Edward Hopper - Nighthawks - 1942, dimensions : 84,1 × 152,4 cm - Art Institute, Chicago. 

I hate diagonals, but I like Hopper’s diagonals. They ‘re the only diagonals I like. - Mark Rothko.

UNE ŒUVRE INTIMIDANTE 
Il y a des œuvres phares qu’on ose à peine approcher tant elles ont suscité de gloses : difficile, une nouvelle fois, de se donner comme objet Le Mariage Arnolfini, Les Ménines ou Olympia (2). En marge de ces œuvres-phares et des commentaires qui les accompagnent, d’autres œuvres (3), bien que constamment reproduites (couvertures de livres ou de magazines, affiches etc.) semblent déconcerter la critique. Nighthawks de Hopper est l’une de ces icônes (4). Est-ce à dire que le relatif silence (5) qui entoure ce célèbre tableau soit d’abord imputable à un effet de mode, frivole, rendant cette huile impropre à la glose ? Nous ne saurions le penser. Nighthawks (et bien d’autres œuvres de cet artiste) est en réalité un objet bien plus intimidant qu’il n’y paraît ; un objet presque tabou : « illustré » en somme bien plus que de raison et dans le même temps, fort modestement étudié. Serait-ce, encore, parce que cette image qui prétend nous parler de la réalité américaine des années quarante- cinquante, « cadrerait » mal avec ce que nous croyons savoir de l’art vivant de l’époque ? Les éléments susceptibles de faire de Hopper autre chose qu’un simple épigone des Européens, uniquement acharné à peindre de nouveaux objets à l’aide d’anciennes recettes, ont-ils un moment fait défaut, aux yeux des spécialistes, français notamment ? Défalcation faite de cette information selon laquelle l’artiste, marqué à jamais par ses anciens séjours parisiens (6), se pensait comme un impressionniste traquant les métonymies idéales de l’American Scene, force est de constater que l’observateur se trouve ici confronté à un effet général d’anachronisme particulièrement déroutant. 
Nighthawks, dont le référent est, au moins pour partie, l’univers du film policier des années quarante (le privé, la séductrice…) se voit pris en charge par un médium (la peinture) et un style (la figuration classique) que notre conception de l’histoire de l’art et nos habitudes de « lectures » font ressortir plus volontiers à la vision du monde d’un Degas par exemple (celui de Femmes à la terrasse d’un café, le soir,1877, et au-delà de toute la figuration figurative des scènes de genre) qu’à celle du cinéma de série B, ou, pour ce qui relève de la photographie, des clichés de Weegee (7), reporter du New York nocturne et interlope. Bien qu’au-delà des Français du Louvre ou d’Orsay, passionnément admirés, Hopper s’inscrive également dans la mouvance moderniste de l’Ash Can School (8), au réalisme social appuyé, on admettra aisément que le parti pris esthétique du peintre fasse figure de provocation tant est fort son désir de ne de s’en tenir aux canons d’un art a priori hors de saison. 
Avec les pictorialistes qui avaient cru devoir en leur temps tenter de prendre son bien au tableau, la preuve n’avait-elle pas été administrée que ces artistes s’étaient momentanément enfermés dans une impasse ? Toutes choses égales, n’en va-t-il pas de même avec Hopper, attaché à maintenir en plein XXe s. une facture radicalement mise en cause par Cézanne ? La vérité oblige à dire, cependant, que la production du peintre américain - Nighthawks, au premier chef - est, en dépit de tout ce qui peut être avancé sur la question, d’une remarquable efficacité : sans doute est-ce un paradoxe, mais cette œuvre, ainsi qu’on va le voir, participe vraiment de l’accroissement de notre connaissance du réel. 
Faut-il considérer, dès lors, cette déroutante efficacité comme ce qui dirait pourquoi les toiles de Hopper s’imposent avec toujours plus de force et pourquoi ces dernières travaillent, conjointement, à neutraliser la critique ? Doit-on penser en somme, que tout se passe comme si le peintre avait pu vérifier, avec les Précisionnistes des années 30, l’idée dérangeante que le réalisme figuratif venu d’Europe pouvait connaître, outre-Atlantique, un destin tout autre que celui qu’on pouvait lui prédire (9)? 

