RÉSISTIBLE/IRRÉSISTIBLE

(à propos d'une affiche de Cassandre : "Étoile du Nord")

Deux stratégies s'offraient à moi :
- la première consistait, en partant du domaine qualifié "Art", à tenter de dégager les critères de ce qui serait le non-art ;
- la seconde stratégie revenait à essayer, à partir d'un domaine réputé non artistique de trouver la zone interlope susceptible de faciliter le passage du non-art à l'art.
La deuxième voie, ainsi qu'on l'a deviné, a été la mienne. Le déve­loppement qui vient a pour objet un certain discours publicitaire qui n'est guère plus pratiqué (l'affiche d'affichiste)(1), et comme contre-objet une œuvre du début du siècle. On tient, cependant et toutes choses égales, que l'argumentaire développé ici reste toujours vali­de. Dans une courte et dernière partie, il nous a paru, en effet, pos­sible d'appliquer notre modèle à un document d'aujourd'hui. Je voudrais vous parler du travail d'un affichiste, Cassandre. Ou plutôt me poser la question, devant vous, de son appartenance, ou non, au monde de l'Art. Posée en ces termes, la question en ques­tion pourrait se reconfigurer comme suit y a t-il un moment où la rhétorique publicitaire du dessinateur peut basculer du côté de l'Art? Autrement dit, encore, l'usage d'un certain discours visuel - mis au service d'une fin utilitaire - peut-il, malgré tout, faire œuvre au sens où nous entendons ce mot ? En bref, certains des traits de ce qui serait l'artialité (mot forgé à partir du mot "littérarité", inventé par Todorov), peuvent-ils être repérés hors du champ de ce qu'on appelle classiquement l'art ?

Image n° 1
Soit Étoile du Nord (75 x 105 cm) telle que la signe en 1927 Adolphe Mouron, alias Cassandre : chef-d'œuvre en matière d'af­fiches, dont la vertu poéticienne (au sens de Jacobson), pourrait être également dite : "bonheur d'expression". Qu'on en juge avec cette courte analyse du célèbre placard, dont le géométrisme faisait dire, en 1980, à Guy Gauthier (2), qu'après une première période où avaient dominé, avec l'Art Nouveau, naturalisme, occultisme, hédonisme (Mucha), ces courants avaient fait place "à l'esprit organisateur, à la rationalité, au fonctionnalisme". Destiné à exalter l'image de la Compagnie des wagons-lits, Étoile du Nord, paradoxalement, ne montre ni couchette, ni train, mais seulement un aiguillage, qui fait la soudure entre trois voies ferrées, voies dont il convient de dire qu'elles forment la plus convaincante des structures graphiques. Plus soucieux de ménager ses effets que de s'en tenir à l'exactitude documentaire des mécanismes ferroviaires, le graphiste a installé, dirait-on, cet aiguillage, dans le but de faire d'une adjonction le signi­fiant élégant (la courbe des rails) du ralliement des candidats au Voyage, pour ne pas parler d'allégeance, tant il est vrai qu'Euclide règne ici sans partage. Mieux : entre un ici (quotidien) et un là-bas (mythique) qu'il s'agit de relier, Cassandre a voulu que l'intervalle fût à son maximum et que de cet intervalle naquît le désir de se fondre dans la cible-impact désignée, à l'horizon, par l'étoile, est en effet licite de rapprocher les affiches de notre auteur (au pre­mier chef Étoile du Nord) des placards alors diffusés par les partis et syndicats dont l'argumentation graphique repose sur le fait que la surface de l'affiche est le plus souvent un espace orienté (avenir meilleur vs décor repoussoir). De ce point de vue et bien quelle ne figure aucun personnage Étoile du Nord ne déroge pas à la règle qui veut qu'un signe survalorisé (le chemin de fer) fasse de la mise en page un irrésistible programme d'action. Emblème d'accomplisse­ment, l'étoile (figure où le sujet et l'objet peuvent enfin se confondre), ne pointe-t-elle pas de sa branche la plus basse l'horizontale parfaite où toutes les tensions se seront enfin résorbées? En définitive, ce qui fait de notre affiche une image hors du commun vient de ceci qu'Henri Mouron réinvente la figure de la Promesse. Au reste, cette annonce a presque des accents religieux (on songe aux Bergers et aux Mages mais aussi à l'étoile des emblèmes prolétariens) : on veut dire qu'en cet astre, où se concentrent magistralement les "conduites for­cées" de l'image, Cassandre fait du Nord le pôle par excellence de toute anticipation. Décidément, la rhétorique d'Henri Mouron est impeccable.
Deux référentiels viennent d'être fugitivement évoqués : l'imagerie politique et l'imagerie religieuse. Un troisième référentiel propice à une réflexion sur notre affiche nous est fourni par une certaine peinture symbolico-cubiste.

