’est plus viable . Seules, « les ailes du désir », ramenées à la parodie, peuvent désormais faire retour. Kiki doit en rire. 

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1. - Voyez  Pygmalion et Galatée de Carmontelle

2. - Charles Baudelaire, Salon de 1859

3. - La remarque est de Jan Baetens,  Professeur à Leuwen

4. - Le mot « isotopie » (« iso » même, « topos » lieu) signifie niveau d’acception.

5. - Maxence Fermine, Le Violon noir,   Paris, 1999.