Le réalisme, un anachronisme nécessaire 
On sait que le renouveau de la peinture s’affirmera brillamment (et bruyamment) à New York avec l’expressionnisme abstrait, mais vouloir considérer ce mouvement comme le véritable acte de fondation de l’art américain reviendrait à dire que seuls avaient raison ceux qui, alors, rejetaient le réalisme. Hopper que suivraient le Pop, les Hyperréalistes, Diebenkorn, Katz, Alfred Leslie, Catherine Murphy, Fischl, etc.), signifie au contraire qu’un« Degas américain » n’est pas un Degas ; et qu’il y a là une facilité de langage impropre à faire ressortir ce qu’Office at Night ou Summertime ont d’irréductiblement original. Quoi qu’il en soit, sur la terre puritaine de l’Amérique, si passionnément attachée aux objets fabriqués, aux machines aux villes, et à leurs artefacts, s’appliquer à peindre, ne serait-ce que des plages de lumières sur des murs, revient, non pas à reconstruire des instants fugitifs (ce serait, encore, un regard européen), mais à instaurer (enfin) des coordonnées un tant soit peu fiables dans un espace informe. Point de nostalgie, donc chez l’auteur de Nighthawks qui, s’il oublie avoir mis du temps à oublier son voyage sur le vieux continent (10), prouve magistralement qu’au-delà des académismes, la réinvention du réalisme aux États-Unis fut un moment décisif de l’art de ce pays. Au rebours de Charles Demuth, Elsie Driggs, Charles Sheeler ou de Georgia O’Keeffe (première manière), Hopper se rend à l’idée qu’être de son époque revient en fait à ne pouvoir la représenter que par défaut : un tableau de Hopper est toujours un entr’acte (11). À quoi, il faut encore ajouter que, pour l’artiste, l’impropriété même du médium dont il use (la peinture à l’âge du cinéma) témoigne on ne peut plus clairement de sa situation d’« inadapté », pour ne pas dire d’« exilé ». De fait Nighthawks nous offre un sujet qui n’arrive pas « à prendre », de simples figurines qui sont venues remplacer les figures abandonnées au magasin des accessoires (12). Sans doute le mythe se prolonge-t-il au cinéma avec les stars dont nous parle Edgar Morin (13) et pour qui un simple clignement des yeux peut signifier le basculement d’un destin (14). Sur la toile, en revanche, avec les personnages déprimés de l’artiste, l’imaginaire héroïque se vit sur le registre amer de la « retombée ». Le silence pesant des hommes, à l’opposite de la souveraine retenue des héros des films noirs, est signe d’impuissance. En bref, peindre, pour Hopper (et non photographier ou filmer) est une incongruité nécessaire : la seule technique d’expression possible (avec la gravure) pour dire le désarroi d’un artiste qui, se croyant né pour célébrer, n’a d’autre voie à suivre que celle de s’appliquer à constater. La fixité du médium qui, longtemps, conféra, aux images peintes leur dimension d’éternité (le geste émancipé l’emportait sur le faire) se voit ici coïncider avec le « temps mort », indéfiniment reconduit, celui où la pause ne peut désormais se résorber dans la pose ; ce temps qui, parce qu’on le « tue », fait de l’espace de la toile le champ clos d’une « vitrification ». 

La vitrine 
Sans doute, n’est-ce pas un hasard si Hopper brosse sur plusieurs toiles des magasins vus de la rue avec leurs vitrines (Drug Store, Seven A.M., Early Sunday Morning). Ces dernières, qui rappellent les musées, font de leur transparence même - le degré zéro de la matière (15) - ce par quoi se manifestent ensemble la proximité et la distance, l’intimité et le refus de celle-ci. Nighthawks, à cet égard, allégorise exemplairement l’idée de frustration (sur quoi, d’ailleurs, se fonde la publicité) ; ou si l’on préfère la « collusion visuelle sur fond d’exclusion » (16). Image du conditionnement à tous les sens du terme, cette toile témoigne de la contradiction qui veut que la communication entre les hommes se raréfie, alors que partout les signes de l’immédiateté et de la propitiation prétendent de créer de nouveaux rapports entre les gens. 