Image n° 2
Au début du siècle - nous sommes en 1908 - le Belge Léon Spilliaert signe une petite aquarelle intitulée Femme sur la digue (33,5 x 73 cm). Si tout porte à croire que cette œuvre ne fut jamais connue de Cassandre, l'air de famille qu'elle entretient avec Étoile du Nord nous fournit quelques pistes à suivre. Il convient tout d'abord de remarquer que le travail de "filtrage" auquel se livre Spilliaert conduit, lui aussi, à une géométrisation de l'univers dont c'est peu de dire qu'elle débouche sur une métaphysique, autre­ment dit autant sur une recherche principielle des formes que sur une "téléologique" de ces dernières. Le point où l'espace et le temps se confondent, ce lieu où tout converge (et/ou d'où tout procède), à savoir ces confins, tels qu'installés par l'artiste en ligne de mire, ont pour nous la valeur d'un chiffre ésotérique où se signifierait le "noyau dur de l'univers". Dans la descendance de Spilliaert, où figureraient le jeune Mondrian, Kupka et les Orphistes, sans parler des gens du Bauhaus, qui cherchèrent avec ferveur les formules plastiques capables de condenser idéalement leur vision du monde, Cassandre est là, qui trouve évidemment sa place. En 1926, ce der­nier écrivait cette phrase qui, rétrospectivement, sied si bien au petit tableau de Spilliaert : "Le cubisme, par son effort de construction géométrique et sa logique impitoyable fait prévaloir l'éternel au-dessus des contingences... Au lieu d'une vulgaire plaque photogra­phique, il nous donne, enfermée dans un cadre, toute l'immensité de l'univers dont il nous rend perceptible la suprême harmonie".
Entre Spilliaert et Cassandre, d'incontestables similitudes se font jour dont on voudrait, encore, faire ressortir la suivante : comme pour Femme sur la digue, les fuyantes d'Étoile du Nord, convergeant en un point nettement décentré par rapport à l'axe médian vertical du support, constituent le signe d'une sorte de "concurrence" entre les lignes qu'une partition de la surface en deux zones égales eût effectivement amoindrie. En revanche, pour ce qui regarde la seule Étoile du Nord, l'on notera que les courbes de l'aiguillage jouent un rôle tactique et syntactique bien particulier. Elles sont une "tergi­versation" graphique uniquement destinée à sous-tendre un effet : celui d'un déport qui, parce que négocié au dernier moment, est là pour dire l'"embarquement" du sujet, comme happé. L'arc que forme le rail est à sa "corde" (qui, elle, coupe au plus court), ce que les figures de style sont à la "parole droite" : un écart qui fait mouche. Décidément, Cassandre est un maître en la matière.
Si les idées graphiques développées par Cassandre et Spilliaert sont évidemment rapprochables, leur pensée visuelle sont, quant à elles, fort différentes. Nous voudrions tenter de dire pourquoi et, ce fai­sant, tenter de répondre à la question : entre l'affiche de Cassandre et la petite huile de Spilliaert est-il possible de dégager ce qui ferait de l'un un créateur et de l'autre un "créatif" ?
Dans les deux cas, le donné plastique vise à créer un effet de vertige. Mais, ce qui différencie fondamentalement le placard du graphiste du tableau du peintre est que, avec Cassandre, nous avons affaire à un dispositif où le spectateur n'est mis en situation de risque qu'à seule fin d'être secouru (on va voir comment), alors qu'avec Spilliaert le même spectateur doit affronter l'œuvre sans "garde-fou", comme en situation de risque.