Classique en peinture est le procédé qui consiste à inventer des dispositifs grâce auxquels les héros s’arrachent au continuum des phénomènes de la création s’en pour autant s’en abstraire tout à fait. D’une façon générale, l’architecture (couloir, escalier, porte, balcon, etc.) est traditionnellement utilisée comme raccord syntaxique pour que puisse se fonder l’historia (ce qui rattache les uns aux autres). La vitrine (avatar de la fenêtre), aux XXe s. est un de ces artefacts qui, pour que quelques artistes, se hisse au rang de motif symbolique : les Allemands August Macke (17) et Otto Gribel (18), l’Américain Martin Lewis (19), le Français Hélion (20) et d’autres ont peint des vitrines où l’exposition d’objets avait une valeur hautement signifiante. Reste que la « glaciation » à laquelle Hopper se livre fait évidemment de la devanture un motif autrement déterminé. Ces parois de verre qui cloisonnent d’autant plus durement la ville qu’elles sont apparemment pour fonction d’en desserrer les limites ont ceci de caractéristique qu’elles exaspèrent comme jamais les coïncidences sans pour autant favoriser les relations. Pas de circulation d’énergie dans Nighthawks, pas de transitions, ni flux ni reflux, rien que des « mannequins » qui semblent s’être rassemblés pour conjurer le vide qui les entoure. 

Un bout du monde 
S’il convient de reconnaître que l’image du peintre fonctionne, aussi, comme un quasi-document (21), obligation est faite d’admettre qu’au moment où opère l’effet de vraisemblance, une « inquiétante étrangeté » vient en saboter la prégnance. Nighthawks, composé comme le furent tant de toiles pour lesquelles peindre c’était conjoindre « supérieurement » des personnages dans des décors ad hoc s’est changé en cette version pétrifiée et sournoisement parodique du décorum des toiles d’antan. Certes, la ferveur qui conduit Hopper à dépasser l’anecdote pour saisir en elle ce qui ressort au protocole de la représentation (la raideur des personnages touche au cérémonieux) n’est pas en cause. Ce qui l’est, en revanche, c’est la perte du lien qui aurait pu faire de ces figures des êtres de plénitude, « réalisés » picturalement parlant. Hommes et femmes, chez l’Américain, ont beau venir se ranger sur le pas de leur porte, à proximité de quelque fenêtre ou - comme ici de quelque ouverture panoramique, c’est avec eux (et en eux), à chaque fois qu’ils se déplacent ou que se déplace leur propre clôture. La mimesis qui se révéla chez Van Eyck, chez Piero de la Francesca, ou Vermeer, « la forme visible d’une espérance » (22), s’est transformée chez notre auteur en une butée tragiquement aporétique. 
La persistance, à la fin du XXe s., où le présent des formes contemporaines s’affirme par le truchement d’un style toujours classique (en Europe : Avigdor Arikha, Lucian Freud…) nous aide à comprendre en quoi Hopper, qui prolonge à sa façon Giorgio Chirico, produit des images si troublantes : il semble qu’un rien eût suffi (pur fantasme évidemment) pour faire de ces dernières autre chose que des lieux d’emprunt déconnectés d’avec les figures qui le hantent. C’est de ce « rien-là » par où fuit la signification (mais par où revient, si fort les sens) que l’artiste tire une bonne part de sa séduction. Le tableau fait partie des œuvres du peintre où, parce qu’il s’agit d’un édifice représenté par l’un de ses angles extérieurs (comme dans Night Windows ou Corner Saloon), l’artiste nous donne littéralement un bout de monde à voir. Les « bouts du monde » ne sont pas rares dans la peinture ; on peut même dire qu’ils ont souvent fourni des motifs à peindre dans la mesure où, précisément, tout tableau est en soi un objet ultime : l’état final d’une quête qui peut, parfois se thématiser dans le spectacle d’une scène ou le proche et le lointain échangent leurs termes (L’embarquement pour Cythère de Watteau) ou bien, encore, dans le fait que l’artiste - se refusant à toute échappatoire - nous impose la dure réalité du mur maçonné de sa toile (23). Bien que « bout du monde » Nighthawks échappe partiellement à cette symbolique (il peut, quand même, se passer quelque chose !), nous sommes conduits, pourtant, à nous interroger sur la dimension « terminale » de ce cityscape.   
De fait, la toile du maître américain est un espace ultime en ce qu’il est : 1/ le lieu de l’échouage - ce qui reste, ici, de cet élan fondateur ce que fut le Rêve américain. - ; 2/ la circonscription dramatique d’une bulle de lumière au sein d’un univers éteint. Doit-on, en passant, préciser que nous retrouvons ici l’un des mythogrammes de la peinture, à savoir l’image première représentant des silhouettes délinées sur fond d’ombre ? Nighthawks, de ce point de vue, brille de la profondeur des évocations : inquiétante familiarité. Gagnées sur les forces dissolvantes de la nuit, la scène nous parle de notre propre angoisse devant le néant à la lisière duquel nous tentons d’amasser un peu d’être. 
Le peintre a produit, on le sait, quelques célèbres scènes nocturnes, mais jamais, sans doute n’est-il arrivé là où se réunissent si intimement l’écran du spectacle et le dispositif scénographique, chargé, par contraste, d’en exalter l’éclat. Car s’il est question d’une quasi-scène, celle-ci est appréhendée, sinon sur le mode du secret ou de l’énigme, du moins sur celui de l’enveloppement. Il a fallu aller, jusque-là, faire ce chemin dans la ville, en creuser les ombres glauques (superbement rendues par les verts et les tons rouille) pour capter une telle lueur. Youssef Ishagpour (24) écrivait : «… le monde ne redevient visible pour nous, depuis les peintures pariétales, qu’à la condition de ce retrait dans la profondeur de la terre, dans la chambre noire, loin du donné de la visibilité immédiate. Et, pareillement, de son aptitude à nous faire remonter du fond de la toile-psyché (la ville enténébrée fait également office de toile obscure), la terrible révélation du solipsisme qui nous ronge. Voyez la femme, le regard fixé sur ses ongles. En congé des corps regroupés dans cette lumière d’aquarium, les esprits ne cessent (si l’on ose dire) de battre la campagne. 
Ce bout du monde est aussi, paradoxalement, un carrefour, c’est-à-dire un lieu topologique, comparable en cela au subjectile dur lequel convergent (ou à partir duquel divergent) les lignes et masses susceptibles d’en caractériser la densité. Souvent assimilé à un reflet idéalisé, le tableau va se caractériser des siècles durant comme l’espace d’une syntaxe où la coïncidence des parties se résout en accomplissement (25). Et parce qu’il s’agit d’un coin de rue (il n’en manque pas chez Hopper), Nighthawks porte naturellement en lui cette valeur conjonctive. Or le peintre a voulu que la rencontre des deux protagonistes principaux (le rouge et le bleu) n’en soit pas tout a fait une. À l’instar de Nathalie Heinich qui, décrivant tel photogramme, voyait dans la position des héros mis en présence l’un de l’autre l’interminable distance les séparant du baiser final (26) on dira que le couple du bar reste d’autant plus clivé que, dehors, les chemins de rencontre demeurent désespérément in-empruntés. À la jonction des deux rues, c’est-à-dire à un point de croisement, ce topos des possibles, ce coffee shop n’est qu’une « marge » aurait dit  Mandiargues (27) : l’espace d’une digression par quoi Hopper nous signifie que, par  définition « hors sujet », ses personnages n’habitent qu’un habitacle ; en aucun cas un un vrai lieu (pas de fauteuils, par même de chaises, seulement des tabourets alignés). En somme, face à une peinture où ce que l’on appelait autrefois « le tout ensemble » se donne comme proprement subverti : la composition (invention et disposition) qui travaillait à installer le sujet du tableau à demeure est ici ce par quoi les figures manquent d’assiette. 
Il fallait donc, sans doute que Hopper s’inscrivît, contre vents et marées dans la veine réaliste, pour traduire à quel point la « convenance », qui faisait, autrefois, des hommes et des lieux une situation digne d’illustration, n’est plus, qu’une fiction creuse ; l’unique repère, parfois béant en regard duquel ses créatures, fatiguées, nourrissent leur névrose. 