Expliquons-nous.
Immense est le savoir-faire de Cassandre, bien décidé à faire de son dessin le plus fascinant des pièges à regard. Misant sur le désir que nous avons tous de sortir du moi étriqué qui fait notre condition d'homme, le graphiste a fait de son affiche une sorte de rampe de lancement par où le spectateur, à la fois ici et là-bas, atteint, l'espace d'un fantasme, au sentiment de l'ubiquité, voire au collapsus (le flash, les trente-six chandelles) symbolisé par l'étoile-impact, peut-être même à l'abolition des frontières entre le sujet et l'univers. Sans doute s'agit-il, déjà, d'aller s'éclater. Ce qui n'est pas un moindre paradoxe chez un homme d'ordre comme le fut Adolphe Mouron. En vérité, ce lieu de perdition est un lieu de perdition pour rire. Cassandre est au service d'une compagnie com­merciale (les wagons-lits), pour laquelle il ne peut être question de laisser, in fine, le candidat au voyage battre la campagne. C'est qu'au sentiment subversif de la perte des repères, induit en premier lieu par son dessin, Cassandre a pris soin d'opposer la contre-image constituée par le tout de l'affiche, dûment cadrée par le périmètre textuel, auquel le titre Étoile du Nord ajoute soudain sa fonction d'ancrage, tout cela sans parler de ces rails qui sont littéralement des dispositifs de sécurité. Précisément : étrangère à l'idée d'anéan­tissement, mais associée, au contraire, à celle de signal ou de bous­sole, la trajectoire rêvée du train devient le délectable vecteur d'un voyage ad uterum. Il ne s'agissait en somme que de s'inquiéter pour jouir ensuite, à l'abri d'une structure archi contrôlée, d'une crainte vite dépassée. Puisqu'il n'y a pas d'épreuve, on peut dormir en paix. La Compagnie des Wagons-Lits est une aubaine.
Femme sur la digue est d'une tout autre dimension qui laisse le spec­tateur affronter, seul, ces forces dissolvantes qui, sur un registre un peu différent, avaient fait du Cri de Munch la terrible leçon qu'on sait. Point de Bonne Étoile, ici, à quoi se raccrocher (la lune et le phare du tableau n'ont pas la même prégnance que l'étoile), mais le théâtre du risque. Fragile, une femme mélancolique s'avance, qui n'a l'assurance de rien et qui, contrairement au voyageur invisible d'Henri Mouron, doit se déterminer face à sa propre solitude dont les fuyantes sont ici l'entêtante hyperbole. Alors que, chez l'affi­chiste, il n'y a qu'à se couler dans le mouvement étrangement régressif d'une fuite en avant, le tableau de Spilliaert, lui, est ainsi fait que le spectateur découvre dans la femme sur la jetée sa propre déréliction, qui fait de lui un paumé, éternellement tenté par le désir mortifère de se fondre dans quelque grand tout. L'espace du peintre est un espace tragique, l'étendue de quelque désastre, mais un désastre dont l'inquiétant creusement - parce qu'il est malgré tout résistible - est à la mesure de notre liberté.

En bref, il nous semble qu'une forme, fût-elle superbement adaptée à son propos, ne relève de l'art que pour autant que l'expression d'un manque à dire ou à voir nous permette de nous y risquer. Quoique apparemment vertigineux, l'espace offert par Étoile du Nord n'est qu'un pseudo-vide, que Cassandre a peuplé d'indices sécurisants. Une béance véritable, au contraire, sujet de la peinture de Spilliaert, caractérise Femme sur la jetée, dont le géométrisme oppressant, pareil à l'horror vacui de certains cauchemars, nous renvoie, roborative-ment, même si durement, à notre propre errance.
Est-ce à dire, pour autant, que toute publicité soit nécessairement vouée à n'être qu'un ersatz d'oeuvre d'art? Presque toujours oui, mais, en principe, non. Voyons comment.

Image 3
Il s'agit - changement de ton - d'une affiche de Savignac pour les rasoirs Bic. Un homme, en robe de chambre, arbore un rasoir Bic. Son visage est un œuf. De ce non-sens apparent, nous cherchons à sortir. Ce que nous faisons, grâce au texte (Rasage frais du jour). Nous comprenons que le dessin - moyennant une conden­sation - reprend à sa façon la teneur du message écrit. Qu'il s'agis­se de la récolte des œufs du jour ou du rituel régénérant de la toi­lette, ce visage, vide, mais superlativement "rénové", affiche une résistance étonnante aux injures du temps. Il est ici question d'humour graphique, c'est à dire d'un registre dont les résonances psychologiques n'ont rien, et pour cause, de l'intensité des images précédentes. Reste que la question de départ mérite à nouveau d'être posée : sommes-nous, avec Savignac, du côté du "simple" savoir-faire poéticien ou bien peut-on parler de poésie ? Certes, le truc est aisément nommable qui a consisté à asso­cier trois idées : celle de "ponte quotidienne", celle de visage glabre et celle, détournée, de la "tête d'œuf". Il reste que cette image, sous couleur de publicité, dépasse la rhétorique. Pourquoi ? La publicité, en général, n'évoque le manque d'être que pour proposer l'immé­diate et fallacieuse solution d'un "avoir". Or, de ce point de vue, et malgré sa très grande valeur esthétique, Étoile du Nord est intime­ment liée à cette fallacieuse solution. Il s'agit de se confier à la puis­sance machinique dont le contrôle est précisément signifié par la rigueur extrême de la composition. En revanche, et contrairement au discours publicitaire canonique qui n'évoque le manque que pour le récuser, Savignac, même s'il vante les produits Bic, se moque de sa propre démonstration. En vérité, le graphiste fait plus que nous amuser : sous couleur d'offrir la solution qu'on a dite (le rasoir doit apaiser notre angoisse de présenter sans cesse un visage défait), il creuse sans rémission la distance qui toujours nous sépa­re de nous-mêmes, à savoir celle du sujet confronté à son image et, jour après jour, désireux d'effacer des ans l'irréparable outrage. Si le rasoir est bien à notre portée (on nous le tend d'ailleurs), l'hy­perbole de Savignac est là qui en ruine par excès l'efficace. Sans crier gare, à sa modeste mesure, Savignac sabote malicieusement le code (rassurant) pour laisser place à une parole qui s'invente.
Une objection se précise malgré qu'on en ait : n'y aurait-il pas quelque coup de force à promouvoir l'amusant Savignac au détri­ment du superbe Cassandre (dont les collectionneurs s'arrachent les images)? S'il ne fait aucun doute qu'Étoile du Nord, du point de vue plastique, s'impose infiniment mieux que Des rasages frais du jour, il convient de noter que le placard de Cassandre, qui participe encore de l'esprit du tableau, n'a pas (bien qu'il s'en défendez) tota­lement intégré l'idée que l'affiche est d'abord un art de l'éphémère; que son essentielle fixité, certes, peut être exploitée dans une recherche de l'effet de fascination, mais qu'elle est aussi ce par quoi un certain jeu peut amener le lecteur à devenir actif. En fait, la question se pose de savoir comment Savignac se situe par rapport à la publicité. Il sert - c'est l'évidence - la firme Bic. Mais il s'en sert éga­lement, pour développer quelque chose comme un art de "la poin­te", du fin mot (de "I'à propos" aurait pu dire Baltazar Graciàn). Sous le manteau des tropes, mis au service de la publicité, l'affi­chiste, qui donne libre cours à sa verve, est le frère en poésie des humoristes graphistes qui depuis un demi-siècle s'exercent à cette forme d'art contemporain qu'on appelle l'humour graphique : un art sporadiquement pratiqué par Man Ray, puis systématiquement par les "artistes paniques" Zeimert et Roland Topor, puis Fred, enfin par Folon, Honoré, Piem, Avoine, Leiter, Brito, Gourmelin, pour ne rien dire de Barbe, Serguei, Calligaro, etc. Un art graphique de maintenant dont j'aimerais dégager, dans quelque temps, les contours.

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1. - Il convient de dire que de nouveaux graphistes, ceux, pour parler vite, qui tiennent leurs congrès à Chaumont (où se trouve un musée de l'affiche} travaillent à un renouveau de ce médium. Et que, face à la puissance des affiches des publicitaires, la concurrence est très rude.
2. - Guy Gauthier, "L'histoire entre les lignes : préliminaire pour une étude de l'histoire des signes graphiques", Schéma et Schématisation, 13, Paris, 1930.