Le noir et le blanc  
À cette sorte d’anachronisme qui pousse Hopper à peindre une scène de film au moyen d’un pinceau (28) s’ajoute le fait que l’Américain a choisi de colorer - il peint ! - un plan que, d’une certaine manière (et pour peu que nous soyons cinéphiles), nous fantasmons en noir et blanc. Les fantômes de Humphrey Bogart et Laureen Bacall (ou de Jean Harlow) hantent cette image. Cet étrange effet qu’on rapprochera du phénomène selon lequel les eaux fortes de l’artiste - Night in the Park, Night Shadows ou Evening Wind s’émancipent des simplifications chromatiques typiques des travaux alimentaires de Hopper (29), nous fait comprendre qu’avec Dawn in Pennsylvania, Summer Evening et Nighthawks, la couleur s’est  ouverte aux territoires que cette dernière avait pu tenir forclos. Il y a dans Nighthawks un tel contrôle de jeux de lumières (voyez la découpe homothétique des stores du premier étage du bâtiment du fond ou encore l’« assourdissement » des ouvertures, perçues en transparence derrière la fenêtre arrière du bar), que, pour un peu, ne compterait plus que les valeurs telles qu’elles se déclinent dans les etchings. Des verts, des bruns ocres et des jaunes acides traduisent miraculeusement l’irréductible part de blancs blafards et noirs profonds que The Big Sleep ou The Maltese Falcon, par exemple, pouvaient offrir au spectateur. Se rappelant, toutes choses égales, le cinéma de son enfance, Sartre n’avait-il pas eu ces mots : « j’aim(ai) le cinéma jusque dans la géométrie plane. Du noir et blanc, je faisais des couleurs éminentes » (30). 
L’univers du cinéma des années quarante, qui n’en est pas encore au technicolor, nous apparaît soudain « revisité » (faut-il dire « colorisé » ?) ; comme si les doubles du monde, amenés au niveau de la fiction, étaient à peine moins fabriqués que l’univers de celluloïd des movies. Une attention particulière, à ce sujet, doit être portée au couple de Nighthawks, dans la mesure où la femme et l’homme rêchement dessinés par les aplats peu modulés d’une pâte, sans reste, en bref semblables à des masques qui exposeraient crûment leur maquillage sous l’éclairage tombant des cintres, avaient pour fonction de nous faire admettre que l’univers entier n’existe qu’en tant que simulacre. Les paupières fardées de la fille qui baisse les yeux, et que Hopper a rendues de si adroite façon sont au visage du personnage ce qu’en vérité la peinture est à la toile dans son ensemble : un cosmétique chargé d’instaurer les signes d’une lisibilité sans aspérité. Aussi le couple (mais c’est aussi vrai des deux autres figurants) se trouve-t-il campé dans un dispositif contrôlé du tout au tout. Rien, en effet, qui soit à sa place dans Nighthawks, où les êtres et les choses seraient des constituants sui generis capté sur le vif. 
De l’autre côté de la rue, Hopper a peint un magasin à l’intérieur duquel une caisse enregistreuse luit comme un spectre sur la plage noire qui lui sert de fond. Solitaire, l’appareil vaut sans doute pour la « rime » qu’il instaure entre lui et les machines à café du bar, mais surtout pour l’ironie qui veut que la caisse enregistreuse meuble son propre espace selon un mode comparable à celui dont les « rôdeurs de nuit » qualifient le leur. Autrement dit, Edward Hopper réussit ce tour de force de faire en sorte que ses personnages soient partie prenante du décor. Les Nabis (Bonnard, Vuillard, Vallotton) avaient peint leurs proches en symbiose avec l’environnement familier de ces derniers (sofas, pianos, bibliothèques, tables de couture, papier peint, etc.). Femmes et enfants, en particulier, ne détachaient qu’à peine sur leurs toiles tant était agglutinante la vision de ces artistes soucieux, avant tout, de rendre l’âme des maisons qu’ils habitaient, littéralement imprégnées de présences aimées. Tout autre est la relation qu’entretiennent les figures réifiées de l’Américain avec les objets censés leur servir de cadre puisqu’on a compris qu’il est question de conjurer la chosification qui gagne (31). De ce point de vue, outre les baies déjà citées, Nighthawks renvoie irrésistiblement à l’esthétique « détachée » des photos de plateau ; esthétique qui renvoie à son tour, à l’économie synthétique et stéréotypée des affiches de film.   

Travelling 
Plus que les films eux-mêmes, c’est le cinéma en tant que visée ou que reconstruction de l’univers, qui imprime à l’œuvre de Hopper sa dimension si particulière. Ne dirait-on pas que Nighthawks a été brossé par un metteur en scène avant de réaliser son décor grandeur nature ? À ceci doit être ajouté le fait que les liens étroits entre l’artiste et les movies (qu’il fréquentait lorsqu’il était las de peindre) s’actualisent dans sa toile au point d’en faire le plus idéal des écrans. Quoique non conformes aux dimensions standard des images projetées d’alors (32), le tableau d’Edward Hopper se présente comme un cadrage que la saisie en amorce de ce shop around the corner nous fait assimiler au champ d’une caméra pivotante. Avançant résolument ses diagonales dans l’épaisseur d’un lieu qu’il contribue à prendre en écharpe, le bar taille dans la nuit une forme telle qu’il semble que Hopper veuille nous introduire par la bande au plus près de son monde. L’artiste, qui fait mine d’ouvrir sur une fiction déjà commencée (les obliques qu’on dites ont plus que mordu dans le vif de ce qui pourrait être le sujet), installe le lecteur/sprectateur dans une position singulière : il s’agit pour lui de mesurer comment l’effet de récit s’articule ici sur un véritable déploiement de l’image. Tandis qu’à l’arrière-plan, l’immeuble descend lentement le long de sa ligne de fuite, le coffee shop venu à sa rencontre marque une forte avancée de ce dernier ; avancée dont on dira qu’elle symbolise le jeu des surfaces coulissantes  ou de « grilles » (33) auquel Hopper ne cessera jamais de se livrer (le croisement des diagonales divise le tableau en deux parties égales à la seconde verticale du H de « Phillies »). À l’instar de Windows in the night, de Manhattan Brigde Loop, ou de New York Office, Nighthawks dit le frôlement ou plutôt le glissement le long des murs de la cité, le déroulement silencieux de l’incessant ruban de représentations qui viennent à la rencontre de ce lécheur de vitrines. Nighthawks a cet égard est un montage de quadrilatère patiemment bricolés où seraient venus se piéger les formants d’une histoire improbable, et dans le moule de laquelle, nous voulons reconnaître les acteurs d’une série B. 
Le tropisme qui veut que Hopper ne cesse de longer le monde comme on passerait en revue, un peu mécaniquement, des théories de façades venues faire la haie, a pour conséquence, lorsque la toile s’y prête, de transformer ses cityscapes en storyscapes (34). Car c’est du dehors que l’artiste nous livre ses images lacunaires. Degas, Caillebotte ou Zandomeneghi, fidèles à un certain art de la fragmentation (partiellement renforcé par le renforcé le japonisme (35), nous avaient offert des visions décentrées mais toujours intelligibles. Hopper procède fort différemment, qui ne peint que des figures et des décors bien charpentés (on dirait des maquettes) mais rétifs à la « récitation ». À l’exemple de The house by the Railroad, Nighthawks se livre à nous comme une image à la fois intercalaire (entr’apercue) et définitive, paradoxalement installée à demeure et pour cette raison obsédante. Nighthawks, dans cette optique, travaillerait donc à l’élargissement par la peinture du champ de la représentation. Par ou le réalisme américain donne une nouvelle fois sa spécificité. 
L’angle sous lequel nous observons cette vie « coite », « re-marquée » par le triangle jaune vif situé à l’aplomb des personnages, instaure un décalage (36) grâce auquel l’image peinte, qui diverge du plan du tableau, s’instaure en vision : ce décalage dont profite le spectateur pour mesurer en quoi Nighthawks se veut une doublure à peine décalée de la vie quotidienne, a suffi pour que le dispositif de l’artiste se fasse instance d’évaluation. De fait, la baie vitrée du café se présente à la fois comme un mur transparent et un tableau en abîme. Le spectateur qui balance entre image instaurante et image instaurée trouve ainsi son alter ego dans l’homme assis représenté de dos mais qui fait face au couple, comme nous faisons face, nous-mêmes, à l’œuvre. Les tableaux ont toujours regorgé de ces figures tierces, qui un peu à l‘écart du propos des toiles, et représentés en tant qu’« assistants », remettent « la scène » à sa place. Spectacle d’un spectacle. Mille exemples pourraient être mobilisés, dont il serait facile de montrer que comparses, témoins, serviteurs, gardes ou lieutenants n’ont été introduits dans l’historia qu’à seules fins de créer les conditions psychologiques et plastiques de son « retentissement ».Toutes choses égales, l’homme relégué au bout du « zinc » n’oppose l’impénétrable inertie de son être-là qu’afin de faire valoir, par contraste, l’homme et la femme, devant lesquels le garçon s’affaire, et qui semble faire acte d’allégeance.

 

John Sloan (“Ash Can School”), Movies Five Cents, 1907. 
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1. - Texte paru dans Américônes, éditions de L’ENS de Fontenay/Saint-Cloud, 1997, sous la direction de Marc Chénetier. 
2. - Parmi les grands textes écrits sur la grande peinture, citons : Jean Lancri Essai sur la main d’Olympia, La part de l’œil, 10, Bruxelles 
3. - Par exemple, Nu descendant un escalier de Duchamp, La condition humaine de Magritte. 
4. - Nighthawks, Les rôdeurs de nuit, est le plus célèbre des tableaux de Hopper. 
5. - cf. Hopper, Lloyd Goodrich, ed. 1989, Yves Bonnefoy, La photosynthèse de l’être, Adam Biro, Jean-Paul Hameury, Hopper, Folle Avoine, 1992. 
6. - Hopper séjourne trois fois en Europe, 1906,1909, 1910. 
7. - Sur le NY de Weegee, collection Photopoche, 21, CNP. 
8. - L’ Ash Can School (ou École des huit) vers 1908 (leur chef de file est Robert Henri). Hopper en fit partie. 
9. - Que penser aujourd’hui du travail d’Avigdor Arikha, grand peintre réaliste français ? 
10. - « À mon retour, tout me paraissait grossier. Il me fallut dix ans pour me remettre de l’Europe »,  cité par Gail Levin en 1981. 
11. -  Des tableaux de Hopper sont explicitement des entr’actes. 
12. - À preuve, dans Gas, la figure de Pégase est celle d’une publicité. 
13. - Edgar Morin, Les stars,  Paris, 1957. 
14. - Barthes, “Puissance et désinvolture”, Mythologies, Paris, 1957. 
15. - L’expression est de Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris 1968. 
16. - Baudrillard, op.cit
17. - August Macke peint en 1917, Magasin de modes
18. - Otto Griebel peint en 1923, Étalages de modes bon marché
19. - Martin Lewis peint en 1930, Peaux de léopard
20. - Hélion peint en 1951, La grande mannequinerie. 
21. - Ce coffee Shop aux dires de K. Kuh serait “on Greewich Avenue, where two streets meet”. 
22. - L’expression est de Y. Bonnefoy. 
23. - Voir le catalogue de Arikha, Hermann, 1985. 
24. - Youssef Ishagpour, Le cinéma, Paris 1996. 
25. - Nombre de tableaux sont en vérité des carrefours. 
26. - Nathalie Heinich, Les cahiers du cinéma, hors série 2, 1978. 
27. - Titre d’un titre de Pyere de Mandiargues, La marge
28. - Nous sommes proches de la thématique de la salle de projection explicitement traitée par New York Movie. Voir aussi John Sloan (du Groupe des Huit), Movies, five cents. 
29. - Les travaux alimentaires de Hopper sont d’excellentes qualité, cf. Gail Levin, Hopper as an illustrator
30. - J.-P. Sartre, Les mots
31. - Cremonini peint, lui aussi, la réification entre les personnages et leur environnement. 
32. - Le format de Nighthawks annonce les formats contemporains. 
33. - Rosalind Krauss, Grilles, Communications 34, Paris, 1981. 
34. - Le mot est de Bonnefoy, op. cit. 
35. - cf. Kirk Varnadoo, Au mépris des normes, Paris 1990. 
36. - Sur le tableau dans le tableau, cf. Pierre-Fresnault, De la salle à la scène et retour, in Cadres et Marges, colloque sous la direction de B. Rougé, Pau, 1993.